Don't cry for me Mesopotamia (Angry Arab)
Al Akhbar publie aujourd'hui un dessin d'Angel Boligan, illustrateur cubain pour le quotidien mexicain El Universal. Angel Boligan jouit d'une notoriété mondiale. Une recherche sur Google vous permettra de trouver d'autres illustrations.
Professeur de sciences politiques, As'ad Abu Khalil livre à chaud ses commentaires sur l'exécution de Saddam Hussein sur son blog, Angry Arab News Service. Voici une traduction de ce billet. Le lecteur voudra bien m'excuser les lourdeurs de la traduction: Angry Arab écrit dans un style très «parlé» (en anglais américain) difficile à rendre, et par ailleurs a des expressions propres qu'il utilise systématiquement dans un effet humoristique de dérision (par exemple, le gouvernement irakien est toujours associé au terme puppet).
Don't cry for me Mesopotamia: pas de larmes pour SaddamÉlément d'information anecdotique. L'exécution de Saddam Hussein a eu lieu le jour de l'Aïd El-Kebir. D'après la liste des 1057 exécutions aux États-Unis depuis 1977, aucune exécution n'a eu lieu à Noël (ni le 24, ni le 25). Une seule exécution (28 décembre 1984) a eu lieu pendant la semaine de Noël.
Une fois de plus, l'administration Bush apparaît stupide exactement au moment où elle pense se montrer intelligente, ou au moment où elle pense qu'elle agit de manière stratégique.
Saddam Hussein n'était pas le tyran typique: il n'était même pas un idéologue cohérent – contrairement à ce que ses partisans aimeraient croire. Saddam changeait de positions et d'opinions, en fonction des intérêts de son régime tyrannique. Il a flirté (et plus que flirté) avec les États-Unis et Israël pendant la plus grande partie des années 80. Il était un païen et un athée dans les années 70 – vous pouvez le constater en consultant les biographies autorisées de cette époque (Iskandar, Matar, etc.) – avant de découvrir la piété après sa défaite en 1991 – voir mon article dans le journal Muslim World dans lequel je compare Nasser après sa défaite de 1967 et Saddam après celle de 1991, et où j'explique comment ils ont tous les deux introduit la religion et la Jabriyyah dans leur pensée politique [NdT: As'ad Abu Khalil, «Al-Jabriyyah in the Political Discourse of Jamal ‘abd al-Nasr and Saddam Husayn: The Rationalisation of Defeat», Muslim World, LXXXIV:3-4 (juillet-août 1994), p. 240-257.]
Mais une chose n'a jamais changé à son sujet: sa profonde jalousie pour Nasser, et sa profonde ardeur à rivaliser avec lui (de la même façon, cette profonde jalousie caractérise l'attitude de Walid Joumblat à l'égard de Hassan Nasrallah). Cependant, il n'avait aucune des qualités de Nasser: il ne menait pas une vie personnelle modeste, pas plus que les membre de sa famille – pour le dire de manière modérée – et il n'avait aucun des talents oratoires de Nasser.
Saddam devait payer pour obtenir des soutiens en dehors d'Irak; Nasser n'a jamais eu à débourser un mallim. L'éditorialiste libanais Samir ‘Atallah raconte l'épisode d'un journaliste arabe visitant Saddam pendant les années difficiles de la guerre Iran-Irak. Pendant que le journaliste était dans le bureau de Saddam, une énorme explosion s'est fait entendre, et cela a fait vibrer tout le bâtiment dans lequel ils se trouvaient. Saddam n'a pas bougé et n'a montré aucune émotion. Il s'est ensuite tourné vers le journaliste et a demandé: «Pensez-vous que Nasser se serait montré aussi calme?», ou quelque chose dans ce genre.
Le peuple irakien a bien évidemment le droit, s'il le désire, de décider d'une punition de Saddam pour ses crimes contre les irakiens (et d'autres). Mais l'exécution a été ternie par un certain nombre de questions qui vont se retourner par la suite contre le gouvernement de marionnettes en Irak et contre ses soutiens américains.
1. L'intégralité des processus légaux et politiques en Irak, y compris les élections hebdomadaires ou mensuelles, ne sont pas légitimes tant que la présence des occupants américains se prolonge. Toute la journée, les propagandistes de l'administration ont insisté sur le fait qu'il s'agit d'une décision irakienne. Ouais, c'est ça. Cette année, les officiels-marionnettes irakiens, y compris le précédent Premier ministre-marionnette, ont admis que le Premier ministre au pouvoir en Irak ne pouvait donner une mission à un policier sans l'autorisation des occupants américains. Et ils voudraient maintenant nous faire croire que les Irakiens ont agit de leur propre chef, comme s'ils en avaient la possibilité.
Et quant au moment choisi: il n'a pas été dicté par des calculs américains? Et l'Irak n'est-il pas censé être souverain et indépendant? Et les 140000 soldats américains ne sont-ils pas là que pour les besoins du contrôle du trafic routier dans le pays? Que ce soit pour des élections ou des procès, ces processus ne sont ni légitimes ni valides sous occupation étrangère, et certainement pas aux yeux de l'opinion publique arabe.
2. Le procès lui-même, comme tout ce que les États-Unis ont géré en Irak, a été un gâchis. Si le but des occupants américains était de montrer aux Arabes un processus juridique et une cour se comportant de manière différente de ce qu'ils ont dans leurs propres pays, alors les États-Unis ont échoué lamentablent, tout comme ils ont lamentablement échoué à traduire dans les faits la rhétorique de leurs promesses vides. Le procès a été, en fait, aussi parodique et aussi manipulé politiquement que les procès dans les pays arabes voisins. Des changements de juges (et qu'a-t-il bien pu arriver au juge qui a disparu dès qu'il a affirmé pendant le «procès» qu'il ne considérait pas Saddam comme un tyran?), au choix de ses crimes – dans le but clair d'éviter aux pays du Golfe, à l'Europe et aux États-Unis l'embarras de devoir expliquer leur soutien aux crimes de Saddam pendant les années de la guerre Iran-Irak. C'est la raison pour laquelle c'est Dujayl – parmi tous ses crimes – qui a été choisi. Et remarquez comme le procès d'Anfal a été précipité pour éviter d'établir le lien avec ses autres crimes durant cette période.
3. La décision d'exécuter Saddam va aggraver les tensions confessionnelles dans la région. Sistani a même été obligé de changer le jour de l'Aid Al-Adha. Même l'Aid peut être modifié par le plus lâche des prêtres – qui était lâche sous Saddam et qui est lâche sous occupation américaine.
Bien sûr, rien de tout cela n'était inévitable. En d'autres termes, si les marionnettes du gouvernement irakien n'employaient pas des méthodes aussi clairement confessionnelles – de la même façon que l'occupation américain a clairement tenté d'utiliser et d'exploiter, sans succès, les différences confessionnelles en Irak – le peuple irakien aurait pu se rassembler pour condamner les crimes de Saddam et accepter un procès équitable et légitime. Mais les gouvernements chiites sectaires successifs de l'Irak occupée, et leurs milices chiites sectaires, ont rapproché de nombreux sunnites d'Irak de Saddam. Et le soutien que le gouvernement de marionnetes d'Irak reçoit de la part de l'Iran et du Hezbollah – ouvertement ou pas, ça n'a pas d'importance – ne sert qu'à renforcer la composition confessionnelle du gouvernement de marionnettes au pouvoir. L'exécution apparaîtra comme une décision sectaire et non comme une décision politique ou légale, comme cela devrait être le cas, parce que le gouvernement au pouvoir (a) s'appuie sur une armée d'occupation étrangère, (b) parce qu'il emploie des escadrons de la mort de nature confessionnelle qui tuent des sunnites irakiens et des Palestiniens, (c) parce que ces escadrons de la mort sont inspirés par un (pas du tout) Grand Ayatollah qui n'a quitté sa maison qu'une fois en six ans. Al Arabiya (une arme virtuelle au service de l'appareil de propagande de l'occupation) a pensé qu'il était intelligent de demander à un prêtre chiite d'apparaître en premier pour louer l'exécution. Mais ce prêtre est justement connu pour être un propagandiste de l'occupation.
4. Cela ne va pas marquer la fin du parti Baas. En fait, le parti baassiste irakien est débarrassé de son passif le plus encombrant. Maintenant, malheureusement, le Baas peut se réunir et ré-émerger sans avoir de comptes à rendre pour les crimes de Saddam. Maintenant ils peuvent prétendre qu'ils ne savaient pas, qu'ils n'ont pas donné d'autorisation – que c'est entièrement de la faute de Saddam et de ses deux fils, qui sont désormais tous morts. Le parti Baas va revenir, de la même manière que les talibans semblent revenir – encore un signe de l'échec de la doctrine Bush. Aucun des buts de la doctrine n'a été atteint, et aucun ne le sera. Et le parti Baas, je l'ai toujours expliqué, est aussi brutal dans la clandestinité que lorsqu'il est au pouvoir.
5. Les régimes arabes sont plus à l'abri qu'ils ne l'ont jamais été – pas contre leurs propres peuples (qui soit dorment, soit sont outragés par des caricatures danoises) – mais contre la colère des États-Unis. Tous les régimes arabes savent maintenant que l'option d'une nouvelle guerre américaine contre un autre régime arabe est écartée pour une longue période. Cette option a été annihilée par la stupidité de cette administration, et par les erreurs abyssales de la doctrine Bush. Les régimes arabes sont maintenant confortés dans leur idée que les États-Unis vont recourir à des menaces, mais à des menaces d'une autre sorte. Cela explique le ton confiant depuis quelques temps des régimes iranien et syrien.
6. La valeur des marionnettes américaines à Bagdad a, d'une manière bizarre et malheureuse, augmenté la cédibilité de Saddam aux yeux de certains Irakiens et d'encore plus d'arabes non Irakiens.
7. Des attaques de rétorsion seront planifiées et exécutées, en Irak et au-delà. L'exécution de Saddam sera perçue, aussi bien par les baassistes que par les non baassistes, comme l'assassinat d'un «leader» et sera utilisée pour justifier l'assassinat de dirigeants au Moyen-Orient, surtout ceux qui sont proches des États-Unis.
8. Les gens dans la région se souviendront de Saddam avec nostalgie parce que les dirigeants arabes sont maintenant de plus en plus soumis et dociles au tandem États-Unis/Israël, et c'est de ses fanfaronnades et son emphase qu'on se souviendra.
9. C'est le signe que l'administration Bush n'a plus rien à offrir d'autre que la même vieille formule. Je suspecte qu'un esprit brillant à la Maison blanche a eu l'idée de l'exécution dans l'espoir que cela galvaniserait l'opinion publique américaine – ils ne pensent pas plus loin que cela.
10. Cela pourrait être un signe que les États-Unis sont prêt à se retirer d'Irak. Cela pourrait être une façon de resserrer les boulons avant de partir; ils essaieraient ainsi d'être certains que Saddam ne sera plus là après leur départ.
11. C'est justement parce que Saddam était un tyran tellement brutal qu'il méritait d'être jugé dans un procès réel et légitime, où un gouvernement non-confessionnel aurait pu lui faire rendre compte de ses crimes. Mais cela ne pouvait pas arriver avec un gouvernement de marionnettes sectaires soutenu par les occupants étrangers.
12. Je suis personnellement très heureux du fait que Saddam ne pourra plus produire de romans et de poésie. (Je n'arrive pas à croire que `Abdul-Bari `Atwan, dans son hommage hagiographique – grotesque – à Saddam, ait pu qualifier aujourd'hui ses élucubrations pendant le procès d'«éloquentes»!)
13. Je ne suis pas content du traitement qu'en fait Al Jazeera aujourd'hui. C'est beaucoup trop sombre et trop mélancolique, et ils ont passé sans interruption une déclaration du neveu de Saddam, toute la journée, de la même façon que la couverture par Al Arabiyya est beaucoup trop enthousiaste et mensongère dans sa volonté de masquer les aspects confessionnels dans la perception de l'exécution (qui est perçue comme un acte des milices kurdes et chiites, soutenues par les États-Unis, contre un «sunnite»). N'est-il pas ironique qu'Al Arabiyya mette en avant des voix chiites pour légitimer l'exécution, le jour même où un dignitaire wahhabite en Arabie Saoudite a officiellement proclamé l'infidélité des chiites?
14. L'histoire contemporaine de l'Irak va continuer à être sanglante.
J'avais à l'époque demandé à mon professeur, Hanna Batatu (cherchez les archives de mon site pour retrouver mon billet sur son excellent livre sur l'Irak [NdT: ou consultez sa fiche sur Wikipedia]) pourquoi il avait tant tardé à écrire un livre sur l'Irak. Il m'avait répondu que quand il avait terminé son analyse, il était prêt à la transformer en livre. Mais que le bain de sang du début des années 1960 et la pendaison des communistes aux poteaux électriques par les baasistes l'avaient amèrement affligé. Il n'arrivait plus à retourner à ses notes, m'avait-il expliqué.
Je conseille par ailleurs la relecture du billet d'Obiter Dicta (le blog d'Ibn Kafka, encore plus pertinent qu'à l'accoutumée, puisqu'il est juriste) suite à la condamnation de Saddam Hussein. Billet qu'il compléta d'un second article sur le sujet, après la lecture d'un rapport de Human Right Watch.
Bien que partageant globalement les commentaires de ces deux sites, je dois cependant préciser que, contrairement à leurs auteurs, je suis abolitionniste. Posture d'autant plus courageuse de ma part qu'ici en France, la peine de mort est déjà abolie. On pourra lire dans la brève du Figaro annonçant l'exécution:
Le conseiller national irakien à la sécurité, Mouaffak al Roubaï, a déclaré que le condamné à mort était apparu comme un «homme brisé».Ce genre de considérations navrantes me semble indissociable de la pratique de la peine de mort. Les Irakiens méritent la justice; on leur donne un spectacle de cirque.