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22 octobre 2007

Mines françaises en Algérie

Avant-hier, une dépêche de l'AFP annonce:

La France remet les plans des mines posées aux frontières est et ouest

La France a officiellement remis samedi à l'Algérie les plans de pose des mines placées par l'armée française aux frontières est et ouest du pays durant la guerre d'Algérie (1954-1962).

«Le Général Jean-Louis Georgelin, Chef d'État Major des Forces Armées françaises, a officiellement remis à son homologue algérien, le Général de Corps d'Armée Ahmed Gaïd Salah, les plans de pose des mines placées le long des lignes “Challe” et “Morice” par l'Armée française entre 1956 et 1959», selon un communiqué de l'ambassade de France à Alger transmis à l'AFP.

La remise de ces plans, réclamés par Alger «marque la volonté des autorités françaises de progresser pour lever les obstacles hérités du passé et leur souhait de bâtir des relations de confiance avec l'Algérie», a ajouté ce texte.

Le général Georgelin, arrivé mardi à Alger pour une visite officielle de quatre jours, a réitéré à son homologue algérien «la disponibilité de l'armée française à approfondir la coopération militaire entre les deux pays», selon la même source.

La Ligne Morice, du nom du ministre français de la Défense André Morice, constituée de barbelés et de mines, surveillée en permanence, a été construite à partir de juillet 1957, le long des frontières de l'Algérie avec la Tunisie et le Maroc.

Longue de 460 km à la frontière tunisienne et de 700 km avec le Maroc, la Ligne Morice a été partiellement doublée par une autre ligne, dite Ligne Challe du nom du général Maurice Challe, commandant en chef en Algérie de 1958 à 1960.

Ces deux lignes étaient destinées à empêcher les infiltrations de combattants de l'Armée de libération nationale (ALN) du Maroc et de la Tunisie.

Selon Alger, 3 millions de mines antipersonnel sur les onze millions implantées par l'armée française lors de la guerre d'Algérie sont encore enfouies le long des frontières est et ouest de l'Algérie.

La presse algérienne rapporte régulièrement des accidents provoqués par ces mines et touchant des bergers ou des enfants.

L'Algérie a signé, le 3 décembre 1997, la convention d'Ottawa sur l'interdiction de l'emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction. Elle l'a ratifiée le 9 octobre 2001.
La nouvelle est d'une telle importance qu'une dépêche Reuters est publiée sur le même sujet aujourd'hui (vous pouvez sauter cette partie, c'est la redite de la précédente):
La France révèle ses champs de mines de la guerre d'Algérie

ALGER (Reuters) - La France, soucieuse d'améliorer ses relations avec l'Algérie, a remis aux autorités algériennes les plans des mines enfouies à l'époque de la guerre d'indépendance (1954-1962).

L'armée française a disséminé des mines antipersonnel aux frontières Est et Ouest de l'Algérie pendant la guerre de libération pour empêcher les combattants du FLN d'attaquer les forces françaises à partir de leurs bases en Tunisie et au Maroc.

Ces plans des mines enfouies entre 1956 et 1959 ont été remis par le chef d'état-major interarmes français, le général Jean-Louis Georgelin, actuellement en visite en Algérie, a précisé l'ambassade de France.

«Cette décision, qui était attendue par l'Algérie, marque la volonté des autorités françaises de progresser pour lever les obstacles hérités du passé et leur souhait de bâtir des relations de confiance avec l'Algérie», a expliqué la mission diplomatique dans un communiqué.

Selon Alger, qui réclamait ce geste depuis longtemps, les militaires français ont enfoui environ trois millions de mines antipersonnel dans le sol algérien.

«Avec la remise de ces plans, la France de Nicolas Sarkozy tente (...) de lever les obstacles nombreux qui entravent les relations algéro-françaises», écrit pour sa part l'influent quotidien El Watan. Le journal assortit son commentaire d'un dessein humoristique où une victime algérienne d'une mine affirme «Ca, il aurait fallu le dire 45 ans plus tôt».

Le chef de l'Etat français est attendu en décembre en visite officielle en Algérie. Son homologue algérien, Abdelaziz Bouteflika, a invité à plusieurs reprises la France à faire acte de repentance pour «les crimes commis pendant la période coloniale.»
Les deux dépêches circulent largement dans les médias français et algériens. Je les ai trouvées sur une quarantaine de médias en ligne.

Certains médias algériens jugent, légitimement, ce geste extrêmement tardif. Sur algerie-dz, s'inspirant d'un article du Quotidien d'Oran, on peut lire:
Déjà en 2005, à l’occasion de la cérémonie de clôture de l’opération de destruction du dernier lot de stock algérien de mines antipersonnel qui s’était déroulée à Hassi Bahbah, le président de la République avait dénoncé le passé de la France coloniale eu égard au nombre important de mines antipersonnel et de mines en général qui ont été semées à travers le territoire national, regrettant par la même occasion le fait que «la France n’ait pas daigné nous fournir la cartographie à même de faciliter le déminage de ces régions».
La nouvelle république reprend à son compte l'expression du Président:
Quarante-cinq ans après l'indépendance de notre pays, et après tant d'années de vaines sollicitations, d'attente injustifiée et injustifiable, l'armée française a enfin daigné remettre à l'état-major de l'ANP le plan des mines antipersonnel posées par l'armée coloniale française autour des deux lignes électrifiées Challe et Morice de sinistre mémoire.
El Watan, en février 2006, indique:
M. Bouteflika avait stigmatisé le refus de Paris de donner les cartes des champs de mines implantés dans les frontières (lignes Morice et Challe).
De quoi parle-t-on ici? Il me semble qu'un minimum de précision s'impose, sauf à vouloir multiplier les commentaires sans intérêt ou faciliter les manipulations politiciennes. Loin de moi l'idée de défendre le passé colonial français, et encore moins la dépose, par la France, de millions de mine en Algérie, mais il me semble intéressant d'indiquer ce qui suit.

Sur le site de la Campagne internationale contre les mines, on pouvait ainsi lire, concernant l'Algérie (la dernière mise à jour de ce document remonte à 2003, et il est classé dans une rubrique intitulée «1999»):
À la fin de la guerre d'indépendance algérienne, l'Armée a déployé un effort considérable de déminage des régions infestées de mines. La responsabilité des programmes d'enlèvement des mines incombe toujours à l'Armée. L'Armée a reçu de la part de la France des cartes indiquant les zones minées. Les zones minées représentent souvent des endroits désertiques inhabités ou des régions montagneuses d'accès difficile.
(La mention «d'accès difficile» n'excuse pas grand chose, le même document indiquant par la suite que le nombre de victimes des mines se situe entre 3000 et 40000 morts.)

Sur le même site algerie-dz, qui indique aujourd'hui que «la France n'a pas daigné...», on pouvait lire en novembre 2004:
Au lendemain des accords d’Évian, l’Algérie avait reçu de la France des tonnes d’archives concernant les champs de mines aménagés le long des lignes électrifiées plantées le long des frontières.
Sur le site de Maroc Hebdo, un article d'Abdellatif El Azizi indique:
Les estimations du nombre de mines au Sahara varient de 200 mille à 10 millions. Le Polisario qui ne produit pas de mines a importé des mines d'Algérie et d’Israël. La MINURSO a confirmé la présence sur le territoire du Sahara de trente-cinq différents types de mines antipersonnel et vingt et un différents types de mines antichars, en provenance de douze pays différents. Au niveau diplomatique, cette histoire de mines est utilisée par les deux parties en conflit. L’Algérie qui est le véritable vis-à-vis du Maroc dans cette histoire de mines s’en est tirée avec une habile pirouette.

Faisant porter le chapeau au Polisario, elle a signé le 3 décembre 1997 la Convention de Maputo sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction. Laissant aux mercenaires de Mohamed Abdelaziz le soin de clamer à tout vent que pour pouvoir signer la convention ils devaient auparavant «accéder au statut d’état souverain». À maintes reprises, des représentants du Polisario sont montés au front pour affirmer qu’ils signeraient et ratifieraient le Traité, s’ils pouvaient le faire! En avril 2000, le patron des mines antipersonnel du Polisario, Dah Bendir, se fendait d’une déclaration qui en dit long sur la volonté des généraux algériens de maintenir la pression sur le Maroc, «Étant données les incertitudes de la situation actuelle, nous ne pouvons nous engager à détruire toutes les mines que nous possédons, car nous pouvons être à nouveau en guerre demain. Mais nous souhaitons nous y engager, dès que le conflit sera définitivement résolu.»

29 septembre 2007

La partition ? Quelle partition ?

C'est une dépêche de l'AFP, titrée: «Le Sénat américain vote en faveur d'un plan de partition de l'Irak».

Oui, frottez-vous les yeux, et relisez bien: «Le Sénat américain vote en faveur d'un plan de partition de l'Irak».

Et, non, aucun média français ne juge cette information suffisamment importante pour la reprendre. (Vérification sur Google News: on ne trouve que la dépêche AFP reprise dans le fil de news du site du Monde.)

Comme, pour ma part, je pense que c'est une information capitale, l'un des scandales les plus importants du moment, je conserve l'intégralité de cette dépêche par-devers moi (c'est-à-dire ici):

Le Sénat américain vote en faveur d'un plan de partition de l'Irak

(AFP) Le Sénat américain a voté mercredi en faveur d'une résolution non contraignante sur un plan de partition de l'Irak, présenté par ses défenseurs comme la seule solution pour mettre un terme aux violences qui secouent le pays.

Par 75 voix contre 23, le Sénat a approuvé le plan, parrainé par le sénateur démocrate et candidat à la Maison Blanche Joseph Biden et qu'il présente comme la clé politique pour permettre un retrait des troupes américaines tout en prévenant le chaos.

Le partage du pays en Etats distincts en fonction des différentes communautés (kurdes, chiites et sunnites) est rejeté par l'administration du président George W. Bush.

Le plan de partition a été élaboré notamment avec l'aide d'un ancien expert de l'administration Carter et ancien directeur du Council on Foreign Relations, Leslie Gelb.

Le chef démocrate du Sénat, Harry Reid, a estimé que «l'adoption de l'amendement Biden reflète l'importante reconnaissance de la part du Sénat que la réconciliation politique doit demeurer l'objectif essentiel des Irakiens».

«La mise en place de la solution politique envisagée dans cette loi aidera à redéployer les troupes américaines de la guerre civile irakienne, combattre le terrorisme plus efficacement et rendra l'Amérique plus sûre», a ajouté le sénateur.

Alors que le vote a réuni plus des 60 voix nécessaires à tout quorum au Sénat - qui compte 100 membres - M. Reid relève que les «sénateurs démocrates ont finalement surmonté les tactiques obstructionnistes des républicains et de la Maison Blanche pour envoyer au président Bush le message qu'il doit de manière urgente modifier la stratégie américaine en Irak».

Plusieurs sénateurs républicains, qui sont en faveur de la stratégie d'envoi de renforts en Irak mais déplorent l'impasse politique entre les chefs irakiens sur le terrain, se sont montré intéressés par le plan.

«Nous sommes en train d'appuyer une stratégie politique défaillante à Bagdad», a notamment regretté le sénateur républicain Sam Brownback, autre aspirant à la présidentielle de 2008 et un des onze cosignataires de la résolution.

Pour sa part, la sénatrice républicaine Kay Bailey Hutchinson a indiqué que cette résolution s'inspirait des accords de Dayton sur la Bosnie, qui ont eu pour effet d'entériner la partition entre les belligérants serbes, croates et bosniaques.

«Ce que nous avons vu en Bosnie est une réduction des tensions à travers la capacité pour les forces de sécurité et les forces religieuses» entre autres de «se gouverner toutes seules», a déclaré la sénatrice.

L'ambassadeur américain à Bagdad, Ryan Crocker, s'est déclaré lors de son témoignage au Congrès ce mois-ci en faveur d'une autonomie des régions irakiennes, mais s'est opposé à toute idée de partition.
Et comme il vaut mieux se référer à l'original, voici le texte du fameux «Amendement Biden»:
SEC. 1535. SENSE OF CONGRESS ON FEDERALISM IN IRAQ.

(a) Findings.--Congress makes the following findings:

(1) Iraq continues to experience a self-sustaining cycle of sectarian violence.

(2) The ongoing sectarian violence presents a threat to regional and world peace, and the longterm security interests of the United States are best served by an Iraq that is stable, not a haven for terrorists, and not a threat to its neighbors.

(3) A central focus of al Qaeda in Iraq has been to turn sectarian divisions in Iraq into sectarian violence through a concentrated series of attacks, the most significant being the destruction of the Golden Dome of the Shia al-Askariyah Mosque in Samarra in February 2006.

(4) Iraqis must reach a comprehensive and sustainable political settlement in order to achieve stability, and the failure of the Iraqis to reach such a settlement is a primary cause of violence in Iraq.

(5) Article One of the Constitution of Iraq declares Iraq to be a ``single, independent federal state''.

(6) Section Five of the Constitution of Iraq declares that the ``federal system in the Republic of Iraq is made up of a decentralized capital, regions, and governorates, and local administrations'' and enumerates the expansive powers of regions and the limited powers of the central government and establishes the mechanisms for the creation of new federal regions.

(7) The federal system created by the Constitution of Iraq would give Iraqis local control over their police and certain laws, including those related to employment, education, religion, and marriage.

(8) The Constitution of Iraq recognizes the administrative role of the Kurdistan Regional Government in 3 northern Iraqi provinces, known also as the Kurdistan Region.

(9) The Kurdistan region, recognized by the Constitution of Iraq, is largely stable and peaceful.

(10) The Iraqi Parliament approved a federalism law on October 11th, 2006, which establishes procedures for the creation of new federal regions and will go into effect 18 months after approval.

(11) Iraqis recognize Baghdad as the capital of Iraq, and the Constitution of Iraq stipulates that Baghdad may not merge with any federal region.

(12) Despite their differences, Iraq's sectarian and ethnic groups support the unity and territorial integrity of Iraq.

(13) Iraqi Prime Minister Nouri al-Maliki stated on November 27, 2006, ``[t]he crisis is political, and the ones who can stop the cycle of aggravation and bloodletting of innocents are the politicians''.

(b) Sense of Congress.--It is the sense of Congress that--

(1) the United States should actively support a political settlement in Iraq based on the final provisions of the Constitution of Iraq that create a federal system of government and allow for the creation of federal regions, consistent with the wishes of the Iraqi people and their elected leaders;

(2) the active support referred to in paragraph (1) should include--

(A) calling on the international community, including countries with troops in Iraq, the permanent 5 members of the United Nations Security Council, members of the Gulf Cooperation Council, and Iraq's neighbors--

(i) to support an Iraqi political settlement based on federalism;

(ii) to acknowledge the sovereignty and territorial integrity of Iraq; and

(iii) to fulfill commitments for the urgent delivery of significant assistance and debt relief to Iraq, especially those made by the member states of the Gulf Cooperation Council;

(B) further calling on Iraq's neighbors to pledge not to intervene in or destabilize Iraq and to agree to related verification mechanisms; and

(C) convening a conference for Iraqis to reach an agreement on a comprehensive political settlement based on the federalism law approved by the Iraqi Parliament on October 11, 2006;

(3) the United States should urge the Government of Iraq to quickly agree upon and implement a law providing for the equitable distribution of oil revenues, which is a critical component of a comprehensive political settlement based upon federalism;

(4) the steps described in paragraphs (1), (2), and (3) could lead to an Iraq that is stable, not a haven for terrorists, and not a threat to its neighbors; and

(5) nothing in this Act should be construed in any way to infringe on the sovereign rights of the nation of Iraq.
Afin d'être complet, voici l'article publié par les mêmes Joseph Biden et Leslie Gelb dans le New York Times le 1er mai 2006; le texte est intéressant car nettement plus explicite que l'amendement final du Sénat.
Unity Through Autonomy in Iraq

A decade ago, Bosnia was torn apart by ethnic cleansing and facing its demise as a single country. After much hesitation, the United States stepped in decisively with the Dayton Accords,which kept the country whole by, paradoxically, dividing it into ethnic federations, even allowing Muslims, Croats and Serbs to retain separate armies. With the help of American and other forces, Bosnians have lived a decade in relative peace and are now slowly strengthening their common central government, including disbanding those separate armies last year.

Now the Bush administration, despite its profound strategic misjudgments in Iraq, has a similar opportunity. To seize it, however, America must get beyond the present false choice between "staying the course" and "bringing the troops home now" and choose a third way that would wind down our military presence responsibly while preventing chaos and preserving our key security goals.

The idea, as in Bosnia, is to maintain a united Iraq by decentralizing it, giving each ethno-religious group — Kurd, Sunni Arab and Shiite Arab — room to run its own affairs, while leaving the central government in charge of common interests. We could drive this in place with irresistible sweeteners for the Sunnis to join in, a plan designed by the military for withdrawing and redeploying American forces, and a regional nonaggression pact.

It is increasingly clear that President Bush does not have a strategy for victory in Iraq. Rather, he hopes to prevent defeat and pass the problem along to his successor. Meanwhile, the frustration of Americans is mounting so fast that Congress might end up mandating a rapid pullout, even at the risk of precipitating chaos and a civil war that becomes a regional war.

As long as American troops are in Iraq in significant numbers, the insurgents can't win and we can't lose. But intercommunal violence has surpassed the insurgency as the main security threat. Militias rule swathes of Iraq and death squads kill dozens daily. Sectarian cleansing has recently forced tens of thousands from their homes. On top of this, President Bush did not request additional reconstruction assistance and is slashing funds for groups promoting democracy.

Iraq's new government of national unity will not stop the deterioration. Iraqis have had three such governments in the last three years, each with Sunnis in key posts, without noticeable effect. The alternative path out of this terrible trap has five elements.

The first is to establish three largely autonomous regions with a viable central government in Baghdad. The Kurdish, Sunni and Shiite regions would each be responsible for their own domestic laws, administration and internal security. The central government would control border defense, foreign affairs and oil revenues. Baghdad would become a federal zone, while densely populated areas of mixed populations would receive both multisectarian and international police protection.

Decentralization is hardly as radical as it may seem: the Iraqi Constitution, in fact, already provides for a federal structure and a procedure for provinces to combine into regional governments.

Besides, things are already heading toward partition: increasingly, each community supports federalism, if only as a last resort. The Sunnis, who until recently believed they would retake power in Iraq, are beginning to recognize that they won't and don't want to live in a Shiite-controlled, highly centralized state with laws enforced by sectarian militias. The Shiites know they can dominate the government, but they can't defeat a Sunni insurrection. The Kurds will not give up their 15-year-old autonomy.

Some will say moving toward strong regionalism would ignite sectarian cleansing. But that's exactly what is going on already, in ever-bigger waves. Others will argue that it would lead to partition. But a breakup is already under way. As it was in Bosnia, a strong federal system is a viable means to prevent both perils in Iraq.

The second element would be to entice the Sunnis into joining the federal system with an offer they couldn't refuse. To begin with, running their own region should be far preferable to the alternatives: being dominated by Kurds and Shiites in a central government or being the main victims of a civil war. But they also have to be given money to make their oil-poor region viable. The Constitution must be amended to guarantee Sunni areas 20 percent (approximately their proportion of the population) of all revenues.

The third component would be to ensure the protection of the rights of women and ethno-religious minorities by increasing American aid to Iraq but tying it to respect for those rights. Such protections will be difficult, especially in the Shiite-controlled south, but Washington has to be clear that widespread violations will stop the cash flow.

Fourth, the president must direct the military to design a plan for withdrawing and redeploying our troops from Iraq by 2008 (while providing for a small but effective residual force to combat terrorists and keep the neighbors honest). We must avoid a precipitous withdrawal that would lead to a national meltdown , but we also can't have a substantial long-term American military presence. That would do terrible damage to our armed forces, break American and Iraqi public support for the mission and leave Iraqis without any incentive to shape up.

Fifth, under an international or United Nations umbrella, we should convene a regional conference to pledge respect for Iraq's borders and its federal system. For all that Iraq's neighbors might gain by picking at its pieces, each faces the greater danger of a regional war. A "contact group" of major powers would be set up to lean on neighbors to comply with the deal.

Mr. Bush has spent three years in a futile effort to establish a strong central government in Baghdad, leaving us without a real political settlement, with a deteriorating security situation — and with nothing but the most difficult policy choices. The five-point alternative plan offers a plausible path to that core political settlement among Iraqis, along with the economic, military and diplomatic levers to make the political solution work. It is also a plausible way for Democrats and Republicans alike to protect our basic security interests and honor our country's sacrifices.

Joseph R. Biden Jr., Democrat of Delaware, is the ranking member of the Senate Foreign Relations Committee. Leslie H. Gelb is the president emeritus of the Council on Foreign Relations.
Quelques commentaires en vrac:
  • L'amendement voté par le Sénat est un pur chef-d'œuvre de novlangue et d'hypocrisie. D'abord parce que, pour justifier le «fédéralisme», il prétend s'appuyer sur la constitution irakienne. Constitution adoptée le 15 octobre 2005, dans un pays sous occupation étrangère, rédigée par un gouvernement imposé par l'occupant américain et déjà largement commentée à l'époque (notamment au Moyen-Orient) comme ouvrant la porte au dépeçage de l'Irak. Lire par exemple le billet de Stéphanie Lafond pour l'Université de Sherbrooke. Par ailleurs, le dernier alinéa souligne que l'amendement ne doit pas interférer avec la souveraienté irakienne!
  • Imaginons que, mercredi dernier, le Sénat américain ait voté un amendement exprimant son «sentiment» en faveur du découpage de la France en plusieurs provinces fédérales ou, rions un peu, de la partition d'Israël en deux états sur des bases ethnoreligieuses. La logique qui prévaut aujourd'hui ferait que rigoureusement aucun média ne jugerait intéressant de reproduire cette information.
  • L'opposition entre démocrates et républicains est une nouvelle fois factice: les Irakiens auraient désormais à espérer entre une politique républicaine (toujours plus de guerre mais, officiellement, pas de partition) et une politique démocrate (moins de guerre mais la partition ethnoreligieuse, c'est-à-dire toujours plus d'épuration ethnique).
  • Le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki se dit opposé à ce projet «catastrophique». Oui, mais aux dernières nouvelles, malgré ses airs de marionnette, «nous» n'aimons pas tellement Maliki: fin novembre 2006, la «fuite» d'une note signée Stephen Hadley nous informe du mécontentement américain envers le Premier ministre.
  • À l'inverse, comme le fait remarquer le blog Missing Links, le vice-président Tarik al-Hashemi, lui, lance le jour même de l'Amendement Biden son «Pacte national irakien» qui soutient le principe d'un Irak fédéral; ce serait le premier personnage politique sunnite d'importance à soutenir le principe du fédéralisme. C'est aussi le personnage politique reçu en grande pompe par George Bush le 12 décembre 2006, au moment où une «fuite» témoignait de la disgrâce de Nouri al-Makiki. (Note: les mêmes qui ne reproduisent pas en anglais le texte de ce Pacte national, qui ne reproduisent pas le vote du Sénat américain dans les médias européens, nous informent cependant des progrès du Pacte national irakien et de son promoteur, Tarik al-Hashemi.)

  • Puisque nos médias ne nous ont jamais rappelé l'histoire et n'ont jamais réellement évoqué les multiples analyses qui circulent au Moyen-Orient (sauf pour dénoncer la passion des arabes pour les théories du complot), le lecteur européen ne peut évidemment pas s'imaginer que le vote du Sénat s'inscrit dans une logique particulièrement troublante.
    • Pour UrShalim, c'est tout simplement le redite de Sykes/Picot:
    • Relire un de mes premiers textes, sur ce mythe de l'ethno-politique au Moyen-Orient, parce que les analyses qui présentent cette région fondatrice de la civilisation humaine comme la proie permanente d'affrontements ethnoreligieux millénaires est une fadaise pénible et dangereuse.
    • Dans un autre texte, «Coup d'État au Liban», je rappelais divers textes sur l'ambition d'une certaine puissance régionale alliée des États-Unis, de longue date, de provoquer la partition des différents pays de la région. J'y évoquais déjà (juillet 2006) les velléités de dépecer l'Irak.
    • Dans cette optique, l'un des buts fondamentaux de l'invasion de l'Irak répondrait à un projet sioniste et néoconservateur de destruction de tous les voisins d'Israël en entités ethnoreligieuses (j'insiste: lisez «Coup d'État au Liban», j'y fournissais de nombreuses sources et citations sur ce sujet). Cette théorie est certainement l'un des principaux axes d'analyse par mes amis arabes; il n'est pas une rencontre durant laquelle je ne l'entends pas.
  • Le lecteur occidental n'a certainement jamais entendu parler des différentes analyses arabes (notamment de la part d'irakiens) qui voient dans l'invasion de l'Iraq la réalisation d'un projet sioniste et/ou néoconservateur. Ce genre de considérations relevant à coup sûr de la théorie du complot (il n'est pas nécessaire d'être capable de placer Bagdad sur une mappemonde pour savoir que les analyses arabes relèvent toujours de la théorie du complot, n'est-ce pas), il n'est donc pas nécessaire d'en informer les lecteurs. De la même façon, les analyses (arabes également) qui décrivent le déferlement de miliciens, de barbouzes et de mercenaires sur l'Irak comme le meilleur moyen de provoquer la violence sectaire et donc la partition à terme du pays (j'ai rapidement évoqué cette «rumeur» omniprésente dans un article sur les réfugiés irakiens) ne peut relever que de la théorie du complot; quand les révélations sur Blackwater (si vous comprenez l'anglais, regardez ce court film de The Nation) affluent, baissons la tête et, surtout, ne faisons jamais le lien avec cette horrible théorie arabe.
Aujourd'hui, le Sénat américain vote, officiellement, en faveur du dépeçage de l'Irak. Silence radio, baissons la tête, et n'évoquons surtout pas ces affreuses rumeurs que répandent tous ces arabes paranoïaques.

UrShalim explique:
Vous pouvez continuer à la qualifier de théorie du complot, mais à partir de maintenant je vais l'appeler planification stratégique.
Le lecteur occidental, qu'on a sagement éloigné de telles préoccupations, risque malheureusement de passer à côté de l'un des moteurs fondamentaux des mouvements politiques actuels au Moyen-Orient. On peut adhérer ou non à l'opinion qu'exprime ici UrShalim, mais on doit bien être conscient de l'importance qu'elle représente, au cœur des politiques régionales et dans les discussions de chaque individu; car, si l'on va au fond du fond des idées politiques qui s'affrontent, en ce moment, ce sur quoi on arrive finalement, c'est ce qu'UrShalim résume ainsi:
Si les États-Unis parviennent à découper l'Irak, alors la Syrie, le Liban et d'autres seront les prochains. Ça n'est qu'une question d'années.

10 août 2007

Robert Fisk saute sur Bikfaya

Le 6 août, Robert Fisk livre l’une de ses chroniques libanaises les plus honteuses. Si, depuis la mort de Rafic Hariri, on a l’habitude qu’il reproduise, comme des paroles d’Évangile, les élucubrations de Walid Joumblat et professe son admiration pour la famille Hariri [1], il a écrit au sujet de l’élection du Metn son analyse la plus parfaitement phalangiste. «Orienté» est en effet insuffisant pour décrire un tel article; l’analyse, les préoccupations et les rappels historiques sont ici uniquement ceux des militants phalangistes. La compromission d’un tel éditorial est d’autant plus remarquable que Robert Fisk est, notoirement, très éloigné de la pensée phalangiste.

Les élections démocratiques, nouvelle arme contre les chrétiens?

La phrase d’introduction fixe les strictes limites de l’analyse: «When, oh when, will the Lebanese Christians stop destroying each other?» («Quand, mais quand, les Chrétiens du Liban cesseront-ils de se détruire mutuellement?»).

D’abord, on pourra s’étonner qu’un observateur occidental qualifie une élection démocratique au Liban de «destruction» entre chrétiens. Quand les Européens et les Américains votent, personne n’y voit une autodestruction de l’«Occident chrétien»… Dans le Metn, c’est en revanche un des thèmes de campagne d’Amine Gemayel: lui opposer démocratiquement un candidat reviendrait à accentuer les divisions entre chrétiens.

Cette logique de prétendre élire Gemayel pour éviter la «division» dans le Metn est pourtant immédiatement retournable: actuellement, tous les députés du Metn sont aounistes, seul Pierre Gemayel s’était vu laisser une place lors des élections de 2005. S’il faut éviter la division, ne serait-il pas plus logique de compléter le cheptel de députés aounistes pour que le Metn «parle d’une seule voix». L’argument est évidemment absurde.

Surtout, quiconque a des amis dans le Metn, disons pro-phalange, pro-PSNS ou pro-Aoun, sait qu’une telle considération (la «destruction» inter-chrétienne) relève d’une réduction de l’analyse politique à une simple préoccupation confessionnelle et, dans le Metn, cette réduction est typiquement phalangiste.

Prenons un aoumié du PSNS. Sa culture politique est fondamentalement laïque reposant sur un corpus théorique riche. Les choix politiques, les alliances, que ce soit avant la guerre milicienne, pendant la guerre et depuis la fin de la guerre, y compris les coups d’État et le recours à la violence armée, sont objectivés par des principes politiques qui excluent systématiquement la logique confessionnelle.

Un militant communiste libanais adopte une logique aconfessionnelle similaire, même si l’idéologie politique, elle aussi fondée sur un corpus théorique riche, est différente.

Un aouniste adopte lui aussi une logique politique aconfessionnelle. La laïcité est certainement moins fondamentale dans ce cas (ne serait-ce que parce que, dans les faits, la base électorale du Tayyar est moins diversifiée que les deux précédents partis), mais la logique reste celle d’une analyse politique, nationaliste, qui dépasse le confessionnalisme.

En revanche, la logique phalangiste est nettement confessionnelle chrétienne. (Il y a aussi une large part de nationalisme dans le discours phalangiste, on ne peut évidemment pas totalement réduire l’idéologie du parti, ni les préoccupations de ses électeurs, à un simple confessionnalisme obtus.)

Pendant la guerre milicienne, le Metn, région à très large majorité chrétienne, a subi des combats terribles. Sur toute la durée de la guerre, les phalanges (et leur milice des Forces libanaises) et le PSNS se sont affrontés. Le fief historique des Phalanges, Bikfaya, et un village historique du PSNS, Dhour-Choueir, ne sont séparés que d’une poignée de kilomètres. Pour un militant du PSNS, ces combats relèvent d’une logique politique d’où la logique confessionnelle est absente (il ne se bat pas «en tant que chrétien»). Pour un militant phalangiste, c’est proprement incompréhensible: il peut difficilement comprendre comment des chrétiens ont pu combattre d’autres chrétiens. Sauf erreur, les principaux combats opposant le PSNS et les Forces libanaises se sont essentiellement déroulés dans le nord du pays (près de Bcharré, fief de Samir Geagea), plus que dans le Metn. À la fin de la guerre, la suicidaire guerre de reconquête lancée par Aoun oppose à nouveau des chrétiens à d’autres chrétiens. Les bombardements sont terribles, il s’agit d’une des périodes les plus sanglantes de la guerre. Encore une fois, pour un phalangiste, un tel affrontement inter-chrétien, alors que la logique du parti est très largement la défense confessionnelle, est quasiment incompréhensible. Dit autrement: les Phalanges ont affronté à peu près tout le monde au Liban, cependant les combats inter-chrétiens restent le souvenir le plus «pénible» qui est régulièrement rappelé.

Cela dit, il ne faut évidemment pas minorer la spécificité des affrontements inter-chrétiens. La réalité fut affreuse: quand vos proches sont tués par des gens de votre village, que vous connaissez depuis l’enfance, évidemment les conséquences sont particulièrement douloureuses et dévastratrices. Mais les luttes intra-confessionnelles n'ont pas touché que les chrétiens, les violences «entre» confessions différentes ont parfois eu aussi pour caractéristique que les gens ont été tués par des gens qu'ils fréquentaient depuis longtemps, et enfin la violence milicienne s'est très souvent retournée contre les membres de la communauté que la milice prétendait «défendre».

En revanche, la multitude de commentaires dans la presse occidentale qui se préoccupent des «divisions» de la «communauté chrétienne» au Liban adoptent, assez curieusement, le point de vue le plus confessionnel, c’est-à-dire, ici, phalangiste. Pour, au minimum, la moitié des acteurs politiques et la très vaste majorité des électeurs, la préoccupation confessionnelle n’a pourtant qu’un intérêt marginal, et ce sont les questions politiques, voire géopolitiques, qui sont les principaux enjeux. Encore une fois, les aoumiés du PSNS, les militants communistes, etc., et les militants aounistes qui ont soutenu le candidat de l’opposition le font autour d’un discours nettement laïc, et ont des motivations politiques qui dépassent le Metn et cette histoire de «divisions entre les chrétiens». Et je doute même que l’ensemble de ceux qui ont voté pour Gemayel, représentant du 14 Mars, aient effectué uniquement ou principalement un calcul confessionnel chrétien au moment de voter.

Quand un Libanais, aujourd’hui, vous explique sa préoccupation des «divisions entre les chrétiens», vous avez déjà un petite idée de ces options politiques. Mais Robert Fisk en fait une généralité des metniotes.

Nous ou les assassins de Pierre

À la fin du premier paragraphe, Fisk se livre à l’une de ses tournures préférées: l’allusion vaguement diffamatoire que les Occidentaux vont comprendre d’une certaine façon, et que les Libanais vont prendre d’une autre, et tout le monde va finalement penser que «Fisk l’a dit»: «…Pierre, murdered - by Syrians? By rival Christians? You name it - last year.» («…Pierre [Gemayel], assassiné – par des Syriens? Par des rivaux chrétiens? Faites votre choix – l’année dernière.»).

Pour certains Libanais, le terme «des rivaux chrétiens» renvoie à une des théories qui circulent autour de la mort de Pierre Gemayel, et la cible de cette rumeur est Samir Geagea. Une autre rumeur, pour les lecteurs de L'Orient-Le Jour, vise les aoumiés du PSNS (découverte d'une cache d'armes). Pour un Occidental qui n’a jamais entendu parler de ces rumeurs, évidemment, «des rivaux chrétiens» est bien énigmatique, et très certainement, il imaginera plutôt que Fisk évoque ici les rivaux politiques «officiels» des Gemayel, au risque de comprendre que «certains pensent» au Liban que le député phalangiste a été assassiné par les aounistes. De manière subtile, «il l’a dit» pour les Libanais, et les Occidentaux auront compris exactement le contraire.

Pourquoi ne nommer que les «usual suspects» syriens et de bien mystérieux «rivaux chrétiens»? Si l’on veut faire mine de relayer les différentes théories libanaises, il faudrait au minimum écrire: «Pierre, assassiné – par des Syriens? par Samir Geaga? par des jihadistes sunnites proches des saoudiens? par le PSNS? par les services israéliens? par des mercenaires américains? par absolument n’importe qui manipulé par absolument n’importe quel service secret? – faites votre choix…»

Nous ou les assassins de Bachir

Plus loin, Fisk rappelle que le candidat aouniste à l’élection du Metn est soutenu par Ali Qanso du PSNS. En ne rappelant que cette alliance, il reprend le cri d’horreur phalangiste des dernières élections: «les Aounistes sont alliés aux assassins de Bachir!» (cette histoire d’«assassins de Bachir», c’est une invocation fréquente sur l'internet proche des Forces libanaises). Mais si l’on va par là, pour prétendre expliquer les motivations des électeurs du Metn, il faudrait aussi rappeler les alliances passées et actuelles des Phalanges (dont la plus notoire fut, tout de même, la nomination des frères Gemayel à la Présidence du Liban à l’ombre des baïonnettes israéliennes et la collaboration des Forces libanaises avec l’occupant israélien ou, aujourd'hui l'alliance avec le «tueur de chrétiens» Walid Joumblat ou avec un gouvernement mou du genou dans sa «résistance» à Israël et sa politique de dédommagement des différents déplacés).

Martyrs à sens unique

La même logique s’applique au rappel des «martyrs». Chaque groupe militant au Liban a, c’est légitime, ses propres martyrs. Les martyrs des adversaires sont plus ou moins occultés. Ce constat n’est pas un jugement de valeur de ma part; je ne vois là rien de choquant à la sortie d'une guerre aussi sanglante.

Cependant, pour un commentateur extérieur, il me semble difficilement justifiable d’évoquer les martyrs des uns sans évoquer les martyrs des autres. Fisk rappelle la mort du fils du candidat Amine Gemayel, Pierre. Dans l’article suivant, il rappelle que son frère Bachir a été assassiné pendant la guerre. (Et encore Fisk est-il très incomplet dans son rappel, puisque «Cheikh Amine a rappelé comment ses neveux Amine Assouad et Manuel Gemayel, ainsi que sa nièce Maya, son frère Béchir et aujourd’hui son fils Pierre sont morts pour une cause, l’indépendance du Liban.») Amine Gemayel est donc un homme courageux dont la famille a été massacrée.

D’accord. Mais alors, si la martyrologie était la motivation politique dans les élections de ce week-end dans le Metn, pourquoi occulter celle des autres militants? L’opposition a elle aussi son lot de martyrs, y compris dans les familles des leaders politiques. Certaines familles politiques chrétiennes influentes ont notoirement été massacrées par les Forces libanaises lors de l’«unification du fusil chrétien». Pourquoi diable les médias occidentaux rappellent-ils systématiquement, lorsqu’ils évoquent Amine Gemayel ou Saad Hariri, les «martyrs» de leur famille, alors que, pour eux, Sleimane Frangié et Omar Karamé ne sont jamais présentés que comme «pro-syriens»?

Même en s’alignant sur une stricte martyrologie «phalangiste», on peut se souvenir qu’il y a au Metn beaucoup de chrétiens qui ont dû fuir les massacres perpétrés contre les chrétiens du Chouf (par un Walid Joumblatt qui est désormais l’allié fort médiatisé de Gemayel et du gouvernement). Bref, ne rappeler dans le Metn que la mort des membres de la famille Gemayel n’a aucune pertinence: pour un observateur étranger elle est scandaleuse; pour un habitant du Metn, elle n’a pas grand intérêt, puisque chacun a sa galerie personnelle d’êtres chers disparus, bombardés, massacrés et qu’au final tous ces martyrs pris dans leur ensemble peuvent justifier absolument n’importe quel choix politique.

Nous ou les assassins des Arméniens

Fisk a aussi un message pour les électeurs d’origine arménienne: «What, on earth, has Aoun ever done to acknowledge the 1915 genocide of one and a half million Armenians by the Ottoman Turks?» («Mais qu’a donc fait Aoun pour reconnaître le génocide de 1915 d’un million et demi d’Arméniens par les Turques ottomans?») Une telle question, de la part d’un journaliste occidental qui prétend témoigner d’élections dans le Metn libanais, ne vous sidère pas? Je n’avais pas compris que la reconnaissance du génocide des Arméniens en 1915 était le grand sujet qui divisait les Libanais en ce moment, et que l’alliance de toute l’opposition autour du Hezbollah s’était cristallisée autour de cette question. Je ne sais pas trop ce qu’a dit Aoun sur le Darfour, mais à mon avis, si j’étais un électeur du Metn, je creuserais le sujet.

Fisk sait parfaitement qu’il se moque du monde, avec une référence qui parlera très différemment aux Occidentaux et aux Libanais. Les Occidentaux ne pourront qu’y lire une vague imputation de négationnisme à l’encontre d’Aoun. Les Libanais, eux, savent qu’en 1916 leur pays a été ravagé par une terrible famine et qu’évoquer le massacre des uns sans parler de la famine des autres est, au Liban, relativement scandaleuse puisque les deux processus y sont liés. Le Turc Enver Pacha expliquait en 1916, alors qu’il était à Aley: «Le gouvernement ne pourra regagner sa liberté et son honneur que lorsque l’Empire turc aura été nettoyé des Arméniens et des Libanais. Nous avons détruit les premiers par le glaive, nous détruirons les seconds par la faim.»

(Note: Gibran a écrit un texte sublime sur cette famine, que j’avais reproduit ici pendant la guerre.)

Toutes ces élucubrations partisanes sont ainsi dénoncées dans un texte aouniste publié le 24 juillet dernier:

Les ténors de la coalition au pouvoir ont recommencé à répéter bêtement les mêmes refrains des élections de 2005, mettant les électeurs devant un fait accompli avec des slogans hallucinants comme « Zay ma hyyé » ou « Nous ou les assassins ». Dans cette logique, le vote pour le candidat du pouvoir serait un acte vers la souveraineté, la liberté et l’indépendance du Liban. Le vote pour le candidat de l’opposition serait par contre un vote pour le terrorisme, pour le crime, pour l’axe syro iranien et pour les assassins des martyrs de la révolution des cèdres. Très belle logique et passionnante comparaison !
«Les habitants de ces montagnes»

La réduction stéréotypée du Metn se retrouve encore dans la phrase suivante: «The people of these hills - where his son is in the family crypt in Bikfaya - knew the ex-general was "dragging them to a battle they did not want'' and the electoral battle was "dancing over the blood of martyrs''.» («Les gens de ces montagnes – où son fils est enterré dans la crypte de la famille à Bikfaya – savaient que l’ex-général «les entraînait dans une bataille qu’ils ne pouvaient pas gagner» et que la bataille électorale «dansait sur le sang des martyrs.»)

Or, même à Bikfaya, le fief historique des Phalanges, tout le monde n’est pas Kataëb (phalangiste), et «les gens de ces montagnes» le sont encore moins. Aux précédentes élections, les Kataëb avaient été purement et simplement balayées par l’alliance Murr-Aoun, et Pierre Gemayel n’avait pu être élu que parce qu’Aoun et Murr n’avaient pas présenté de candidat face à lui. Le village qui surplombe Bikfaya, Dhour (c’est-à-dire également des «gens de ces montages») est le fief historique du PSNS. Et, surtout, dans tous les villages du Metn, on trouvera des gens aux convictions politiques de tous bords. Le fait que 95% des habitants du Metn soient chrétiens n'autorise pas à en conclure qu'ils ont tous les mêmes opinions politiques.

Écrire une phrase telle que «les gens de ces montagnes savaient que…» ne correspond donc à aucune réalité, mais simplement à une invocation partisane. L’utilisation du verbe «savaient», qui renvoie à une réalité avérée, relève de la même logique. On ne «sait» pas une opinion politique. Comme partout dans le monde, dans le Metn, certains «pensent» ou «croient» que… et tous les autres pensent ou croient autre chose. Et chacun est capable de justifier et d'objectiver ses orientations politiques.

D’ailleurs, en utilisant le terme «savaient», Fisk oublie une spécificité libanaise: il n’y a pas de réalité avérée. En Occident et dans les médias occidentaux, il y a, au minimum, un large consensus social sur la réalité des faits: les analyses et les commentaires peuvent diverger, mais le socle factuel dont débattent ces analyses est, peu ou prou, le même pour tous. Les faits historiques et l’actualité, au Liban, font l’objet eux-mêmes de débats; non seulement les analyses et les commentaires peuvent être radicalement opposés, mais l’exposé des faits eux-mêmes ne fait généralement l’objet d’aucun consensus social (pour exemple: prenez un attentat politique relativement ancien, et cherchez sur l’internet à savoir «qui a tué Untel»; vous trouverez des dizaines d’explications totalement contradictoires qui, toutes, adoptent la tournure: «tout le monde sait que ce sont les XXX qui l’ont tué», les «XXX» n’étant jamais le même groupe selon la personne qui expose cette «réalité»; si par ailleurs vous cherchez à savoir «pourquoi il a été tué», vous serez confronté à une réalité de plus en plus mouvante).

Enfin, si les guerres lancées par Aoun furent suicidaires, pourquoi ne pas rappeler que celles lancées par les Phalanges furent non moins suicidaires?

La preuve que la plupart des gens «pensent» ou «croient» autre chose que ce qu’a écrit Robert Fisk, c’est bien qu’Amine Gemayel a perdu l’élection. Ce qui nous vaut un second article de Robert Fisk, au lendemain des élections, où il exprime son incompréhension totale du résultat: «One begins to wonder, in Lebanon, whether the election results are more surprising than the means by which MPs are liquidated.» («On commence à se demander si, au Liban, les résultats des élections ne sont pas plus surprenants que les moyens avec lesquels un député est assassiné.»). Ne pas voter pour Amine Gemayel, voter pour l’opposition, serait donc pour Robert Fisk un acte irrationnel proprement incompréhensible.

Rappelons enfin quelques éléments

– Amine «Brushing» Gemayel n’a tout de même jamais pu se prévaloir ni d’une grande légitimité, ni d’une grande popularité, ni d’une reconnaissance politique forte: ses rapports avec le parti Kataëb furent souvent houleux (même s’il en est aujourd’hui le chef à vie), et ses rapports avec l’allié chrétien du gouvernement Samir Geagea sont loin d’être cordiaux. La période où il fut Président de la République fut l'une des plus violentes de la guerre; on trouvera difficilement un Président plus contesté du temps de son règne.

– Au rayon «division des chrétiens», les aounistes ont eu beau jeu de rappeler que, à la mort de Pierre, Amine Gemayel avait spectaculairement refusé de recevoir Michel Aoun, geste très fort dans un pays où la tradition des condoléances est toujours forte (la famille du défunt reçoit pendant plus jours les visiteurs venus présenter leurs condoléances).

– Le discours laïcisant d'Aoun atteint souvent ses limites. Par exemple, le rôle politique du patriache maronite est encore largement accepté par le Tayyar (les maronites dépendant de Rome, le patriache est donc une sorte de sous-pape). Le Tayyar aurait tendance à refuser le rôle politique du patriache lorsque celui fait une déclaration qui lui est hostile, et à mettre en avant toute déclaration qui lui serait favorable.

Par ailleurs, il me semble qu'il y a, chez les militants aounistes, une perception très paradoxale de la laïcité comme ressortant essentiellement d'une volonté des chrétiens: la laïcité perçue comme défendue principalement par les chrétiens au Liban. Ce qui introduit une contradiction assez difficile à gérer à long terme. Les militants communistes et PSNS n'ont pas, au contraire, ce genre de considérations.

– Je l’ai écrit ci-dessus: aux précédentes élections, les phalanges avaient été balayées par l’alliance autour du Tayyar d’Aoun. Aoun n’était pas, alors, allié du Hezbollah, beaucoup ont donc prétendu que l’alliance avec le Hezbollah qui avait suivi avait totalement détruit la popularité du «gé-né-ral» parmi les chrétiens [2]. Cette prophétie faisait l’impasse sur le fait que, déjà, dans une logique phalangiste, ses alliances pour l’élection suffisaient pourtant à le qualifier de «traître», sans attendre son alliance avec le Hezbollah (alliance avec un Murr «pro-syrien» et avec le PSNS «pro-syrien» et, surtout, «assassin de Bachir»), ce qui ne l’avait pas empêché de remporter tous les sièges à l’exception de celui où il n’avait pas présenté de candidat. Certes, Aoun recule dans le Metn (il remporte l’élection de 400 voix), mais son discours laïcisant et ses nouvelles alliances lui apportent une légitimité qui dépasse le Metn, où il a tout de même remporté l’élection.

Dans son article, Fisk regrette que cette élection permette de rendre «à nouveau» légitime le terme «pro-Syrien». Or, lors de l’élection précédente, ses alliances avec des «pro-Syriens» soit-disant délégitimés ne l’avaient pas empêcher de remporter tous les sièges et de totalement balayer les Phalanges qui, selon Fisk, représentent «les gens de ces montagnes». Et plus généralement, la diabolisation des «pro-Syriens» par Fisk n’a tout de même qu’un intérêt limité au Liban, où c’est avec un certain cynisme que l’on se souvient de qui a toujours été super-pro-syrien avant de devenir, récemment, super-anti-syrien.

– Dispose-t-on de sondages analysant la répartition sociologique du vote? Par exemple par tranche d'âge, revenus, niveau d'étude? Les militants des différents partis évoquent souvent ce genre de considérations, mais j'ignore jusqu'à quel point elles ont été vérifiées autrement que par les stéréotypes que chacun attribue aux partis adverses.

– Au rayon des mystères de l’Orient compliqué… pourquoi Amine Gemayel avait-il quitté le Liban? Et était-il parti, comme je l’ai entendu, avec ce qu'il restait des caisses de l’État? Ce genre de considération est-il plus, ou moins, important pour les électeurs libanais que le supposé silence de Michel Aoun sur les massacres des Arméniens en 1915?

– Un épisode qui n’a pas intéressé la presse occidentale: en juin de cette année (c’est-à-dire quelques semaines avant l’élection du Metn), le gouvernement Saniora a tenté d’imposer que le Vendredi Saint ne soit plus un jour férié. Le scandale a été énorme, évidemment, dans la communauté chrétienne. Les chrétiens religieux ont été choqués. Et même les chrétiens de l’opposition ont dénoncé la manœuvre, y voyant une tentative de provoquer un petit «choc des religions» à l’intérieur du Liban.

Les Phalanges et les Forces libanaises, les partis qui incarnent les intérêts confessionnalistes des chrétiens, sont dans le gouvernement Saniora. Et, de fait, c’est le mouvement aouniste, au discours officiel nettement laïc, qui monte au créneau, et dénonce la décision du Premier ministre.

Dans une élection qui s’est joué à 400 voix, je me demande ce qu’a pu peser cet épisode. Surtout si, comme Robert Fisk, on met des considérations confessionnelles au cœur du scrutin.



[1] Exemple parmi tant d'autres. Dans un entretien à El Watan du 24 juin, il explique: «C’était [Rafic Hariri] un grand homme pour le Liban. Peut-être trop pour un si petit pays. Avec son argent, il l’a reconstruit. Certes, il avait aussi des défauts, mais Hariri a su fédérer toutes les communautés. Son absence se fait cruellement sentir.» J'ai déjà entendu beaucoup de bien de Rafic Hariri, et énormément de mal, mais jamais qu'il avait reconstruit le Liban «avec son argent» et qu'il avait fédéré «toutes» les communautés!

[2] Une anecdote que je trouve assez amusante: pendant la période «Aoun» de la guerre, un de ses partisans en voiture klaxonnait un certain rythme, et un autre aouniste répondait de trois coups de klaxon signifiant: «Gé-né-ral!». Ce qui donne: «Tût-tu-tu-tût... Tût! Tût! Tût!».

28 juin 2007

Vérité et réconciliation, par Edward Said, janvier 1999

L'hystérie orchestrée autour de la non-reconnaissance d'Israël (généralement à base d'amalgames éhontés, tels que: réclamer la fin du régime sioniste c'est réclamer la destruction d'Israël, ne pas reconnaître Israël c'est vouloir tuer tous les juifs en Palestine, etc.) et de la non-reconnaissance des accords d'Olso (y a-t-il pourtant sérieusement encore quelque chose à reconnaître de ce côté-là?) semble n'étonner personne.

À la longue, l'idée que la paix passera par la création de deux États, un juif et un palestinien et par le respect (par les Palestiniens uniquement) des accords d'Olso apparaît si naturelle qu'on s'étonne que des «extrémistes» ne parviennent pas à accepter cette évidence.

Tout le ramdam des derniers mois a eu un effet assez sidérant: l'Occident, ses journalistes, ses intellectuels, semblent avoir totalement oublié que ces points ne sont pas du tout des évidences.

Pour comprendre la situation actuelle, je voudrais republier un document d'un intellectuel qui, tenez-vous bien, n'est pas favorable à l'existence d'un État juif à côté d'un État palestinien, et qui a toujours dénoncé les accords d'Oslo. Non, ça n'est pas Noam Chomsky. Il s'agit d'Edward Said, qui a publié en janvier 1999 un long article dans Al-Ahram Weeky, «Truth and Reconciliation».

C'est, à mon avis, un de ces textes qui, rappelant les idées fondamentales, ne vieillissent pas et permettent, dans les périodes les plus troublées, de continuer à comprendre quelque chose.

[J'ai été très étonné de ne pas en trouver de traduction en français sur le Web. Donc c'est encore une traduction maison, et ça vaut ce que ça vaut; encore une fois, si vous utilisez ce texte pour vos besoins personnels, blogs, articles, démonstrations, vérifiez toujours la version d'origine.]

Vérité et réconciliation
Edward Said, Al-Ahram Weekly, 14-20 janvier 1999
http://weekly.ahram.org.eg/1999/412/op2.htm

Étant donné l’effondrement du gouverment Netanyahou au sujet de l’accord de paix de Wye Plantation, il est à nouveau temps de se demander si l’intégralité du processus de paix entamé à Olso en 1993 est le bon instrument pour apporter la paix entre les Palestiniens et les Israéliens. De mon point de vue, le processus de paix a en réalité éloigné la possibilité de la véritable réconciliation qui doit mettre un terme à la guerre de 100 ans qui oppose le Sionisme et le peuple palestinien. Olso est une étape vers la séparation, mais la véritable paix ne peut venir que d’un état binational israélo-palestinien.

Cela n’est pas facile à imaginer. Le récit sioniste-israélien et le récit palestinien sont irréconciliables. Les Israéliens disent qu’ils ont mené une guerre de libération et ont ainsi acquis l’indépendance; les Palestiniens disent que leur société a été détruite, et la majeure partie de leur population éloignée. Et, en fait, cet aspect irréconciliable était déjà évident pour plusieurs générations des premiers dirigeants et penseurs sionistes, et il l’est évidemment pour tous les Palestiniens.

«Le Sionisme n’était pas aveugle quant à la présence d’Arabes en Palestine,» écrit l’éminent historien israélien Zeev Sternhell dans son livre récent, Les Mythes fondateurs d’Israël [NdT: traduction littérale du titre anglais donné par Edward Said; j'ignore q'il s'agit du livre traduit en français sous le titre: Aux origines d'Israël. Entre nationalisme et socialisme.] «Même les personnalités sionistes qui n’avaient jamais visité le pays savaient qu’il n’était pas inhabité. Au même moment, ni le mouvement sioniste à l’étranger ni les pionniers qui avaient commencé à fonder le pays ne parvenaient à concevoir une politique à l’égard du mouvement national palestinien. La vraie raison pour cela n’était pas un manque de compréhension du problème, mais la reconnaissance des insurmontables contradictions entre les objectifs fondamentaux des deux côtés. Si les intellectuels et les dirigeants sionistes ont ignoré le dilemme arabe, c’est principalement parce qu’ils savaient qu’il n’y avait pas de solution à ce problème dans la logique sioniste.»

Ben Gourion, par exemple, était toujours clair: «Il n’y a pas de précédent historique,» déclara-t-il en 1944, «d’un peuple disant: nous acceptons de renoncer à notre pays, de laisser un autre peuple venir, s’installer ici et devenir plus nombreux que nous.» Un autre dirigeant sioniste, Berl Katznelson, n’avait pas non plus d’illusions sur le fait que l’antagonisme entre les ambitions sionistes et palestiniennes ne pourrait pas être surmonté. Et les partisans du binationalisme comme Martin Buber, Judah Magnes et Hannah Arendt, étaient parfaitement conscient de ce à quoi ressemblerait l’affrontement si jamais il survenait, et bien entendu il a eu lieu.

Étant très largement plus nombreux que les Juifs, les Arabes palestiniens de la période d’après la Déclaration Balfour de 1917 et du mandat britannique ont toujours refusé quoi que ce soit qui pourrait compromettre leur domination. Il est injuste de reprocher au Palestiniens, rétrospectivement, de ne pas avoir accepté la partition en 1947. Jusqu’en 1948, les Sionistes ne détenaient que sept pour cent de la terre. Pourquoi, ont demandé les Arabes quand la résolution sur la partition a été proposée, devrions-nous concéder 55 pour cent de la Palestine aux Juifs qui y sont une minorité? Jamais la Déclaration Balfour ni le mandat n’ont spécifiquement concédé des droits politiques aux Palestiniens, en opposition aux droits civils et religieux en Palestine. L’idée d’une inégalité entre Juifs et Arabes a ainsi été bâtie initialement par la politique britannique, puis par les politiques israéliennes et étatsuniennes.

Le conflit semble insoluble parce qu’il s’agit d’une lutte pour la même terre entre deux peuples qui croient qu’ils ont un titre de propriété valide et qui espèrent que l’autre camp finira par abandonner et s’en aller. Une partie a gagné la guerre, l’autre l’a perdue, mais la compétition est toujours aussi vivace. Nous autres Palestiniens demandons pourquoi un Juif né à Varsovie ou à New-York a le droit de s’installer ici (selon la Loi du retour israélienne) alors que nous, le peuple qui a vécu ici pendant des siècles, ne le pouvons pas. Après 1967, la situation entre nous était exacerbée. Des années d’occupation militaire avait créé, dans la partie la plus faible, colère, humiliation et hostilité.

À son discrédit, Olso n’a rien fait pour changer la situation. Arafat et le nombre diminuant de ses soutiens ont été transformés en supplétifs de la sécurité israélienne, pendant que les Palestiniens devaient subir l’humiliation de «ghettos» [«homelands»] qui ne représentaient que neuf pour cent de la Cisjordanie et 60 pour cent de Gaza. Osla exigeait de nous que nous oublions et renoncions à notre histoire de perte, dépossédés par le même peuple qui a appris à tous l’importance de ne jamais oublier le passé. Ainsi nous sommes les victimes des victimes, les réfugiés des réfugiés.

La raison d’être d’Israël en tant qu’État est qu’il a toujours fallu, et qu’il faudra toujours, un pays indépendant, un refuge, exclusivement pour les Juifs. Oslo lui-même était basé sur le principe de la séparation entre les Juifs et les autres, comme Yitzhak Rabin l’a inlassablement répété. Cependant sur les cinquante dernières années, et plus spécialement depuis que les premières colonies israéliennes ont été implantées dans les Territoires occupés en 1967, la vie des Juifs est devenue de plus en plus mélangée à celle de non-Juifs.

L’effort pour établir la séparation est survenu simultanément et paradoxalement avec l’effort pour prendre de plus en plus de terre, ce qui en retour signifiait qu’Israël acquérait de plus en plus de Palestiniens. En Israël proprement dit, le nombre de Palestiniens est d’environ un million, presque 20 pour cent de la population. En comptant Gaza, Jérusalem Est et la Cisjordanie, là où les colonies sont les plus nombreuses, il y a près de 2,5 millions de Palestiniens supplémentaires. Israël a construit un système complet de routes de «contournement», conçu pour passer hors des villes et villages palestiniens, en connectant les colonies et en évitant les Arabes. Mais la terre est si limitée dans la Palestine historique, les Israëliens et les Palestiniens sont si intimement mélangés, malgré leurs inégalités et leurs antipathies, qu’une séparation propre ne pourra tout simplement pas être réalisée ou fonctionner. On estime qu’en 2010 la parité démographie sera atteinte. Que se passera-t-il alors?

Clairement, un système privilégiant les Juifs israéliens ne satisfera ni ceux qui veulent un État juif entièrement homogène ni ceux qui vivent là mais ne sont pas juifs. Pour les premiers, les Palestiniens sont un obstacle dont on doit se débarrasser d’une façon ou d’une autre; pour les seconds, être Palestinien dans un État juif signifie vivre pour toujours dans un statut d’infériorité. Mais les Palestiniens israéliens ne veulent pas bouger; ils disent qu’ils sont déjà dans leur pays et refusent toute discussion proposant de les intégrer à un État palestinien séparé, si jamais celui-ci était établit. Dans le même temps, les conditions d’appauvrissement imposées à Arafat rendent difficile le contrôle de la population hautement politisée de Gaza et de la Cisjordanie. Les Palestiniens ont des aspirations à l’autodétermination qui, contrairement aux calculs israéliens, ne montrent aucun signe de dépérissement. Il est aussi évident que, en tant que peuple arabe – et, avec les traités de paix décourageants entre Israël et l’Égypte et Israël et la Jordanie, ce point est important – les Palestiniens veulent à tout prix préserver leur identité arabe en tant que partie du monde arabe et musulman environnant.

Pour toutes ces raisons, le problème est que l’autodétermination des Palestiniens dans un État séparé ne fonctionnera pas, pas plus que ne fonctionnera le principe d’une séparation entre une population arabe sans souveraineté et une population juive, démographiquement mélangées et irréversiblement connectées. La question, je pense, n’est pas d’inventer des moyens pour persister à essayer de les séparer, mais de voir comment il est possible de les faire vivre ensemble de la manière la plus juste et pacifique possible.

La situation actuelle est une impasse décourageante, pour ne pas dire sanglante. Les Sionistes à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël ne renonceront pas à leur voeu d’un État juif séparé; les Palestiniens veulent la même chose pour eux-mêmes, bien qu’ils aient accepté beaucoup moins d’Olso. Cependant, dans les deux cas, l’idée d’un État pour «nous-mêmes» nie simplement la réalité des faits: à moins d'un nettoyage ethnique et de transferts de population massifs comme en 1948, il n’y a aucun moyen pour Israël de se débarasser des Palestiniens ni pour les Palestiniens d’obtenir qu’Israël s’en aille. Aucune des deux parties n’a de solution militaire viable contre l’autre, ce qui est la raison pour laquelle, j’ai le regret de le dire, ils ont opté pour une paix qui tente si évidemment d’accomplir ce que la guerre n’a pu obtenir.

Plus le développement actuel des colonies israéliennes persiste et plus le confinement et la résistance palestiniens se poursuivent, moins il y aura de chances pour une réelle sécurité pour les deux parties. L’obsession de Netanyahou d’imaginer la sécurité uniquement sous l’angle de l’acceptation de ses demandes par les Palestiniens a toujours été évidemment absurde. D’un côté, lui et Ariel Sharon agaçaient de plus en plus les Palestiniens avec leurs appels glaçants aux colons à s’emparer de tout ce qu’ils pouvaient. D’un autre côté, Netanyahou espérait que de telles méthodes forceraient les Palestiniens à accepter tout de la part d’Israël, sans aucune mesure israélienne en échange.

Arafat, soutenu par Washington, est chaque jour plus répressif. Se référant improbablement aux lois d’urgence britanniques de 1936 contre les Palestiniens, il a récemment décrété, par exemple, que constituait un crime non seulement le fait d’inciter à la violence, à la haine raciale ou religieuse, mais aussi de critiquer le processus de paix. Il n’y a ni constitution ni loi fondamentale palestinienne. Arafat refuse tout bonnement toute limitation de son pouvoir, se sachant soutenu par les États-Unis et Israël. Qui peut réellement croire que tout ceci apportera à Israël la sécurité et la soumission permanente des Palestiniens?

La violence, la haine et l’intolérance se nourrissent de l’injustice, de la pauvreté et du sentiment que sa maturité politique est empêchée. À l’automne dernier, des centaines d’acres de terre palestinienne ont été confisquées par l’armée israélienne près du village d'Umm Al-Fahm, qui n’est pas en Cisjordanie mais à l’intérieur d’Israël. Cela a rappelé le fait que, même en tant que citoyens israéliens, les Palestiniens sont traités en inférieurs, comme une sorte de population défavorisée [underclass] vivant dans des conditions d’apartheid.

Dans le même temps, parce qu’Israël n’a pas non plus de constitution, et parce que des partis ultra-orthodoxes acquièrent de plus en plus de pouvoir politique, il y a des groupes juifs et des individus israéliens qui ont commencé à s’organiser autour de l’idée d’une démocratie totalement laïque pour tous les citoyens d’Israël. Le charismatique Azmi Bishara, un membre arabe de la Knesset, a aussi évoqué la possibilité d’élargie le concept de citoyenneté comme un moyen de dépasser les critères ethniques et religieux qui font qu’actuellement Israël n’est pas un État démocratique pour 20 pour cent de sa population.

En Cisjoranie, à Jérusalem et à Gaza, la situation est profondément instable et explosive. Protégés par l’armée, les colons israéliens (près de 350000 personnes) vivent comme des extraterritoriaux privilégiés avec des droits que les résidents palestiniens n’ont pas. (Par exemple, les habitants de la Cisjordanie ne peuvent se rendre à Jérusalem, et sur 70 pour cent du territoire ils sont toujours soumis à la loi martiale israélienne, et leur terre est menacée de confiscation.) Israël contrôle les ressources en eau et la sécurité palestiniennes, ainsi que les entrées et les sorties. Même le nouvel aéroport de Gaza est sous le contrôle de la sécurité israélienne. Il n’est pas nécessaire d’être un expert pour voir que cette situation conduira forcément à étendre, et non à limiter, le conflit. Ici, la vérité doit être affrontée, pas évitée ou niée.

Il y a aujourd’hui des Juifs israéliens qui parlent franchement de «post-Sionisme», partant du fait que, après 50 ans d’histoire israélienne, le Sionisme classique n’a pu parvenir ni à une solution à la présence palestinienne, ni à une présence exclusivement juive. Je ne vois d’autre solution que de commencer aujourd’hui à parler de partager la terre qui nous a réunis, de la partager d’une façon réellement démocratique, avec des droits égaux pour tous les citoyens. Il ne peut y avoir de réconciliation sans que les deux peuples, deux communautés en souffrance, n’acceptent de percevoir leurs existences comme un fait accompli, et qu’il doit être traité comme tel.

Cela ne signifie pas réduire la vie juive en tant que vie juive, ou renoncer aux aspirations et à l’existence politique des Arabes palestiniens. Au contraire, cela signifie l’autodétermination pour les deux peuples. Mais cela signifie être prêt à adoucir, amoindrir et finalement abandonner le statut spécial d’un des peuples aux dépends de l’autre. La loi au retour des Juifs et le droit au retour des réfugiés palestiniens doivent être considérées et réévaluées ensemble. Les notions de Grand Israël en tant que terre donnée au peuple juif par Dieu et de Palestine en tant que terre arabe qui ne peut pas être retirée de la nation arabe doivent être réduites en importance et en exclusivité.

De manière intéressante, l’histoire millénaire de la Palestine fournit au moins deux précédents pour penser en termes séculiers et plus modestes. D’abord, la Palestine est et a toujours été une terre ayant plusieurs histoires; c’est une simplification excessive de la penser comme principalement, ou exclusivement, juive ou arabe. Si la présence juive est très ancienne, elle n’est en aucune façon la principale. Parmi les autres occupants, on trouve les Cananéens, les Moabites, les Jébusites et les Philistins pour l’Antiquité, et les Romains, les Ottomans, les Byzantins et les Croisés pour l’époque moderne. La Palestine est multi-culturelle, multi-culturelle, multi-religieuse. Il n’y a pas plus de justification historique pour l’homogénéité qu’il n’y en a pour des notions de pureté nationale ou ethnique ou religieuse aujourd’hui.

Deuxièmement, dans l’entre-deux guerres, un groupe petit, mais important, d’intellectuels juifs (Judah Magnes, Buber, Arendt et d’autres) ont argumenté et défendu l’idée d’un État binational. La logique du sionisme a naturellement balayé leurs efforts, mais l’idée est toujours vivante aujourd’hui, ici et là, parmi des individus juifs et arabes frustrés par les évidentes insuffisances et déprédations du présent. L’essence de cette vision est la coexistence et le partage selon des principes qui nécessitent une volonté innovante, courageuse et théorique de dépasser l’impasse aride de l’argument d’autorité et du rejet. Une fois réalisée la reconnaissance de l’autre comme son égal, je crois que le chemin à suivre devient non seulement possible mais séduisant.

La première étape, cependant, est une étape très difficile à faire. Les Juifs israéliens sont isolés de la réalité palestinienne; la plupart d’entre eux disent que ça ne les concerne pas vraiment. Je me souviens de la première fois où j’ai conduit de Ramallah à Israël: c’était comme passer directement du Bangladesh à la Californie du Sud. Cependant la réalité n’est jamais aussi proche. Pour ma génération de Palestiniens, qui ressasse toujours le choc d’avoir tout perdu en 1948, il est pratiquement impossible d’accepter que leurs maisons et leurs fermes ont été occupées par d’autres gens. Je ne vois pas de façon d’échapper au fait qu’en 1948 un peuple en a chassé un autre, commettant ainsi une grave injustice. En lisant ensemble l’histoire palestinienne et juive, non seulement on perçoit toute la force de la tragédie de l’Holocauste et de ce qui est arrivé ensuite aux Palestiniens, mais cela révèle aussi comment, dans le cours de la vie interconnectée des Israéliens et des Palestiniens depuis 1948, un peuple, les Palestiniens, a supporté une part disproportionnée de la souffrance et de la perte.

Les Israéliens religieux et de l’extrême-droite et leurs partisans ne voient aucun problème à une telle formulation. Oui, disent-ils, nous avons gagné, et c’est ainsi que cela devait être. Cette terre est la terre d’Israël et de personne d’autre. J’ai entendu ces mots d’un soldat israélien gardant un bulldozer en train de détruire un champ palestinien en Cisjordanie (sous le regard impuissant de son propriétaire) dans le but d’étendre une route de contournement.

Mais ils ne sont pas les seuls Israéliens. D’autres, qui veulent la paix comme le résultat de la réconciliation, se sont pas contents de la prise grandissante qu’exercent les partis religieux sur la vie israélienne et de l’inéquité et des frustrations d’Oslo. Beaucoup de ces Israéliens manifestent énergiquement contre les expropriations de terre palestinienne et les démolitions de maisons réalisées par leur gouvernement. Ainsi, on peut percevoir une saine volonté de rechercher la paix ailleurs que dans les confiscations de terres et les attentats-suicides.

Pour certains Palestiniens, parce qu’ils sont la partie la plus faible, les vaincus, renoncer à la totale restauration de la Palestine arabe, c’est comme renoncer à leur propre histoire. La plupart, cependant, surtout les enfants de ma génération, sont sceptiques face à leurs ainés et regardent de manière moins conventionnelle vers le futur, au-delà du conflit et de la perte sans fin. Évidemment, les establishments dans les deux communautés sont trop tenues pour pouvoir présenter des courants de pensées «pragmatiques» et les partis politiques pour s’aventurer dans quelque chose de risqué, mais quelques autres (Palestiniens et Israéliens) ont commencé à formuler des alternatives radicales au status quo. Ils refusent d’accepter les limitations d’Oslo, ce qu’un disciple israélien a appelé «la paix avec les Palestiniens», alors que d’autres me disent que la vraie lutte est pour l’égalité des droits entre Arabes et Juifs, et non pour une entité palestinienne séparée, forcément dépendante et faible.

Pour démarrer le processus, il faut développer quelque chose qu’il est totalement absent à la fois dans les réalités israélienne et palestinienne: l’idée et la pratique d’une citoyenneté qui ne dépende pas d’une communauté ethnique ou raciale, comme principale vecteur de la coexistence. Dans un État moderne, tous ses membres sont citoyens du fait de leur présence et du partage de droits et devoirs. La citoyenneté donne ainsi les mêmes privilèges et ressources aux Juifs israéliens et aux Palestiniens arabes. Une constitution et une charte des droits fondamentaux deviennent ainsi nécessaires pour dépasser l’étape du conflit, car chaque groupe aurait le même droit à l’autodétermination; c’est-à-dire le droit de mener la vie commune à sa façon (juive ou palestinienne), peut-être dans des cantons fédérés, une capitale commune à Jérusalem, un accès égal à le terre et des droits séculiers et juridiques inaliénables. Aucune des parties ne devrait être otage des extrémiste religieux.

Cependant, les sentiments de persécution, de souffrance et de victimisation sont si profondément impantés qu’il est presque impossible de lancer des initiatives politiques qui mettraient les Juifs et les Arabes dans le même principe d’égalité civique en évitant les écueils du «nous contre eux». Les intellectuels palestiniens doivent exprimer leur thèse directement dans les forums publics, universités et médias israéliens. Le défi est à la fois pour et à l’intérieur d’une société civile qui a longtemps été subordonnées à un nationalisme qui s’est développé comme un obstacle à la réconciliation. Surtout, la dégradation du discours – symbolisée par Aradat et Netanyahou échangeant des accusations pendant que les droits des Palestiniens sont compromis par des mesures de «sécurité» excessives – empêche l’émergence de toute perspective plus large et plus généreuse.

Les alternatives sont désagréablement simples: soit la guerre continue (avec le coût exorbitant du processus de paix actuel), soit on recherche activement une solution basée sur la paix et l’égalité (comme dans l’Afrique du Sud d’après l’apartheid), malgré les nombreux obstacles. Une fois que l’on admet que les Palestiniens et les Israéliens sont là pour rester, alors la solution décente est celle de la nécessité d’une coexistence pacifique et d’une véritable réconciliation. Une vrai autodétermination. Malheureusement, l’injustice et le bellicisme ne disparaissent pas d’eux-mêmes: ils doivent être attaqués par tous ceux qui sont concernés.

23 juin 2007

Punition collective des civils palestiniens au Liban

Le camp de Nahr el Bared en 1951. Photo Jack Madvo (UNRWA)

Le 13 juin dernier, l'association Human Rights Watch émet une alerte: elle dénonce les détentions arbitraires de réfugiés palestiniens qui fuient le camp bombardé de Nahr el Bared et expose de nombreux cas de mauvais traitements.

Malgré cette alerte et les nombreux témoignages qui circulent, Isabelle Dellerba, dans Libération, continuait hier à relayer la propagande officielle avec une absence de recul qui fait plaisir à voir. Le paragraphe final de son article restera un des grands moments de la presse orwellienne:
Les membres du groupe seraient en outre appuyés par des Palestiniens du camp, des hommes recherchés par la justice mais aussi, semble-t-il, des membres d’autres partis voire de simples individus. En face, les militaires gagnent du terrain, mais lentement, pour épargner au maximum les vies humaines et parce qu’ils doivent également tenir compte d’un certain nombre de données liées à la complexité de la situation politique au Liban: interdiction de pénétrer dans le vieux Nahr el-Bared, pour ne pas trahir des accords passés avec les Palestiniens en 1969, obligation d’épargner au maximum les civils – 2 000 personnes résideraient encore dans le camp -, sous peine d’explosion dans les autres camps et néanmoins nécessité d’en finir au plus vite car les incidents sécuritaires se multiplient un peu partout.
Pour l’édification du lecteur, je recommande plutôt la lecture du reportage de Sophie McNeill, publié hier sur Electronic Lebanon, dont voici la traduction intégrale.
Punition collective des civils palestiniens au Liban
Sophie McNeill, Electronic Lebanon, 22 juin 2007

Alors que Mohammad s’approchait du checkpoint de l’armée libanaise à l’extérieur du camp de réfugiés palestiniens de Nahr al-Bared, il pensait que le cauchemar des trois dernières semaines était enfin terminé.

Ne pouvant fuir au milieu des échanges de tirs et du bombardement qui a rasé les maisons de du voisinage, la famille de Mohammad est restée coincée dans le camp depuis le début des combats entre le groupe islamiste du Fatah al-Islam et l’armée libanaise.

Le point de contrôle de l’armée représentait un asile sûr pour ces civils palestiniens désespérés. Au lieu de cela, déclare Mohammad, c’est là que son voyage dans la torture a commencé.

J’ai rencontré Mohammad après avoir entendu de nombreuses histoires de jeunes hommes palestiniens qui, après avoir fui les combats de Nahr al-Bared, avaient été détenus de manière systématique par les services de renseignement de l’armée libanaise et, pour nombre d’entre eux, physiquement malmenés.

La plupart étaient trop effrayés pour accepter d’être interviewés, mais samedi matin un jeune homme est venu me trouver au camp de réfugiés de Baddaoui, où plus de 18000 réfugiés de Nahr al Bared ont trouvé refuge. Il m’a demandé si je voulais rencontrer son cousin qui venait apparemment d’être libéré par l’armée libanaise la nuit précédente.

Le cousin m’a mené à travers un dédale de ruelles surpeuplées et environ six séries d’escaliers, et j’ai trouvé Mohammad assis avec précaution sur un canapé, entouré par sa famille. Il enlève sa chemise et me montre les énormes contusions qui couvrent son dos et le haut de ses bras; de longues rayures rouges sont aussi visibles.

Marques de flagellation sur le dos de Mohammad. (Sophie McNeill)

« Je suis parvenu à échapper au combat avec ma femme, mes enfants et ma tante, » commence-t-il. « Mais dès que nous avons quitté du camp, les soldats nous ont séparés en deux groupes. Ils ont laissé les femmes et les enfants partir, et ont menotté les hommes. »

Puis, raconte Mohammad, on leur a bandé les yeux et ils ont été emmenés dans un grand camion militaire. « On ne nous permettait pas de lever la tête. Nous devions regarder le plancher et quand quelqu’un relevait la tête, ils commenceraient à dire “baisse la tête, chien” et vous receviez un coup sur la tête.»

Les soldats libanais ont commencé à insulter les Palestiniens, dit Mohammad. «Ils répétaient “Nous allons vous baiser, vous autres Palestiniens; nous allons baiser vos mères et vos femmes”,», raconte-t-il. «Nous allons baiser les Palestiniens du plus petit du plus grand. Votre peuple ne mérite pas de vivre; vous devriez être massacrés jusqu’au dernier.»

Mohammad dit qu’ils ont été menés au camp militaire de Kobbeh près de Tripoli. Après un jour et une nuit d’interrogatoire sans interruption, on a dit à Mohammad qu’il allait être relâché. Mais au lieu de cela, on lui a à nouveau bandé les yeux et il a été conduit après deux heures de trajet à ce qu’il a pensé être le Ministère de la Défense près de Beyrouth, la première des destinations qu’il visiterait dans les quatre jours qui ont suivi.

(J’ai été arrêtée pour avoir filmé trop près du camp de Nahr al-Bared, et emmenée au camp militaire de Kobbeh à Tripoli, quatre jours avant la date à laquelle Mohammad dit y avoir été retenu. En me rendant pour être interrogée par les services de renseignement militaire, j’ai traversé une pièce remplie de jeunes Palestiniens accroupis au sol, surveillés par des soldats libanais. Recevant des excuses et me voyant offrir un excellent expresso, mon traitement en tant que journaliste occidental a été de première classe. Mais il était intéressant d’être assise dans le bureau du commandant et de voir un certificat accroché au mur indiquant qu’il était diplômé d’un programme du US Central Command et qu’il avait suivi une formation militaire étatsunienne en «debriefing, entretien et interrogatoire» [debriefing, interviewing and elicitation].)

À son arrivé à ce qu’il dit être le Ministère de la Défense, Mohammad raconte que des soldats les ont forcés, lui et d’autres hommes, à s’agenouiller au sol pendant «ce qui m’a semblé durer une journée entière.» «À chaque fois que nous voulions étendre les jambes, ils nous battaient,» dit-il. «Nous disions, “Pour l’amour de Dieu, laissez-nous étendre les jambes!” Et ils nous répondaient, “Quel dieu? Il n’y a pas de dieu ici.”»

Après deux jours, Mohammad dit qu’un interrogateur l’a emmené dans une pièce et a commencé à le battre. «Ils me fouettaient,» dit Mohammad. «C’est de là que viennent les marques sur mon dos. Un grand fouet avec du métal dessus.» Mohammad dit que d’autres hommes sont arrivés et ont commencé à le battre et à le frapper sur la tête. «Ils m’ont frappé sur l’estomac; j’ai dit “S’ils vous plait, arrêtez, j’ai mal à l’estomac.” Et ils ont dit, “Ah bon, il te fait mal? Alors nous allons le niquer.”»

Ensuite, les hommes ont apparemment commencé à projeter Mohammad contre les murs et à le jeter par terre. «Le type principal n’arrêtait pas de demander, “Pour qui tu travailles?” J’ai dit que je ne travaillais pour personne. Il disait, “Tu les as aidés, tu étais là-bas!”»

En effet, beaucoup de Libanais accusent les Palestiniens d’avoir «abrité» le Fatah al-Islam a l’intérieur du camp de Nahr al Bared, même si le gouvernement libanais savait que le groupe s’y trouvait depuis que les combattants avaient tenu une conférence de presse et étaient passés à la télévision libanaise en mars dernier.

«Les soldats répétaient “Si vous n’avez rien à voir avec eux pourquoi ne les avez-vous pas chassés? Pourquoi votre OLP n’a rien fait contre eux? Nous allons vous massacrer comme vous avez massacré nos soldats,”» raconte Mohammad. «Je répétais que je n’avais rien à voir avec eux, que nous sommes des civils. Que nous sommes contre les meurtres.»

Mohammad dit qu’il a été forcé de se tenir debout pendant des heures, et qu’ils le frappaient s’il commençait à s’endormir, et qu’ils l’avaient menacé de le torturer avec des fils électriques. Mais le pire moment est survenu, dit-il, quand un des soldats a pointé son arme contre sa tête. «Il a mis son pistolet près de ma tête et a dit “Je pourrais aussi bien te tuer, tu n’es qu’un chien. Personne ne le saurait.”»

Mohammad dit qu’il a été obligé de dormir au sol dans une pièce avec de la boue au sol en utilisant ses tongues comme oreiller. «Nous voulions nous laver et prier mais ils ne nous ont pas autorisés à le faire,» dit-il.

Les insultes étaient presque aussi douloureuses que les coups, dit Mohammad. «Si nous les touchions, ils nous frappaient et disaient “Vous êtes des gens sales, et vos familles sont toutes sales.” “Ne me touche pas, tu es sale, tu es Palestinien, tu es un clebs[*]”, disaient-ils.»

Après cinq jours, Mohammad dit qu’ils l’ont mis dans un camion, conduit à la base militaire de Tripoli et l’ont libéré. «Ils ont appelé mon nom et je suis descendu du camion, et un officier du renseignement m’a dit, “Tu es un clebs, un fils de clébard. Tire-toi de là.”»

Nadim Houry, du bureau de Beyrouth de Human Rights Watch (HRW), a recensé de nombreux cas de Palestiniens au camp de Baddaoui qui ont été détenus et ont subi des mauvais traitements. «Cela va des coups en détention à des détentions de quatre ou cinq jours sans chefs d'accusation,» dit Houry, «des jeunes Palestiniens sont arrêtés aux checkpoints militaires dans tout le Liban et parfois battus du seul fait qu’ils sont Palestiniens.»

Houry dit que HRW reconnaît le droit de l’armée à interroger les gens qui quittent le camp de Nahr al Bared pour déterminer s’ils sont des membres du Fatah al-Islam, mais pas l’usage de traitements illégaux et abusifs.

«Cela a créé une situation dans laquelle les Palestiniens ont peur non seulement de quitter Nahr al-Bared, mais même de simplement quitter le camp de Baddaoui où ils sont actuellement,» explique Houry.

Et, explique Houry, si l’armée pensait réellement que les hommes palestiniens étaient liés au Fatah al-Islam, pourquoi ont-ils été relâchés?

«Ils ont été interrogés et relâchés. Cela signifie évidemment qu’il n’y avait aucune preuve qu’ils étaient des membres du Fatah al-Islam. Mais le plus important, c’est que même s’ils avaient été des membres du groupe, cela ne justifie pas le recours aux mauvais traitements,» conclut-il.

Cependant, ces accusations d’abus et de torture de la part de l’armée libanaise tombent dans l’oreille d’un sourd ici au Liban. Les souvenirs de la brutale guerre civile, associés à l’idée que les Palestiniens sont d’une manière ou d’une autre complices du Fatah al-Islam et de la mort de plus de soixante-dix soldats libanais, ont créé une ambiance pour un soutien inconditionnel aux militaires.

Pour le mouvement pro-gouvernemental du 14 Mars, ce conflit donne l’occasion parfaite de prouver que l’armée libanaise est «forte» et et qu’«elle peut défendre la Patrie», ce qui renforce leur argument qu’il n’y a plus besoin d’une Résistance et que le Hezbollah doit être désarmé. Mais il n’y a pas que le 14 Mars qui apporte son soutien; la majorité du public libanais s’est uni derrière les attaques de son armée contre Nahr al Bared d’une manière qui n’a pas de précédent.

Des manifestations rassemblant des milliers de personnes se sont déroulées en soutien à l’armée et des affiches avec des slogans en faveur de l’armée ont été installées à travers tout le pays. L’affiche la plus répandue est un grand panneau qui semble apparaître tous les 300 mètres sur la route qui mène à Tripoli. Sur un fond de camouflage militaire, il est écrit «al-Amru Lak», une expression habituelle qu’on peut traduire «À vos ordres».

La presse locale porte aussi une responsabilité pour encourager les Libanais à donner de manière inconditionnelle l’autorisation à l’armée de recourir à n’importe quel moyen pour rétablir l’«ordre». L’armée a interdit aux journalistes de filmer les soldats n’importe où à proximité du camp et dans les checkpoints environnants – un ordre que la plupart des médias libanais ont rempli avec dévouement.

Après avoir interviewé Mohammad et filmé ses blessures, j’ai offert gracieusement le reportage à différentes chaînes de télévision libanaises, mais personne n’a voulu y toucher. Un rédacteur de New TV, bien connu pour ses reportages critiques sur le gouvernement libanais, m’a dit, «L’armée a le droit de tout faire quant à Fatah al-Islam et pour empêcher les attaques terroristes à l’intérieur du Liban.»

La réponse de la télévision du Hezbollah al-Manar était plus compatissante. «Vous voyez, nous adorerions traiter de cela,» m’a expliqué mon contact, «mais nous ne pouvons dire quoi que ce soit contre l’armée en ce moment; c’est un sujet trop sensible.»

Répondant à ces accusations, le porte-parole du bureau de presse de l’armée libanaise a dit que les Palestiniens étaient des «menteurs» et que «nous ne blessons jamais personne, et en particulier pas s’il s’agit de civils.»

Le porte-parole a même nié que les Palestiniens étaient systématiquement emmenés par l’armée et interrogés après leur départ du camp de Nahr al-Bared, une pratique que moi et d’autres journalistes ont pourtant vue de leurs propres yeux (même si nous n’avons pas été autorisés à la filmer).

Quant à Mohammad, son expérience l’a laissé avec un sentiment de perte et de vulnérabilité en tant que Palestinien au Liban. «Nous savons que les Israéliens sont nos ennemis, mais là ce sont des Arabes…», dit-il.

Mohammad pense que les Palestiniens ne vont pas oublier facilement l’injustice dont ils pensent avoir été les victimes de la part de l’armée libanaise. «La façon dont l’armée libanaise nous a traités a provoqué beaucoup de haine parmi nous à l’encontre de l’armée libanaise,» dit-il.

«Cela va encourager les gens à rejoindre des groupes pour se venger et j’ai entendu de mes propres oreilles des gens dire, c’est OK. C’est seulement une question de temps. Ceux qui ont été humiliés ne vont pas simplement oublier,» prévient-il. «Certains Palestiniens détestent maintenant les Libanais en tant que peuple, et pas seulement les leaders libanais. Leur armée a maintenant créé une haine entre le peuple libanais et le peuple palestinien.»

Les noms dans ce reportage ont été changés pour protéger l’identité des personnes. Sophie McNeill est reporter à Dateline, un programme international d’information de la chaîne publique australienne SBS TV. Elle vit à Beyrouth.

Nahr el Bared, 2007. Image tirée du site Web du camp.


[*] Pour mes lecteurs qui ne maîtriseraient pas l’argot: «clebs», «clébard», termes d’argot désignant, de manière extrêmement péjorative, le chien. Dérivé de l’arabe «kaleb» (chien). Dans une situation d’insulte et d’humiliation, je pense que ces termes sont plus adaptés pour la traduction.