a

25 mai 2007

Voir Beyrouth et vomir

Vous voulez de l'odieux, du raciste, du répugnant (et du affreusement mal écrit)? Vous voulez comprendre pourquoi le Liban va purement et simplement disparaître? Il suffit de lire l'éditorial de ce jour de L'Orient-Le Jour, affligeant quotidien francophone devenu l'organe officieux des Forces libanaises. J'évoquais avant-hier l'invraisemblable cynisme des néo-conservateurs, dont la grande force est d'être capable d'éradiquer la réalité. En voici un cas exemplaire.

Chant de guerre
de Ziyad Makhoul

Le Liban et la Syrie, que cet ahurissant Ehud Olmert est en train de draguer de plus en plus ouvertement, sont désormais bel et bien en guerre: à chacun ici, donc, de choisir son camp. Ou, ce sera certainement plus honorable de fermer sa gueule: il est justement, en ce moment, de monstrueuses non-assitances à pays en danger comme de bien assourdissants silences qu’il faudra vite décrypter, une fois la guerre gagnée. Des coups de Jarnac et des silences jaloux, envieux: le cabinet Siniora, éminemment, évidemment critiquable dès lors qu’on le laissera travailler, a ceci de somptueux, dans ce monde post-11 Septembre, qu’il est le premier gouvernement libanais à engager, enfin, la guerre contre le terrorisme, à s’engager carrément. Cela peut paraître banal, comme cela, à première vue; c’est juste énorme.

Le Liban et la Syrie sont en guerre, et cette guerre se fait sur trois fronts.

Il ne pourrait et ne pourra y avoir de solution politique, de compromis, de compromission avec cette Barbie syrienne mortifère qu’est Fateh el-Islam et que le régime de Damas a décidé d’exhiber dans l’une des pires superpoudrières libanaises: le camp palestinien, cette entité kystique dans laquelle grouillent, par définition, et s’opposent mille et une obédiences. Double et monumental défi ainsi imposé au gouvernement Siniora: réussir cette guerre contre le terrorisme et réussir là où tout le monde a toujours échoué, réussir à changer drastiquement la mentalité des réfugiés palestiniens au Liban en leur faisant comprendre qu’il est largement temps pour eux de remplir, sans tergiverser, sans pinailler, sans hésiter leur incontournable et, surtout, leur non négociable devoir de sol. Même si cela doit passer par une auto-intifada, une orageuse remise en question: en accueillant les terroristes, en les autorisant à opérer à partir de leur camp, en acceptant bon gré mal gré de leur servir de boucliers humains, les réfugiés de Nahr el-Bared, soumis sans aucun doute à de nouvelles et insupportables misères, n’en restent pas moins les seuls responsables de cette naqba. C’est uniquement en remplissant ce devoir de sol, en aidant par tous les moyens, politiques et militaires, cette armée libanaise qui, n’en déplaise à certains médias étrangers trop rapidement larmoyants, fait tout pour éviter la mort d’innocents, que les réfugiés palestiniens pourraient alors commencer à militer pour certains droits qui rendraient plus facile l’attente de l’urgentissime retour en Palestine.

Deuxième front de guerre libano-syrien, désormais diplomatique, dans les couloirs du Palais de Verre: le tribunal international, avec aux avant-postes l’indispensable Tarek Mitri. Et, en renforts, comme d’habitude, une France déterminée à assister, du premier rang, à la naissance de ce tribunal: pour le coup, ce si cher Émile Lahoud, qui s’était chaudement félicité du départ de Jacques Chirac, a dû apprécier hier à sa juste valeur la visite et la conférence de presse au Sérail d’un Bernard Kouchner surdopé. «Ne comptez pas sur la communauté internationale et en tout cas pas sur la France pour renoncer au tribunal international», a-t-il asséné avec un clin d’œil complice, amical et invisible au bon Sergueï Lavrov; un tribunal qui sera très certainement adopté sous le chapitre VII mardi 29 mai, grâce ou plutôt à cause de l’opposition libanaise, qui a décidé de le politiser à outrance et qui s’y est employée comme une reine. Il serait à ce propos totalement faux de penser que le mode contraignant de la future résolution gêne le moins du monde cette opposition seulement préoccupée à sauvegarder les apparences face au régime syrien; au contraire, il la soulage.

Troisième front de guerre entre Beyrouth et Damas, peut-être le plus pervers, pernicieux en diable, psychologique et criminel: la peur. Achrafieh la FL, Verdun la Courant du futur, Aley la PSP: premiers volets sanglants d’une danse de mort que le régime baassiste ne compte aucunement arrêter, d’un tryptique d’incendies qu’il compte bien démultiplier à volonté: coupler dans la tête de chaque Libanais la terreur de se faire tuer au dégoût de son pays, lui faire regretter au centuple chaque I Love Life qu’il a scandé, collé, affiché, hurlé; mettre en quarantaine un pays qui a le culot de vivre et de vouloir vivre libre et ouvert aux mondes et le suicider économiquement, lui offrir une troisième misérable, monstrueuse saison estivale; abuser de la psychose et transformer les Libanais en autant de zombies. Dans cette guerre, pourtant, voilà les vrais combattants: des Libanais, citoyens et responsables, qui ont toujours balayé d’un revers de la main et d’un éclat de rire, d’une bouteille d’arak ou d’une orgie de décibels les bombes, les voitures piégées, les faiseurs de cadavres. Les vrais gagnants.

Une lutte implacable contre le terrorisme; un combat jusqu’au-boutiste pour l’avènement de la vérité et de la justice; un transcendement de soi au quotidien pour bouffer la vie à pleines dents et la faire triompher: sans doute fallait-il cette guerre-là pour mettre l’État en marche, triplement et sacrément en marche, envers et contre tous ses contempteurs, du dedans et du dehors. Plus encore: pour la première fois, et voilà certainement pourquoi la victoire sera au rendez-vous, pour la toute première fois depuis le début des années 40, l’État et le peuple libanais mènent, après l’avoir librement décidée, leur propre guerre.
(C'est moi qui ait souligné certains passages en gras.)

Pour donner à réfléchir, voici ce qu'écrivait Adolf Hitler dans Mein Kampf:
Un trait de génie d’un grand chef est de toujours laisser entendre que des ennemis, même très éloignés les uns des autres, appartiennent à une seule et même catégorie, car chez les faibles et les indécis, se savoir des ennemis différents éveille bien trop aisément un doute quant au bien-fondé de leur propre cause.

24 mai 2007

Les Hariri financent «al-Qaeda», mais c'est pour la bonne cause

Révélation étonnante, aujourd'hui, dans l'éditorial de Michael Young dans le Daily Star. Pour ceux qui ne le connaissent pas, il s'agit d'un des nombreux propagandistes du clan Hariri: ses éditoriaux sont proprement illisibles. Lire un éditorial de Michael Young, c'est en gros lire un communiqué officieux de la maison Hariri; c'est le seul intérêt.

Comme je le rappelais dans mon (long) billet d'hier, l'article de Seymour Hersh dans le New Yorker du 5 mars dernier, intitulé «The Redirection» (traduction complète sur le présent blog) est désormais le texte le plus commenté au Liban et sur l'internet libanais. Avant même que le Fatah al-Islam ne fasse la Une des médias (pour les attentats près de Bikfaya, puis pour les affrontements actuels avec l'armée libanaise), Seymour Hersh indiquait nommément ce groupe comme un exemple de groupe sunnite islamiste financé et armé par le clan Hariri pour contrer le Hezbollah.

Aujourd'hui, Michael Young, porte-flingue du clan, réplique. Il commence par débiner l'article de Hersh, sur l'unique paragraphe qui concerne le financement du Fatah al-Islam, au motif qu'il n'est pas suffisamment sourcé. Et finalement, affirmant que Hersh ment en accusant le clan Hariri d'avoir financé ce groupe, il élabore une théorie encore moins fondée et sourcée pour affirmer qu'il s'agit en réalité d'une action syrienne.

Cependant, au milieu de cette «démonstration», Michael Young affirme ceci:

Le mensonge selon lequel le gouvernement a financé le Fatah al-Islam a été légitimé par une gaffe spectaculaire du camp Hariri, en particulier de Bahiya Hariri [NdT: la sœur de feu Rafik Hariri]. Il y a quelques mois, elle a aidé à résoudre une crise qui résultait de la présence d’islamistes dans le district de Taamir de Sidon, adjacent au camp palestinien d’Ein al-Hilweh, en payant un dédommagement aux militants du Jund as-Sham pour qu’ils quittent la région. Du point de vue étroit de Sidon, que Bahiya Hariri représente au parlement, c’est logique. Taamir était une entrave aux relations entre l’État et les habitants de la région d’un côté et les Islamistes et les résidents du camp de l’autre. Cependant, au lieu de se disperser, un certain nombre de militants se sont rendus à Nahr al-Bared, selon des sources palestiniennes. Là, ils ont rejoint le Fatah al-Islam. Maintenant les Hariri semblent avoir financé des islamistes, alors qu’ils se sont contenté de faire ce qu’ils font habituellement face à un problème: essayer de le résoudre en l’achetant.
Ainsi, le clan Hariri admet, par son porte-parole officieux Michael Young, avoir au moins une fois donné de l'argent à un groupe islamiste, le Jund as-Sham, dont les membres ont ensuite rejoint le Fatah al-Islam. C'était une «gaffe», justifiée par la volonté de bien faire dans le cadre de la défense d'une petite circonscription locale (Sidon, ville côtière au Sud de Beyrouth, nommée Saïda en arabe, fief historique des Hariri).

Ah oui mais non... Parce que si on commence à fréquenter le Jund as-Sham et le camp de Ein al-Hilweh, alors on va commencer à fréquenter du bizarre, du louche, du pas correct... Le genre avec lequel on ne fait pas de «gaffe».

Avant de commencer, je tiens à introduire ici un énorme AVERTISSEMENT AU LECTEUR. Nous entrons dans le domaine de l'occulte, de la barbouserie et de la manipulation. Chaque fait ou relation, dès lors, n'est plus étayé que par une seule source, dont la fiabilité n'est jamais assurée, et dont la déclaration a toujours un but plus ou moins caché. L'internet permet avec une facilité déconcertante de se livrer à ce genre de jeu de piste, et dans ces moments on se laisse facilement emporter par un enthousiasme dangereux. Le piège classique consistant à valider une conclusion décidée en amont en établissant une collection de liens.

Le but de ce qui suit n'est donc pas de démontrer autre chose que ceci: la révélation de Young (une membre très importante du clan Hariri a donné de l'argent à un groupe islamiste, et ce groupe islamiste a rejoint l'actuel Fatah al-Islam) est en réalité une ouverture sur un monde bizarre, nauséabond et malsain de faux-semblants et de manipulations.

Cette précaution prise, commençons...

Le lecteur anglophone est invité à lire le billet de l'indispensable blog de Joshua Landis (une autre bête noire de l'éditorialiste Michael Young), Syria Comment: «Ahmed Abu Adas, Jund al-Sham and Mossad?». Ce billet de juin 2006 a visiblement inspiré un célèbre texte de Jürgen Cain Külbel mais, à l'inverse de ce dernier, le billet sur Syria Comment se garde bien de tirer des conclusions explicites. Pour les sources, voir ce billet.

Du Fatah al-Islam, l'éditorial de Young permet de remonter au Jund as-Sham, «L'armée du Levant», dont le nom est une référence à la grande région qui a donné son nom à Damas (Sham en arabe); malgré son nom, ce groupe n'est pas pro-syrien. Plusieurs articles de presse le mentionnent d'ailleurs comme étant «Al-Qaeda au Liban». Quelques informations sur ce groupe sont disponibles sur Wikipedia (la traduction que l'on y trouve, «Armée de la Grande Syrie», prête à confusion; les tenants de la Grande Syrie au Liban – PSNS –, n'utilisent pas à ma connaissance le terme «Sham», mais «Sourya», sont laïcs, et n'ont rien à voir avec ce groupe islamiste.). Il serait ainsi l'auteur de l'attaque de septembre 2006 contre l'ambassade américaine à Damas, que les services syriens ont empêché suite à des combats très violents. La répression syrienne contre ce groupe, en 2005, était si violente qu'Amnesty International s'en est ému. Il serait responsable d'un attentant en 2004 à Beyrouth qui a tué un responsable du Hezbollah. Bref, ce groupe semble difficilement à placer du côté des «pro-syriens»...

Accessoirement, le Jund as-Sham est sur la liste des organisations terroristes émise par la Russie. Il n'est pas sur la liste des organisations terroristes étrangères du Département d'État étatsunien d'octobre 2005. (Inversement, le Hezbollah est sur la liste étatsunienne, mais n'est pas sur la liste russe.)

Selon le billet de Syria Comment, le Jund as-Sham aurait accueilli, à Ain al-Hilweh, les membres survivants du groupe de Dinniyeh, dont le dirigeant Bassam Ahmad al-Kanj, avait été tué.

Bassam Ahmad al-Kanj aurait été le professeur religieux du Sheikh Abu Obeida, sous-chef des groupes Asbat al-Ansar et Jund as-Sham.

Par ailleurs, parmi les membres du groupe de Dinniyeh, on trouve Ahmed Salim Mikati et Ismail al-Khatib. Ces hommes étaient les employeurs, dans un magasin d'ordinateur, du Palestinien Abu Adas. Par ailleurs, le Sheikh Abu Obeida (haut responsable du Jund as-Sham) est cité dans le premier rapport Mehlis comme ayant été en relation avec Abu Adas (le rapport écarte cependant cette relation, jugeant ses sources peu fiables).

Abu Adas a revendiqué, dans une cassette diffusée sur al-Jazeera, l'assassinat de Rafik Hariri. Thèse écartée par la commission d'enquête, le billet de Syria Comment étant cependant circonspect sur ce point.

Le Jund as-Sham aurait revendiqué en mars 2005 trois des quatorze attentats sur lesquels enquête la commission. En octobre 2005, il a menacé de mort le juge Mehlis.

Toutes ces informations décrivent une «mouvance», un réseau de relations autour du Jund as-Sham, en rapport connu avec l'assassinat sur la mort de Rafik Hariri et la commission d'enquête. C'est donc à ce groupe, qui a ainsi publiquement menacé de mort le juge Mehlis en 2005 (information révélée par al-Mustaqbal, le quotidien du clan Hariri), que la femme de Rafik Hariri a donné de l'argent «il y a quelques mois»...

Le billet de Syria Comment devient encore plus inquiétant lorsqu'il évoque le Sheikh Jamal Khattab, décrit comme travaillant avec le Sheikh Abu Obeida (haut responsable du Jund as-Sham). Selon le Times de juin 2006, Sheikh Jamal Khattab est un imam suspecté d'avoir recruté des combattants arabes pour al-Qaeda en Irak. Il était par ailleurs imam à Ain al-Hilweh et leader islamiste.

Ce représentant de notre désormais élargie «mouvance» al-Qaeda à Ain al-Hilweh a un frère: Hussein Khattab.

Accrochez-vous. Hussein Khattab a été arrêté en juin 2006: il dirigeait un réseau d'espionnage du Mossad israélien au Liban. Il aurait ainsi été suspecté du meurtre de Jihad Ahmad Gibril en 2002 et libéré sur pressions de son frère le Sheikh Jamal Khattab.

Comme je l'écrivais en juillet 2006: «Un autre événement aura échappé à nos médias occidentaux. Le 13 juin 2006 (oui, il y a à peine un mois), les Libanais ont démantelé un réseau terroriste agissant pour le compte du Mossad
«Les services de renseignements de l’armée libanaise ont arrêté Mahmoud Rafeh, à l’origine de l’assassinat des frères Majzoub membres du Djihad Islamique le 26 mai dernier, à Saïda. Cet ancien FSI recruté par le Mossad a reconnu être impliqué dans d’autres attentats à la voiture piégée qui ont eu lieu au cours des dernières années. L’armée qui a saisi de nombreuses preuves à conviction au domicile de Rafeh a afirmé que d’autres membres de ce réseau terroriste avaient été arrêtés.
Ces derniers avaient effectué des stages de formation en Israël, une fois opérationnels, ils recevaient le matériel de communication et d’espionnage sophistiqué pour exécuter les ordres du Mossad. Ainsi, l’attentat contre les frères Majzoub à Saïda et l’assassinat de deux responsables du Hezbollah et de Jihad Ahmad Gibril, fils d’Ahmad Gibril (chef prosyrien du FPLP-CG) sont à mettre au compte de ce réseau, d’après les aveux de Rafeh.»
Malgré ces relations extrêmement inquiétantes et bizarres, la sœur de Rafik Hariri a donné de l'argent au Jund as-Sham «il y a quelques mois», lequel aurait pris l'argent et a rejoint le Fatah al-Islam près de Tripoli.

Encore une fois, il faut un cynisme absolu et assumer un beau déni de réalité pour pouvoir prétendre qu'il s'agit d'une «gaffe», qui serait logique «du point de vue étroit de Sidon».

22 mai 2007

Au Liban, le chaos constructif est en marche

Est-ce que «ça» a commencé? Est-ce un nouvel «épisode», ou une «étape de l’escalade», ou est-ce le début de la fin pour le Liban?

Avant tout, je voudrais souligner les textes très touchants du blog «Palestine for us», dont les billets sont visiblement écrits dans l'urgence:

Arrêtez de bombarder Nahr el Bared maintenant!

«Naher al bared» est un camp de réfugiés palestiniens dans le nord du Liban, ce camp est la cible d’un bombardement violent de l’armée libanaise qui tente de détruire un mouvement terroriste nommé «Fateh al Islam» qui est un allié d’Al-Qaeda dans la région. Je viens d’appeler mon ami dans le camp de «Naher el bared», et il m’a dit que l’armée libanaise bombarde le camp au hasard, de nombreuses maisons tombent les unes sur les autres, ils ont bombardé les cliniques et certaines maisons considérées comme appartenant à «Fateh al Islam».

Ahmad, un de mes amis qui vit dans le camp, m’a dit qu’ils n’avaient plus d’eau, plus de pain, plus d’hôpitaux. Ils commencent à avoir faim, ils ne peuvent pas sortir les blessés et les morts, essentiellement des civils, du camp.

Il n’y a pas de raison de bombarder tout le camp, et nous ne devrions pas le faire. Les attaques contre l’armée libanaise ont eu lieu hier à l’extérieur du camp, et ils ont découvert ces terroristes à l’intérieur d’une maison dans la ville de Tripoli.

Les Palestiniens à l’intérieur du camp ont offert au gouvernement libanais de l’aider à combattre ce mouvement terroriste, mais le gouvernement a rejeté cette offre.

Alors, quelle est la raison pour ces bombardements? Le camp est face à un désastre si nous n’arrêtons pas le bombardement MAINTENANT!
Une dépêche de l'AFP de mardi soir raconte («Liban: des milliers de civils fuient le camp de Nahr el-Bared»):
«L'odeur des cadavres est partout. Il n'y a pas de nourriture, pas d'eau, pas d'électricité et ils nous tiraient dessus», a raconté Dania Mahmoud Kassem, une étudiante de 21 ans vivant dans ce camp situé dans la banlieue nord du port de Tripoli.

Un autre réfugié, Ibrahim Issa Dawoud, a raconté que lui, sa femme et leurs six enfants âgés de trois à 13 ans s'étaient cachés dans une mosquée pendant trois jours en se nourrissant de chips. «Même le cimetière a été bombardé et les squelettes ont été exhumés», a dit cet homme de 42 ans. «Nous pensons que c'était notre dernière chance (de partir) parce qu'ils vont raser le camp.»

Depuis le début des combats, 29 soldats libanais et au moins 20 militants du groupe radical Fatah al-Islam ont été tués, mais le nombre de victimes civiles reste inconnu parce que les organisations humanitaires n'ont pas été autorisées à entrer dans le camp. Les réfugiés en fuite faisaient état d'un grand nombre de victimes civiles.

«Il y a eu un massacre. J'en ai été témoin. Dans une seule pièce, il y avait 10 morts. Six obus sont tombés sur nous, les corps étaient réduits en morceaux», a crié un habitant en colère alors qu'il quittait le camp avec d'autres réfugiés lors d'une trêve de courte durée dans l'après-midi.

Mais, cette précédente trêve a été vite rompue, et un convoi d'aide humanitaire de l'ONU a été touché par des tirs de l'armée libanaise lors de la reprise des combats en fin d'après-midi, alors qu'il tentait d'entrer dans le camp pour distribuer de l'aide.

L'armée libanaise semble déterminée à «en finir» avec les extrémistes du Fatah al-Islam retranchés dans ce camp de réfugiés palestiniens. Elle a été autorisée par le gouvernement à intensifier ses opérations.
Sur l'impact dramatique des explosions dans le centre de Beyrouth sur l'«opinion publique libanaise», Palestine for Us raconte:
Mon amie X vit à Verdun, j’ai pensé à elle quand j’ai appris pour l’explosion qui y a eu lieu, je lui ai envoyé un SMS et elle ne m’a pas répondu parce que, comme d’habitude, tous les téléphones ont cessé de fonctionner, puis je l’ai eue par Internet, et grâce à Dieu elle allait bien, mais elle m’a dit: «Asharf, comment peux-tu faire cela en tant que Palestinien?»; oh mon Dieu mon amie m’a dit ça; quand je lui ai expliqué la situation et que le Fatah al Islam n’était pas Palestinien et qu’ils étaient plus de 60 Séoudiens, 20 Algériens, 10 Jordaniens, 30 Afghans, 12 Palestiniens, elle a été surprise et elle m’a dit: les Libanais ne savaient pas cela, alors j’ai réfléchi et j’espère qu’elle a changé d’avis, mais cela m’inquiète si tous les Libanais pensent comme cela.
De nombreux rapports de presse, accompagnés de photographies, ont montré la population de Tripoli en train de féliciter son armée. Très classiquement, on a eu de nombreux témoignages de voisins libanais des camps palestiniens se félicitant des bombardements des camps: «ça leur donnera une leçon» et autres horreurs.

Sophia, sur son blog Les Politiques, propose une traduction en anglais d'un article de Khalid Saghiyyeh dans Al Akhbar. Elle fait précéder la traduction de ses propres commentaires, dont je voudrais extraire ce passage:
Un jour j'expliquais le Liban et sa politique à mon mari européen et il m'a dit: «C'est une politique très laide, comment les Libanais peuvent-ils la tolérer?» J'ai répondu: «Les Libanais vivent dans le déni de réalité: ils vénèrent les conventions et méprisent la vérité; rien ne les dérange plus qu'une simple vérité, la vérité sur eux-mêmes, aussi ils adhèrent aux récits qui embellissent cette vérité. Mais le récit est toujours le même. Il raconte que d’autres personnes sont responsables de leur misère et qu’à chaque fois qu’ils tombent ils doivent demander l’aide d’autres personnes et en blâmer encore d’autres. C’est la réalité libanaise toute simple. Une autre est que le racisme ordinaire est toléré au Liban. Ces gens se considèrent comme supérieurs et, à cause de cela, méprisent les pauvres, les autres Arabes, les gens à la peau plus foncée, les homosexuels, les gauchistes, les athées, les bonnes sri-lankaises, ils méprisent tout ce qui ne ressort pas d’un kitsh libanais destiné à encourager l'auto-aveuglement et l’auto-représentation avantageuse. Ce n’est pas une société d’individus, c’est une société de moutons menés par quiconque peut flatter leur égo surdimensionné et leur personnalité laide.»
Portrait exagéré? Malgré ma passion pour le Liban et les Libanais et malgré l'aspect généralisant de ce type de remarque, je dois bien reconnaître que ce sont des critiques que je partage largement: un déni de réalité d'une profondeur sidérante, le racisme banalisé et un mépris de classe parfaitement légitimé (j'insiste sur la séparation entre racisme et mépris de classe, le Liban est de ce côté assez exemplaire). Le fait que les occidentaux sont mal placés pour donner des leçons et que les Israéliens et les Arabes du Golfe sont pires servant à interdire que ce genre de choses soient discutées au Liban.

As‘ad Abukhalil résume, sur Angry Arab:
Les événements au Liban ont confirmé ma théorie (ou au moins l'une d'entre elles) au sujet des Libanais: ils ne peuvent s'unir qu'autour (1) de leur amour du Tabouleh, (2) de leur haine des Kurdes, des Palestiniens, des Sri-lankais et des autres (sans oublier leur profonde haine les uns des autres évidemment).
Revenons à l'article de Khalid Saghiyyeh dans Al Akhbar. En voici la traduction en français, à partir de la traduction en anglais de Sophia:
Un jour, après une longue guerre civile, les Libanais ont décidé qu’ils étaient frères. Ils se sont salués mutuellement et ont rejeté la faute sur le Palestinien qui était responsable de leurs divisions. Ils l’ont emprisonné dans un camp de quelques mètres carrés, ils ont fermé les portes et ont empêché l’air d’entrer. Plus tard, après une longue et amère lutte politique sans fin, des voix du gouvernement et de l’opposition se sont accordées pour faire porter la responsabilité sur les épaules d’un petit camp de réfugiés accusé de mener le pays une nouvelle fois vers l’abysse. Les deux parties qui accusent aujourd’hui les Palestiniens de mener le Liban au bord de la guerre civile ne manquent pas de dirigeants et d’idéologies racistes pour gérer les «étrangers» en général et les Palestiniens en particulier.

Rien ne peut entraver leur enthousiasme à accuser les Palestiniens, pas même les pertes civiles couchées sur le sol du camp de réfugiés de Nahr El Bared. Et le fait que le Fatah al-Islam ne soit qu’une organisation extrémiste parmi tant d’autres comme on peut en trouver au Liban à la fois en dehors et dans les camps palestiniens n’a pas même refroidi l’enthousiasme de ceux qui appellent au «nettoyage de la maison palestinienne». Il n’est même pas venu à l’esprit de ces personnes, dont les appels racistes sont routiniers à l’égard des Palestiniens, que de nombreux rapports dénoncent la responsabilité de hautes personnalités politiques libanaises dans l’armement et le financement de ces extrémistes sunnites. Et aucun de ceux qui s’élèvent aujourd’hui, unis dans la découverte de leur pureté raciale, accusant les Palestiniens de tous les maux, ne peut ou ne veut exposer le désengagement notoire de l’État de régions entières du Liban, maintenues dans un état de dépendance totale envers des politiciens qui les utilisent à leur avantage en période électorale, en les surveillant à distance depuis des hôtels luxueux. Dans les sociétés divisées qui ne peuvent s’entendre sur rien et qui sont au bord de l’effondrement comme la société libanaise, les affrontements politiques chroniques et profonds ont un coût humain et social élevé. Et dans des pays comme le Liban où la sécurité sociale est inexistante, les réformes économiques sauvages ont un coût humain et social plus élevé encore, si ce n’est exhorbitant. Il y a de nombreuses indications que la cause réelle de la situation actuelle est le Liban même. Le Fatah al-Islam n’est pas la cause, il n’est que la poussière à la surface du volcan.
Aujourd'hui, la souffrance libanaise et la souffrance palestinienne s'opposent, les blogs libanais ignorent (voire justifient) le bombardement d'un camp palestinien par l'armée libanaise au motif de l'«éradication du terrorisme», et c'est d'une laideur épouvantable.

Moussa Bashir fait un tour d'horizon des blogs libanais sur Global Voices, et cela laisse une impression détestable (le blog de Moussa Bashir, UrShalim, est très recommandable). On remarquera ainsi la terrible justification dans une tribune de Beirut Spring, regrettant que, déjà, les médias «comptent les pertes civiles» et se faisant l'avocat d'une «action ferme»:
De manière importante, ce qui est en jeu est la politique de «tolérance zéro» de l'armée. Une armée «plus douce» ou «plus compréhensive» enverrait un message fort aux terroristes-en-devenir selon lequel il serait acceptable, dans le futur, d'attaquer les militaires. De plus, l'armée a envoyé un message clair aux résidents des camps: ne pas livrer les terroristes vous coûtera beaucoup plus que de les protéger parmi vous.
Oui, on dirait Tzipi Livni justifiant l'injustifiable l'année dernière. Très justement, Palestine for us écrit cette phrase qui devrait être terrible:
Vous êtes Libanais, pas Israéliens.

* * *

Cependant, il ne faut jamais perdre de vue que le Liban est confronté à la politique des néoconservateurs, relayée sur place par le gouvernement local. Et la grande caractéristique des néoconservateurs est leur capacité à façonner l'actualité et à déplacer les enjeux. Porter le fer à un endroit, sur un sujet, pour qu'on en parle, que naisse une polémique, qu'on débatte, alors que ce sujet n'est justement pas la question qui intéresse les néocons. (Peut-on croire réellement que l'armée libanaise bombardant un camp palestinien dans le Nord du Liban, cela pourrait avoir le moindre intérêt per se dans la construction du «Grand Moyen-Orient?) La facilité avec laquelle les néocons prennent de vitesse leurs adversaires en façonnant l'actualité a quelque chose de proprement sidérant; c'est l'un des fondements de leur théorie politique: là où, habituellement, la propagande est un outil au service de la réalisation d'une politique, dans le projet néoconservateur la manipulation médiatique est directement un des buts de la politique révolutionnaire. C'est la grande supériorité de cette politique: quand les groupes politiques traditionnels considèrent que la propagande sert le projet politique, pour les néoconservateurs la propagande et le projet politique sont équivalents: la propagande est le projet politique. Derrière, il n'y a pas d'autre projet politique, sauf à considérer que la destruction de la politique en tant que caractéristique de la société humaine et son remplacement par le chaos milicien et le repli tribal puissent encore être considérés comme un «projet politique». Dans l'idéal politique totalitaire néoconservateur, façonner le monde est paradoxalement moins important que façonner la représentation du monde.

(Accessoirement, il me semble que si Sarkozy a si facilement promené ses adversaires politiques, c'est largement pour cela: le projet politique des néoconservateurs français n'a pas plus besoin de la réalité que celui de ses acolytes américains et libanais; la réalité peut être tout simplement escamotée et remplacée, avec une force de conviction, un cynisme et un déni de réalité suffisants, par une efficace fabrication médiatique, fabrication qui est en elle-même dans la nature du projet politique.)

Au Liban, ça n'est pas tant une nouvelle «guerre des camps» qui se déroule, c'est le chaos constructif qui tente de se mettre en place. Tentative de destruction de l'armée nationale, substitution par un système milicien, repli communautaire derrière ces milices puis racket des communautés par leurs propres milices. Attentat à Achrafieh: attendez-vous à un repli communautaire vers la seule véritable milice chrétienne (celle de Samir Geagea) au détriment du travail politique du mouvement aouniste. Attentat à Verdun, repli derrière les milices armées du Mouvement du futur de Hariri. Le paradoxe étant que, finalement, les communautés seront au service des milices, et non le contraire.

S'il y a un lien avec la première partie de ce billet (consacrée aux Palestiniens au Liban), c'est celui-ci: la politique néconservatrice est d'une efficacité redoutable en ce qu'elle exploite et accentue les instincts les moins civilisés: la haine et la peur. Pour déclencher le «chaos constructif» au Liban, c'est-à-dire la libération définitive de haine et de peur qui détruira cette société, il suffit d'exploiter ces instincts qui s'y trouvent déjà. Si la haine et la peur des Palestiniens sont des sentiment déjà très largement répandus dans la société libanaise, il suffit de les exploiter, non pour détruire les Palestiniens, mais la société libanaise elle-même.

De la milice, en veux-tu? En voilà! Témoignage sur Palestine for us (le «Mouvement du futur» est le parti politique des Hariri):
Du camp de Bedawi, les jeunes marchent vers le camp de Naher el-Bared, tentant de forcer le blocus de l'armée; ils portent avec eux de la nourriture, de l'eau et des médicaments.

Mais il semble très difficile pour eux d'atteindre leur but et de passer les limites du camp, parce que les gars du Mouvement du futur sont armés et ils leur tirent dessus.

Les gars du Mouvement du futur tirent sur les ambulances qui vont en direction du camp de Naher el Bared; ces ambulances transportent de l'eau, des médicaments et de la nourriture et quand elles veulent sortir du camp les morts et les blessés.

Les gars du Mouvement du futur à Minyeh près de Tripoli, ils ont installé des check points et ils arrêtent les gens en fonction des papiers d'identité, ils n'arrêtent pas que les hommes palestiniens mais aussi les femmes et les filles. [...]
Certes, cela n'est qu'un mail, difficile à vérifier, mais il est cohérent avec d'autres informations, dans la lignée de ce qui s'est passé en janvier dernier, lorsque les milices de Geagea, Jumblatt et Hariri étaient intervenues ouvertement pour casser la grève générale.

Aujourd'hui, évidemment, c'est l'article de Seymour Hersh, publié début mars dernier, qui circule énormément. Je vous en avais proposé une traduction intégrale sur le présent blog. Le passage qui concerne le Fatah al Islam est le suivant:
Crooke a dit qu'un groupe extrémiste sunnite, Fatah al-Islam, avait fait sécession du groupe pro-syrien Fatah al-Intifada, dans le camp de réfugiés de Nahr al-Bared, dans le nord du Liban. Ses membres à l'époque étaient moins de 200. «On m'a dit que, en moins de 24 heures, ils s'étaient vu offrir des armes et de l'argent par des gens se présentant comme des représentants des intérêts du gouvernement libanais – certainement pour contrebalancer le Hezbollah,» a dit Crooke.
Et toute la démonstration de l'article était que la politique américaine reposait désormais sur le financement de l'extrémisme sunnite avec de l'argent séoudien. Malgré cet article, le mois suivant, Mouna Naïm dans Le Monde et Isabelle Dellerba dans Libération, pouvaient gloser sur le Fatah al-Islam en faisaint comme si Seymour Hersh n'avait rien écrit.

Aujourd'hui, il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas entendre les références à Hersh au Liban et sur l'Internet, du coup c'est Paul Khalife, pour RFI, qui s'y colle («Liban – Un épais mystère entoure Fatah al-Islam») – il semble qu'en dehors de RFI, on n'ait toujours pas lu le New Yorker dans les médias français.
Le mystère entourant ce groupe donne lieu aux analyses les plus contradictoires. Dans une longue enquête publiée en février dans le New Yorker, le célèbre journaliste d’investigations américain, Seymour Hersh, cite des sources du renseignement américain et des personnalités arabes, selon lesquelles des milieux proches du gouvernement de Fouad Siniora financent des mouvements intégristes sunnites. Fatah al-Islam ferait partie de ces groupes bénéficiant des largesses des milieux pro-saoudiens libanais, voire de l’ancien ambassadeur d’Arabie Saoudite à Washington, Bandar ben Sultan ben Abdel Aziz. Selon M. Hersh, ce prince serait en train de jeter les fondements d’une nouvelle stratégie américaine visant à utiliser les fondamentalistes sunnites pour combattre les chiites en Irak, au Liban (le Hezbollah) et ailleurs.
Si vous n'avez pas lu l'article de Seymour Hersh, lisez-le! (Ne vous contentez pas de la citation précédente, qui circule beaucoup et est abondamment commentée. Lisez l'intégralité de la démonstration.)

Par ailleurs, il y a quelques jours, commentant les événements récents, Seymour Hersh répondait aux questions d'Hala Gorani sur CNN international. L'interview est reproduite sur Raw Story. En voici une traduction.



Hala Gorani: Alors, le journaliste d'enquête Seymour Hersh racontait en mars dernier que, dans le but de vaincre le Hezbollah, le gouvernement libanais soutenait un groupe sunnite militant, les mêmes personnes qu'il combat aujourd'hui. Seymour nous rejoint en direct depuis Washington. Merci d'être avec nous. Quelle est, selon votre reportage, la source du financement de ces groupes, tels que Fatah al-Islam dans ces camps de Nahr el Bared, par exemple? D'où obtiennent-ils l'argent et d'où obtiennent-ils leurs armes?

Seymour Hersh: L'acteur principal, ce sont les Séoudiens. Ce que j'écrivais, c'est qu'il y a une sorte d'accord privé qui a été fait entre la Maison blanche, nous parlons de Richard — Dick — Cheney et Elliott Abrams, l'un des assistants primordiaux à la Maison blanche, avec Bandar. Et l'idée était d'obtenir le soutien, le soutien occulte des Séoudiens, pour soutenir différents groupes sunnites jihadistes intégristes, en particulier au Liban, groupes qui pourraient être considérés, dans la situation d'une confrontation effective avec le Hezbollah – le groupe chiite dans le Sud du Liban – pourraient être considérés comme investissements, c'est aussi simple que cela.

Gorani: Le gouvernement Saniora, dans le but de contrer l'influence du Hezbollah au Liban, selon votre reportage, serait en train de secrètement financer des groupes tels que le Fatah al-Islam, avec lequel ils ont des problèmes en ce moment?

Hersh: Des conséquences imprévues une fois de plus, oui.

Gorani: Et donc si l'Arabie séoudite et le gouvernement Saniora font cela, que ce soit inattendu ou non, de fait les États-Unis doivent avoir quelque chose à dire à ce sujet, ou non?

Hersh: Hé bien, les États-Unis étaient profondément impliqués. C'était une opération occulte que Bandar a mené avec nous. N'oubliez pas, si vous vous en souvenez, vous savez, nous sommes entré dans la guerre en Afghanistan en soutenant Osama Ben Laden, qui était le moudjahidin des années 1980 avec Bandar et des gens comme Elliott Abrams dans les parages, l'idée étant que les Séoudiens nous avaient promis qu'ils pourraient contrôler – qu'ils pourraient contrôler les jihadistes alors nous avons dépensé beaucoup d'argent et de temps, les États-Unis à la fin des années 1980 utilisaient et soutenaient les jihadistes pour battre les Russes en Afghanistan et ils se retournés contre nous. Et nous assistons au même déroulement, comme si aucune leçon n'avait été apprise. C'est le même déroulement, utiliser à nouveau les Séoudiens pour soutenir des jihadistes, les Séoudiens assurant qu'ils peuvent contrôler différents groupes, des groupes comme celui qui est en contact en ce moment avec le gouvernement à Tripoli.

Gorani: Certainement, mais les moudjahidin des années 80, c'était une autre époque. Comment cela pourrait être dans l'intérêt des États-Unis d'Amérique, exactement maintenant, de soutenir indirectement – même indirectement – ces mouvements jidahistes qui sont des extrémistes qui se battent jusqu'à la mort dans les camps palestiniens? Est-ce que cela ne va pas à l'encontre des intérêts non seulement du gouvernement Saniora mais aussi de l'Amérique et du Liban?

Hersh: Les ennemis de nos ennemis sont nos amis, c'est dans cette logique que les groupes jihadistes au Liban sont là pour s'opposer à Nasrallah. Le Hezbollah, si vous vous souvenez, a battu Israël l'année dernière, même si les Israéliens ne veulent pas le reconnaître, ainsi vous avez le Hezbollah, qui est une menace importante pour l'Amérique – bon, le rôle américain est très simple. Condoleeza Rice, la Secrétaire d'État, l'a dit très clairement. Nous sommes en rain de soutenir les sunnites partout où nous le pouvons contre les chiites, conter les chiites en Iran, contre les chiites au Liban, c'est-à-dire Nasrallah. La guerre civile. Nous sommes en train de créer à certains endroits, au Liban en particulier, la violence confessionnelle. [NdT: C'est moi qui souligne.]

Gorani: L'administration Bush, bien sûr, des officiels seraient en désaccord avec cela, ainsi que le serait le gouvernement Saniora, qui dénonce ouvertement la Syrie, affirmant que le Fatah al-Islam est une émanation d'un groupe Syrien, où pourrait-il se procurer ses armes si ce n'est en Syrie.

Hersh: Vous devez répondre à cette question. Si cela est vrai, la Syrie qui est proche – et est largement critiquée par l'administration Bush pour être si proche – du Hezbollah serait aussi en train de soutenir des groupes, des groupes salafistes, extrêmement opposés au Hezbollah – la logique s'effondre. Il s'agit simplement d'un programme occulte que nous avons mis en place avec les Séoudiens, dans le cadre d'un programme plus large destiné à contenir partout l'influence grandissante des chiites, du monde chiite, et cela nous a pris à revers, comme cela est arrivé dans le passé.

Gorani: Bien sûr, si cela n'a aucun sens pour les Syriens de les soutenir, pourquoi est-ce que cela aurait un sens pour les États-Unis de les soutenir, indirectement évidemment, selon votre reportage, en donnant une aide d'un milliard de dollars, en partie en matériel militaire, au gouvernement Saniora – et que cela est dépensé d'une façon telle que ni le gouvernement ni les États-Unis ne contrôleraient des groupes exrémistes, mais indirectement les États-Unis, selon l'article que vous avez écrit, seraient en train de les soutenir. Alors en quoi cela serait dans leur intérêt, et que devraient-ils faire selon les gens auxquels vous avez parlé?

Hersh: Vous adoptez la logique du gouvernement États-unien. C'est OK. Nous oublierons cela pour l'instant. Fondamentalement c'est très simple. Ces groupes sont considérés – quand j'étais à Beyrouth en train de réaliser des interviews, j'ai parlé à des officiels qui ont reconnu que la raison pour laquelle les groupes jihadistes radicaux étaient tolérés, c'était parce qu'ils étaient considérés comme une protection contre le Hezbollah. La peur du Hezbollah à Washington, en particulier à la Maison blanche, est profonde. Ils croient tout simplement que Hassan Nasrallah a prévu de porter la guerre en Amérique. Que cela soit vrai ou non est une autre question. Il y a cette immense et accablante peur du Hezbollah et nous nous voulons pas que le Hezbollah joue un rôle actif dans le gouvernement libanais et cela a été notre politique, fondamentalement, qui est de soutenir le gouvernement Saniora, malgré ses faiblesses face à la coalition. Pas seulement Saniora, mais monsieur Aoun, un ancien dirigeant militaire au Liban. Il y a une coalition que nous détestons absolument.

Gorani: Très bien, Seymour Hersh du magazine The New Yorker, merci de nous avoir rejoints et j'espère que nous pourrons à nouveau parler ensemble dans quelques mois lorsque les événements qui ont lieu au Liban auront pris forme et que nous en saurons plus. Merci beaucoup.

Hersh: Heureux de vous avoir parlé.
Selon la logique exposée par Hersh, nous aurions donc une milice:
– dont la source de financement et d'armement, censée être occulte, est dévoilée explicitement dans un grand magazine étatsunien; ça fait mauvais genre;
– dont des membres se font arrêter quelques jours plus tard et avouent être impliqués dans les attentats contre les minibus près de Bikfaya; ils seraient alors les seuls auteurs, dans l'interminable série d'attentats qui frappe le Liban, a être identifiés et arrêtés. Ça fait très mauvais genre.
Soyons cynique: dans une telle logique, il faut que ces gens meurent, non qu'ils soient trop «incontrôlables», mais parce qu'ils deviennent trop embarrassants.

Jamal Ghosn, du souvent réjouissant Jamal's Propaganda, met en garde le lecteur sur ce sujet: attention, concernant les allégations de financement du Fatah al-Islam par le clan Hariri, il n'y a qu'une unique source: Alistaire Crooke cité dans l'article de Seymour Hersh. Il me semble cependant intéressant de pousser un peu plus loin ce souci déontologique:
(1) l'enquête internationale s'est-elle penchée sur ces allégations, puisque le Fatah al-Islam a été impliqué dans les attentats au Liban. Crooke a-t-il été interrogé par Serge Brammertz?
(2) est-ce qu'un journal libanais a creusé cette piste et tenté de rencontrer Crooke et de valider/invalider l'enquête de Hersh?
(3) est-ce que les membres du Fatah al-Islam, dont on nous avait dit à la mi-mars qu'ils avaient été arrêtés et avaient confessé leur implication, sont toujours détenus, sont-ils toujours les suspects principaux? Est-ce qu'un journal nous a tenu au courant de cette unique affaire de terrorisme pour laquelle, enfin, on a arrêté des suspects crédibles?
(4) est-ce que, sur ce sujet pourtant pas usant mentalement, un seul journaliste au monde aurait envie de bosser un peu? (Je ne sais pas pour vous, mais moi ça me rend fou: dès qu'on touche au Liban, il est quasiment impossible d'obtenir le moindre suivi de la moindre information. C'est le grand n'importe quoi. Un jour on «tient» les auteurs d'un attentat terroriste, le lendemain ça semble n'intéresser plus personne; ce qui n'interdit pas de gloser sur le besoin d'un tribunal internation pour résoudre ces affaires d'attentats...)

À l'inverse, le contrôle du Fatah al-Islam par la Syrie, rappelé quasiment quotidiennement dans les médias (unique source: gouvernement Saniora), est tout de même nettement plus facile à démonter que l'article de Hersh. Début mai, l'AFP produisait une dépêche intéressante:
Les forces syriennes ont tué il y a près d'une semaine quatre membres du groupe extrémiste palestinien Fatah al-Islam qui tentaient de s'infiltrer en Irak via la frontière de Syrie pour rejoindre la rébellion, a affirmé vendredi à l'AFP le porte-parole du groupe. [...]

Le même groupe Fatah al-Islam a publié sur un site internet islamiste un communiqué annonçant la mort des quatre combattants tués par les forces syriennes à la frontière irako-syrienne et cite nommément parmi eux les deux chefs mentionnés par le porte-parole Abou Salim.

Selon le communiqué, «ils ont été interceptés par les gardiens des tyrans en Syrie (alors qu'ils se rendaient) prêter main forte à leurs frères» en Irak.
Notons enfin que, en fin de semaine dernière, les occidentaux proposaient un projet de résolution pour imposer la création du Tribunal international. J'ai lu le journal ce week-end: ça a fait exactement un paragraphe en page intérieure dans Le Monde, malgré l'importance du sujet. Sur ce point, certains articles expliquent à nouveau que la Syrie tente, par la violence, d'empêcher l'adoption de la résolution.

C'est pourtant un cycle assez classique. Les occidentaux proposent une résolution dont les Chinois et les Russes ne veulent pas (quelques rares articles indiquent qu'ils sont prêts à opposer leur véto), et à laquelle les autres membres (temporaires) du Conseil de sécurité sont majoritairement opposés. Une série de violences, attribuée à la Syrie ou aux pro-Syriens, se déroule au Liban, et la résolution pronant un interventionnisme «dur» emporte d'adhésion de tous.

Voici donc une autre question pas trop compliquée qui pourrait occuper un journaliste à peine curieux: où en sont les discussions au Conseil de sécurité sur la création du tribunal internation? Est-ce que les événements actuels influent sur les positions des différents pays? L'Orient-Le Jour aujourd'hui:
L’Europe aussi s’est mobilisée, à travers la visite de Javier Solana à Beyrouth, et la Russie a également pris une position sans équivoque en faveur du monopole de la violence légitime. Le monde arabe non plus n’a pas été en reste, puisque la Ligue arabe et l’OCI ont tous les deux dénoncé l’agression de Fateh el-Islam contre l’armée libanaise.
C’est dans ce contexte qu’à l’ONU, il était question hier d’une adoption imminente du tribunal international.
Autre question affreuse: l'élimination physique des membres du Fatah al-Islam entre-t-elle dans le cadre d'un accord entre le gouvernement et le Hezbollah pour mettre fin à la crise politique libanaise sur le dos des habitants d'un camp de réfugiés? C'est ce que suggère As‘ad Abukhalil dans son Angry Arab News Service; ce point mérite d'être creusé.

* * *

L'été dernier, à Paris, les plus belles manifestations étaient celles qui regroupaient les Palestiniens et les Libanais. Je crois que ce sont ces manifestations qui ont infléchit le cycle des manifestations libanaises ultérieures, plus fortes, plus «assumées» (discours plus clairs, dénonciation plus explicite des crimes israéliens, drapeaux de la Résistance assumés, références appuyées à la souffrance palestinienne...), jusqu'à la manifestation en hommage aux victimes de Canaa sur la place du Trocadéro, d'une force incroyable.

Aujourd'hui, ce rêve d'une résistance commune est-il brisé?

12 mai 2007

À lire en ligne: instrumentalisation de la justice internationale au Liban, torture israélienne

Trois documents à lire sur le Web.

1. La longue analyse de Géraud de Geouffre de la Pradelle, Antoine Korkmaz et Rafaëlle Maison(*), «Douteuse instrumentalisation de la justice internationale au Liban», publiée en avril dernier, est désormais disponible sur le site Web du mensuel.

La partie la plus originale de l'article, relevant d'ailleurs de la spécialité des auteurs, est l'analyse des limites juridiques de la mise en place d'un tribunal international et des problèmes de compétences.

Il est ainsi rappelé qu'un tribunal pénal international ne peut traiter que les crimes internationaux les plus graves (dont le «terrorisme», terme juridique flou, ne fait pas partie):

Le tribunal spécial pour le Liban serait donc la première juridiction internationale instituée pour traiter exclusivement de crimes qui ne figurent pas parmi les plus graves et ne sont «internationaux» que par décision du Conseil de sécurité. Ce serait la seule juridiction de ce type chargée d’appliquer essentiellement du droit interne, le droit pénal libanais, à peine complété par des dispositions excluant la peine capitale. De la sorte, l’importance que les Nations unies attachent à la répression des assassinats de personnalités libanaises est spectaculairement soulignée. Toutefois, il est douteux que l’image de l’ONU et, surtout, celle de la justice internationale en soient renforcées. Au contraire.
L'article note cette «innovation» juridique, tout en rappelant que, justement, des crimes qui pourraient officiellement relever d'un tribunal pénal international, ont eu lieu récemment au Liban:
Durant l’été 2006, les affrontements entre le Hezbollah et les forces israéliennes ont fait quarante morts civils en Israël et plus d’un millier au Liban.
[...]
Un certain nombre de ces morts, blessures, déplacements de population et destructions résultent de violations graves des conventions de Genève de 1949 et du protocole de 1977 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux. En d’autres termes, il s’agit de crimes de guerre, et ceux-ci figurent, avec les crimes contre l’humanité et le génocide, parmi les plus graves des crimes internationaux. Pourtant, aucune résolution du Conseil de sécurité n’a donné leur qualification juridique à ces faits et ne les a condamnés en tant que crimes de guerre. Il n’a jamais été question d’instituer la moindre commission internationale pour enquêter sur les violations du droit humanitaire commises au cours de ces trente-trois jours, ni de créer un tribunal international.
2. L'association israélienne pour les droits de l'Homme B'tselem a publié un rapport sur les mauvais traitements des prisonniers palestiniens par Israël. Le rapport complet est disponible en anglais au format .doc.

3. Le plus sidérant au sujet de ce rapport est que le quotidien Le Monde en a parlé! C'était même en Une, le 8 mai dernier. Un premier article, «En Israël, un rapport dénonce tortures et mauvais traitements infligés aux prisonniers palestiniens», relate en français le contenu déjà présent sur la page de B'tselem.

Beaucoup plus original, un long reportage intitulé: «Palestine: le cauchemar des prisonniers d'Israël», signé Michel Bôle-Richard. À lire absolument.


(Notez bien. Évidemment, l'usage de la torture par Israël n'est pas un sujet totalement nouveau. Mais pouvoir se référer à un article du Monde pour évoquer cette réalité de la «seule démocratie du Moyen-Orient» est un confort dont il serait dommage de se priver.)

(*) «Géraud de Geouffre de la Pradelle, Antoine Korkmaz et Rafaëlle Maison»: il n'aura échappé à personne que tous les auteurs de cet article ont un nom à coucher dehors, sauf, bien sûr, Rafaëlle «Maison».

01 mai 2007

La dernière crasse de Chirac aux Libanais

Certes, l’agitation chiraquienne à l’ONU de ces dernières semaines a fait l’objet de deux articles (le Monde, «Liban: le dernier combat du président Chirac» et le Figaro, «Chirac mène son dernier combat pour le Liban»), mais l’information n’a évidemment provoqué aucun débat public. La France, une nouvelle fois, mène une politique extrêmement agressive à l’encontre de la Résistance libanaise, politique infiniment dangereuse pour le Liban et totalement alignée sur les prétentions américaines et israéliennes au Moyen-Orient, mais on ne doit pas en parler. Ce qui permet aux candidats à la Présidentielle de tous affirmer, benoîtement, que la politique libanaise de la France ne sera pas infléchie.

Je vous livre ici la traduction d’un texte publié le 21 avril dernier par le professeur Rami Zurayk sur le site Scoop – auteur qui tient par ailleurs un blog très intéressant. C’est un texte très accessible; son grand intérêt est d’évacuer le bruit et le brouillage qui permettent d’ordinaire de rendre inintelligibles les débats libanais, et d’exposer ainsi un des aspects fondamentaux du blocage politique au Liban. Le texte permet aussi de se débarrasser de l’invocation permanente de «l’amour de Chirac pour le Liban» qui pollue de manière insupportable les discours médiatiques (tant en France qu’au Liban, voir par exemple la photographie qui accompagne l’article du Figaro). Encore une fois, je tiens à m’excuser d’avoir attendu plus d’une semaine pour traduire ce texte; en ce moment je manque cruellement de temps pour enrichir mon blog.

Le Président français Jacques Chirac est en train d’inciter à de nouveaux affrontements civils au Liban. Depuis des mois, son ambassadeur au Liban, Bernard Émié, injectait des stéroïdes dans les muscles du gouvernement soutenu par les États-Unis. Les Français agissent de concert avec l’administration étatsunienne pour bloquer toute possibilité de parvenir à un compromis entre le gouvernement libanais et l’opposition. Cela, en pratique, paralyse le pays et crée un environnement favorable à l’agitation civile.

La semaine dernière, alors que les Libanais commémoraient le début de la guerre de 1975 sur l’air du «Plus jamais ça», la France soumettait au Conseil de Sécurité de l’ONU une motion aux termes particulièrement forts. Le texte qualifiait ouvertement la Résistance libanaise de «milice» (un terme qui est toujours réfuté par l’État libanais) et appelait à son désarmement. Il faisait explicitement le lien entre les aspirations nucléaires iraniennes et la résistance à Israël. Le projet de résolution est si extrême dans son soutien aux ambitions israéliennes que la Chine, la Russie, l’Afrique du Sud, le Ghana, le Congo, Panama et le Qatar, tous actuellement membres du Conseil de sécurité, s’y opposent.

Que veut Chirac? Pas grand chose: un tribunal international mis en place par le Conseil de sécurité de l’ONU. Le tribunal exercera la vengeance pour le meurtre de son ami et bienfaiteur, Rafiq Hariri, le magnat libano-séoudien qui fut Premier ministre du Liban pendant plus d’une décennie.

Quel est le problème avec un tribunal international soutenu par l’ONU? On a beaucoup écrit sur cet outil supra-judiciaire. Au-delà des complexités liées aux problèmes de souveraineté nationale et aux arguties légales, le problème principal est l’utilisation de tribunal à des fins politiques. La perception actuelle par l’opposition libanaise est que le tribunal ne peut être ni neutre ni objectif (l’ONU étant subordonnée à l’Administration étatsunienne) et que son but principal est de mettre fin à la résistance à l’hégémonie étatsunienne (et israélienne) au Moyen-Orient. En termes simples, une justice internationale biaisée sera utilisée comme une arme pour accomplir ce à quoi ni la diplomatie (la résolution 1559 appelant au désarmement de la Résistance) ni la violence (33 jours de bombardement, de massacre et de destruction du Liban par Israël en juillet-août 2006) ne sont parvenus. Le désarmement de la Résistance permettra l’élimination physique de sa direction et fera disparaître le dernier bastion de l’opposition à la doctrine bushiste de Nouveau Moyen-Orient.

Le Liban est une nation désespérément divisée en confessions qui défendent leurs propres intérêts. Affaiblir une confession va automatiquement renforcer les autres. Le Hezbollah et la Résistance représentent aujourd’hui les chiites au Liban. Éliminer leur direction va automatiquement reléguer les chiites à leur statut traditionnel de classe inférieure.

C’est pour cette raison que beaucoup de Libanais sont très hostiles à un tribunal international soutenu par l’ONU. C’est pour la même raison que beaucoup de Libanais veulent le tribunal international. Le gouvernement libanais soutenu par les États-Unis a envoyé un projet de résolution approuvant le tribunal international au Conseil de sécurité. Pour devenir légale, cette résolution doit être approuvée par le Parlement libanais et contresignée par le Président libanais. C’est là que réside l’impasse actuelle.

Des négociations ont eu lieu pour trouver un compromis entre la création du tribunal international et la protection de la Résistance libanaise contre les prétentions étatsuniennes et israéliennes, mais elles ont été très lentes. Chirac, cependant, est pressé. Il veut obtenir la création du tribunal avant la fin de son mandat en mai 2007. Il a œuvré sans relâche pour faire adopter le tribunal par une résolution spéciale du Conseil de sécurité dans le cadre de l’Article 7 de la Charte de l’ONU. Cela aurait pour effet de déclarer que le Liban est un non-État et de le placer sous le contrôle de l’ONU. C’est aussi la manière la plus sûre de déclencher une guerre civile. L’opposition a prévenu à plusieurs reprises que forcer la création du tribunal international par l’intermédiaire du Conseil de sécurité mènerait au «chaos», un euphémisme désignant le déchaînement de la violence civile. Qu’est-ce que Chirac tirera de cela? Après tout, il s’est opposé à l’invasion et à la destruction voulues par les États-Unis en Irak, et s’en est largement vanté. Est-ce que finalement l’alligator aurait un cœur? Est-ce que son ami Rafiq Hariri lui manque vraiment? Est-ce que ce deuil insurmontable a fait de lui un vigile de la politique? C’est la version colportée par les médias contrôlés par Hariri dans le monde arabe, avec des informations régulières sur les liens d’amitié entre le palais de l’Élysée et la dynastie Hariri.

En réalité, la relation Chirac-Hariri peut être appréhendée sous un angle différent. Dès qu’il aura quitté ses fonctions dans quelques semaines, Chirac sera poursuivi par la justice française pour des affaires de corruption et de «financements» personnels et politiques durant la période où il était maire de Paris. Plusieurs de ses compagnons politiques ont déjà été condamnés à des peines de prison.

Il est très probable que Chirac a reçu des «financements» de la part de son ami milliardaire libano-séoudien. Il est très probable que Chirac n’a pas déclaré cet argent. Chirac avait besoin de fonds. Hariri avait besoin de crédibilité. Et Chirac n’a jamais eu de scrupules à marchander la crédibilité de la France. Il y a quelques semaines, il a remis la Légion d’honneur à Saad Hariri, le fils de feu Rafiq Hariri. Les réalisations de Saad sur la scène politique avant la mort de son père sont bien connues: il a dépensé l’argent de son père entre Riyad, Paris, Monte-Carlo et Washington. Cela vaut bien la Légion d’honneur.

Les Hariri ont toujours besoin du Président Chirac, un allié puissant disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Chirac a sans doute toujours besoin des Hariri, l’une des plus grosses fortunes de la planète, avec des relations tentaculaires pour le soutenir sans ses problèmes judiciaires. Ceci pourrait bien être la face cachée de cette amitié.

Dans ses efforts pour relancer la guerre civile libanaise, Chirac est soutenu par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ils sont heureux de le mener sur la route qu’ils ont eux-même suivi dans leur aventure irakienne, et lui apprendre une dernière lesson avant qu’il ne s’en aille: ne jamais dire «je vous l’avais bien dit» quand on est un politicien corrompu. Le Liban pourrait bien devenir l’Irak de Chirac.
Rami Zurayk est professeur en gestion de l’écosystème à la faculté d’agriculture et de science de l’environnement de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). On peut consulter d’autres textes de Rami Zurayk sur son blog: landandpeople.blogspot.com. (Évidemment,) les opinions qu’il exprime dans cet article sont personnelles et ne représentent pas le point de vue de l’AUB.