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10 août 2007

Robert Fisk saute sur Bikfaya

Le 6 août, Robert Fisk livre l’une de ses chroniques libanaises les plus honteuses. Si, depuis la mort de Rafic Hariri, on a l’habitude qu’il reproduise, comme des paroles d’Évangile, les élucubrations de Walid Joumblat et professe son admiration pour la famille Hariri [1], il a écrit au sujet de l’élection du Metn son analyse la plus parfaitement phalangiste. «Orienté» est en effet insuffisant pour décrire un tel article; l’analyse, les préoccupations et les rappels historiques sont ici uniquement ceux des militants phalangistes. La compromission d’un tel éditorial est d’autant plus remarquable que Robert Fisk est, notoirement, très éloigné de la pensée phalangiste.

Les élections démocratiques, nouvelle arme contre les chrétiens?

La phrase d’introduction fixe les strictes limites de l’analyse: «When, oh when, will the Lebanese Christians stop destroying each other?» («Quand, mais quand, les Chrétiens du Liban cesseront-ils de se détruire mutuellement?»).

D’abord, on pourra s’étonner qu’un observateur occidental qualifie une élection démocratique au Liban de «destruction» entre chrétiens. Quand les Européens et les Américains votent, personne n’y voit une autodestruction de l’«Occident chrétien»… Dans le Metn, c’est en revanche un des thèmes de campagne d’Amine Gemayel: lui opposer démocratiquement un candidat reviendrait à accentuer les divisions entre chrétiens.

Cette logique de prétendre élire Gemayel pour éviter la «division» dans le Metn est pourtant immédiatement retournable: actuellement, tous les députés du Metn sont aounistes, seul Pierre Gemayel s’était vu laisser une place lors des élections de 2005. S’il faut éviter la division, ne serait-il pas plus logique de compléter le cheptel de députés aounistes pour que le Metn «parle d’une seule voix». L’argument est évidemment absurde.

Surtout, quiconque a des amis dans le Metn, disons pro-phalange, pro-PSNS ou pro-Aoun, sait qu’une telle considération (la «destruction» inter-chrétienne) relève d’une réduction de l’analyse politique à une simple préoccupation confessionnelle et, dans le Metn, cette réduction est typiquement phalangiste.

Prenons un aoumié du PSNS. Sa culture politique est fondamentalement laïque reposant sur un corpus théorique riche. Les choix politiques, les alliances, que ce soit avant la guerre milicienne, pendant la guerre et depuis la fin de la guerre, y compris les coups d’État et le recours à la violence armée, sont objectivés par des principes politiques qui excluent systématiquement la logique confessionnelle.

Un militant communiste libanais adopte une logique aconfessionnelle similaire, même si l’idéologie politique, elle aussi fondée sur un corpus théorique riche, est différente.

Un aouniste adopte lui aussi une logique politique aconfessionnelle. La laïcité est certainement moins fondamentale dans ce cas (ne serait-ce que parce que, dans les faits, la base électorale du Tayyar est moins diversifiée que les deux précédents partis), mais la logique reste celle d’une analyse politique, nationaliste, qui dépasse le confessionnalisme.

En revanche, la logique phalangiste est nettement confessionnelle chrétienne. (Il y a aussi une large part de nationalisme dans le discours phalangiste, on ne peut évidemment pas totalement réduire l’idéologie du parti, ni les préoccupations de ses électeurs, à un simple confessionnalisme obtus.)

Pendant la guerre milicienne, le Metn, région à très large majorité chrétienne, a subi des combats terribles. Sur toute la durée de la guerre, les phalanges (et leur milice des Forces libanaises) et le PSNS se sont affrontés. Le fief historique des Phalanges, Bikfaya, et un village historique du PSNS, Dhour-Choueir, ne sont séparés que d’une poignée de kilomètres. Pour un militant du PSNS, ces combats relèvent d’une logique politique d’où la logique confessionnelle est absente (il ne se bat pas «en tant que chrétien»). Pour un militant phalangiste, c’est proprement incompréhensible: il peut difficilement comprendre comment des chrétiens ont pu combattre d’autres chrétiens. Sauf erreur, les principaux combats opposant le PSNS et les Forces libanaises se sont essentiellement déroulés dans le nord du pays (près de Bcharré, fief de Samir Geagea), plus que dans le Metn. À la fin de la guerre, la suicidaire guerre de reconquête lancée par Aoun oppose à nouveau des chrétiens à d’autres chrétiens. Les bombardements sont terribles, il s’agit d’une des périodes les plus sanglantes de la guerre. Encore une fois, pour un phalangiste, un tel affrontement inter-chrétien, alors que la logique du parti est très largement la défense confessionnelle, est quasiment incompréhensible. Dit autrement: les Phalanges ont affronté à peu près tout le monde au Liban, cependant les combats inter-chrétiens restent le souvenir le plus «pénible» qui est régulièrement rappelé.

Cela dit, il ne faut évidemment pas minorer la spécificité des affrontements inter-chrétiens. La réalité fut affreuse: quand vos proches sont tués par des gens de votre village, que vous connaissez depuis l’enfance, évidemment les conséquences sont particulièrement douloureuses et dévastratrices. Mais les luttes intra-confessionnelles n'ont pas touché que les chrétiens, les violences «entre» confessions différentes ont parfois eu aussi pour caractéristique que les gens ont été tués par des gens qu'ils fréquentaient depuis longtemps, et enfin la violence milicienne s'est très souvent retournée contre les membres de la communauté que la milice prétendait «défendre».

En revanche, la multitude de commentaires dans la presse occidentale qui se préoccupent des «divisions» de la «communauté chrétienne» au Liban adoptent, assez curieusement, le point de vue le plus confessionnel, c’est-à-dire, ici, phalangiste. Pour, au minimum, la moitié des acteurs politiques et la très vaste majorité des électeurs, la préoccupation confessionnelle n’a pourtant qu’un intérêt marginal, et ce sont les questions politiques, voire géopolitiques, qui sont les principaux enjeux. Encore une fois, les aoumiés du PSNS, les militants communistes, etc., et les militants aounistes qui ont soutenu le candidat de l’opposition le font autour d’un discours nettement laïc, et ont des motivations politiques qui dépassent le Metn et cette histoire de «divisions entre les chrétiens». Et je doute même que l’ensemble de ceux qui ont voté pour Gemayel, représentant du 14 Mars, aient effectué uniquement ou principalement un calcul confessionnel chrétien au moment de voter.

Quand un Libanais, aujourd’hui, vous explique sa préoccupation des «divisions entre les chrétiens», vous avez déjà un petite idée de ces options politiques. Mais Robert Fisk en fait une généralité des metniotes.

Nous ou les assassins de Pierre

À la fin du premier paragraphe, Fisk se livre à l’une de ses tournures préférées: l’allusion vaguement diffamatoire que les Occidentaux vont comprendre d’une certaine façon, et que les Libanais vont prendre d’une autre, et tout le monde va finalement penser que «Fisk l’a dit»: «…Pierre, murdered - by Syrians? By rival Christians? You name it - last year.» («…Pierre [Gemayel], assassiné – par des Syriens? Par des rivaux chrétiens? Faites votre choix – l’année dernière.»).

Pour certains Libanais, le terme «des rivaux chrétiens» renvoie à une des théories qui circulent autour de la mort de Pierre Gemayel, et la cible de cette rumeur est Samir Geagea. Une autre rumeur, pour les lecteurs de L'Orient-Le Jour, vise les aoumiés du PSNS (découverte d'une cache d'armes). Pour un Occidental qui n’a jamais entendu parler de ces rumeurs, évidemment, «des rivaux chrétiens» est bien énigmatique, et très certainement, il imaginera plutôt que Fisk évoque ici les rivaux politiques «officiels» des Gemayel, au risque de comprendre que «certains pensent» au Liban que le député phalangiste a été assassiné par les aounistes. De manière subtile, «il l’a dit» pour les Libanais, et les Occidentaux auront compris exactement le contraire.

Pourquoi ne nommer que les «usual suspects» syriens et de bien mystérieux «rivaux chrétiens»? Si l’on veut faire mine de relayer les différentes théories libanaises, il faudrait au minimum écrire: «Pierre, assassiné – par des Syriens? par Samir Geaga? par des jihadistes sunnites proches des saoudiens? par le PSNS? par les services israéliens? par des mercenaires américains? par absolument n’importe qui manipulé par absolument n’importe quel service secret? – faites votre choix…»

Nous ou les assassins de Bachir

Plus loin, Fisk rappelle que le candidat aouniste à l’élection du Metn est soutenu par Ali Qanso du PSNS. En ne rappelant que cette alliance, il reprend le cri d’horreur phalangiste des dernières élections: «les Aounistes sont alliés aux assassins de Bachir!» (cette histoire d’«assassins de Bachir», c’est une invocation fréquente sur l'internet proche des Forces libanaises). Mais si l’on va par là, pour prétendre expliquer les motivations des électeurs du Metn, il faudrait aussi rappeler les alliances passées et actuelles des Phalanges (dont la plus notoire fut, tout de même, la nomination des frères Gemayel à la Présidence du Liban à l’ombre des baïonnettes israéliennes et la collaboration des Forces libanaises avec l’occupant israélien ou, aujourd'hui l'alliance avec le «tueur de chrétiens» Walid Joumblat ou avec un gouvernement mou du genou dans sa «résistance» à Israël et sa politique de dédommagement des différents déplacés).

Martyrs à sens unique

La même logique s’applique au rappel des «martyrs». Chaque groupe militant au Liban a, c’est légitime, ses propres martyrs. Les martyrs des adversaires sont plus ou moins occultés. Ce constat n’est pas un jugement de valeur de ma part; je ne vois là rien de choquant à la sortie d'une guerre aussi sanglante.

Cependant, pour un commentateur extérieur, il me semble difficilement justifiable d’évoquer les martyrs des uns sans évoquer les martyrs des autres. Fisk rappelle la mort du fils du candidat Amine Gemayel, Pierre. Dans l’article suivant, il rappelle que son frère Bachir a été assassiné pendant la guerre. (Et encore Fisk est-il très incomplet dans son rappel, puisque «Cheikh Amine a rappelé comment ses neveux Amine Assouad et Manuel Gemayel, ainsi que sa nièce Maya, son frère Béchir et aujourd’hui son fils Pierre sont morts pour une cause, l’indépendance du Liban.») Amine Gemayel est donc un homme courageux dont la famille a été massacrée.

D’accord. Mais alors, si la martyrologie était la motivation politique dans les élections de ce week-end dans le Metn, pourquoi occulter celle des autres militants? L’opposition a elle aussi son lot de martyrs, y compris dans les familles des leaders politiques. Certaines familles politiques chrétiennes influentes ont notoirement été massacrées par les Forces libanaises lors de l’«unification du fusil chrétien». Pourquoi diable les médias occidentaux rappellent-ils systématiquement, lorsqu’ils évoquent Amine Gemayel ou Saad Hariri, les «martyrs» de leur famille, alors que, pour eux, Sleimane Frangié et Omar Karamé ne sont jamais présentés que comme «pro-syriens»?

Même en s’alignant sur une stricte martyrologie «phalangiste», on peut se souvenir qu’il y a au Metn beaucoup de chrétiens qui ont dû fuir les massacres perpétrés contre les chrétiens du Chouf (par un Walid Joumblatt qui est désormais l’allié fort médiatisé de Gemayel et du gouvernement). Bref, ne rappeler dans le Metn que la mort des membres de la famille Gemayel n’a aucune pertinence: pour un observateur étranger elle est scandaleuse; pour un habitant du Metn, elle n’a pas grand intérêt, puisque chacun a sa galerie personnelle d’êtres chers disparus, bombardés, massacrés et qu’au final tous ces martyrs pris dans leur ensemble peuvent justifier absolument n’importe quel choix politique.

Nous ou les assassins des Arméniens

Fisk a aussi un message pour les électeurs d’origine arménienne: «What, on earth, has Aoun ever done to acknowledge the 1915 genocide of one and a half million Armenians by the Ottoman Turks?» («Mais qu’a donc fait Aoun pour reconnaître le génocide de 1915 d’un million et demi d’Arméniens par les Turques ottomans?») Une telle question, de la part d’un journaliste occidental qui prétend témoigner d’élections dans le Metn libanais, ne vous sidère pas? Je n’avais pas compris que la reconnaissance du génocide des Arméniens en 1915 était le grand sujet qui divisait les Libanais en ce moment, et que l’alliance de toute l’opposition autour du Hezbollah s’était cristallisée autour de cette question. Je ne sais pas trop ce qu’a dit Aoun sur le Darfour, mais à mon avis, si j’étais un électeur du Metn, je creuserais le sujet.

Fisk sait parfaitement qu’il se moque du monde, avec une référence qui parlera très différemment aux Occidentaux et aux Libanais. Les Occidentaux ne pourront qu’y lire une vague imputation de négationnisme à l’encontre d’Aoun. Les Libanais, eux, savent qu’en 1916 leur pays a été ravagé par une terrible famine et qu’évoquer le massacre des uns sans parler de la famine des autres est, au Liban, relativement scandaleuse puisque les deux processus y sont liés. Le Turc Enver Pacha expliquait en 1916, alors qu’il était à Aley: «Le gouvernement ne pourra regagner sa liberté et son honneur que lorsque l’Empire turc aura été nettoyé des Arméniens et des Libanais. Nous avons détruit les premiers par le glaive, nous détruirons les seconds par la faim.»

(Note: Gibran a écrit un texte sublime sur cette famine, que j’avais reproduit ici pendant la guerre.)

Toutes ces élucubrations partisanes sont ainsi dénoncées dans un texte aouniste publié le 24 juillet dernier:

Les ténors de la coalition au pouvoir ont recommencé à répéter bêtement les mêmes refrains des élections de 2005, mettant les électeurs devant un fait accompli avec des slogans hallucinants comme « Zay ma hyyé » ou « Nous ou les assassins ». Dans cette logique, le vote pour le candidat du pouvoir serait un acte vers la souveraineté, la liberté et l’indépendance du Liban. Le vote pour le candidat de l’opposition serait par contre un vote pour le terrorisme, pour le crime, pour l’axe syro iranien et pour les assassins des martyrs de la révolution des cèdres. Très belle logique et passionnante comparaison !
«Les habitants de ces montagnes»

La réduction stéréotypée du Metn se retrouve encore dans la phrase suivante: «The people of these hills - where his son is in the family crypt in Bikfaya - knew the ex-general was "dragging them to a battle they did not want'' and the electoral battle was "dancing over the blood of martyrs''.» («Les gens de ces montagnes – où son fils est enterré dans la crypte de la famille à Bikfaya – savaient que l’ex-général «les entraînait dans une bataille qu’ils ne pouvaient pas gagner» et que la bataille électorale «dansait sur le sang des martyrs.»)

Or, même à Bikfaya, le fief historique des Phalanges, tout le monde n’est pas Kataëb (phalangiste), et «les gens de ces montagnes» le sont encore moins. Aux précédentes élections, les Kataëb avaient été purement et simplement balayées par l’alliance Murr-Aoun, et Pierre Gemayel n’avait pu être élu que parce qu’Aoun et Murr n’avaient pas présenté de candidat face à lui. Le village qui surplombe Bikfaya, Dhour (c’est-à-dire également des «gens de ces montages») est le fief historique du PSNS. Et, surtout, dans tous les villages du Metn, on trouvera des gens aux convictions politiques de tous bords. Le fait que 95% des habitants du Metn soient chrétiens n'autorise pas à en conclure qu'ils ont tous les mêmes opinions politiques.

Écrire une phrase telle que «les gens de ces montagnes savaient que…» ne correspond donc à aucune réalité, mais simplement à une invocation partisane. L’utilisation du verbe «savaient», qui renvoie à une réalité avérée, relève de la même logique. On ne «sait» pas une opinion politique. Comme partout dans le monde, dans le Metn, certains «pensent» ou «croient» que… et tous les autres pensent ou croient autre chose. Et chacun est capable de justifier et d'objectiver ses orientations politiques.

D’ailleurs, en utilisant le terme «savaient», Fisk oublie une spécificité libanaise: il n’y a pas de réalité avérée. En Occident et dans les médias occidentaux, il y a, au minimum, un large consensus social sur la réalité des faits: les analyses et les commentaires peuvent diverger, mais le socle factuel dont débattent ces analyses est, peu ou prou, le même pour tous. Les faits historiques et l’actualité, au Liban, font l’objet eux-mêmes de débats; non seulement les analyses et les commentaires peuvent être radicalement opposés, mais l’exposé des faits eux-mêmes ne fait généralement l’objet d’aucun consensus social (pour exemple: prenez un attentat politique relativement ancien, et cherchez sur l’internet à savoir «qui a tué Untel»; vous trouverez des dizaines d’explications totalement contradictoires qui, toutes, adoptent la tournure: «tout le monde sait que ce sont les XXX qui l’ont tué», les «XXX» n’étant jamais le même groupe selon la personne qui expose cette «réalité»; si par ailleurs vous cherchez à savoir «pourquoi il a été tué», vous serez confronté à une réalité de plus en plus mouvante).

Enfin, si les guerres lancées par Aoun furent suicidaires, pourquoi ne pas rappeler que celles lancées par les Phalanges furent non moins suicidaires?

La preuve que la plupart des gens «pensent» ou «croient» autre chose que ce qu’a écrit Robert Fisk, c’est bien qu’Amine Gemayel a perdu l’élection. Ce qui nous vaut un second article de Robert Fisk, au lendemain des élections, où il exprime son incompréhension totale du résultat: «One begins to wonder, in Lebanon, whether the election results are more surprising than the means by which MPs are liquidated.» («On commence à se demander si, au Liban, les résultats des élections ne sont pas plus surprenants que les moyens avec lesquels un député est assassiné.»). Ne pas voter pour Amine Gemayel, voter pour l’opposition, serait donc pour Robert Fisk un acte irrationnel proprement incompréhensible.

Rappelons enfin quelques éléments

– Amine «Brushing» Gemayel n’a tout de même jamais pu se prévaloir ni d’une grande légitimité, ni d’une grande popularité, ni d’une reconnaissance politique forte: ses rapports avec le parti Kataëb furent souvent houleux (même s’il en est aujourd’hui le chef à vie), et ses rapports avec l’allié chrétien du gouvernement Samir Geagea sont loin d’être cordiaux. La période où il fut Président de la République fut l'une des plus violentes de la guerre; on trouvera difficilement un Président plus contesté du temps de son règne.

– Au rayon «division des chrétiens», les aounistes ont eu beau jeu de rappeler que, à la mort de Pierre, Amine Gemayel avait spectaculairement refusé de recevoir Michel Aoun, geste très fort dans un pays où la tradition des condoléances est toujours forte (la famille du défunt reçoit pendant plus jours les visiteurs venus présenter leurs condoléances).

– Le discours laïcisant d'Aoun atteint souvent ses limites. Par exemple, le rôle politique du patriache maronite est encore largement accepté par le Tayyar (les maronites dépendant de Rome, le patriache est donc une sorte de sous-pape). Le Tayyar aurait tendance à refuser le rôle politique du patriache lorsque celui fait une déclaration qui lui est hostile, et à mettre en avant toute déclaration qui lui serait favorable.

Par ailleurs, il me semble qu'il y a, chez les militants aounistes, une perception très paradoxale de la laïcité comme ressortant essentiellement d'une volonté des chrétiens: la laïcité perçue comme défendue principalement par les chrétiens au Liban. Ce qui introduit une contradiction assez difficile à gérer à long terme. Les militants communistes et PSNS n'ont pas, au contraire, ce genre de considérations.

– Je l’ai écrit ci-dessus: aux précédentes élections, les phalanges avaient été balayées par l’alliance autour du Tayyar d’Aoun. Aoun n’était pas, alors, allié du Hezbollah, beaucoup ont donc prétendu que l’alliance avec le Hezbollah qui avait suivi avait totalement détruit la popularité du «gé-né-ral» parmi les chrétiens [2]. Cette prophétie faisait l’impasse sur le fait que, déjà, dans une logique phalangiste, ses alliances pour l’élection suffisaient pourtant à le qualifier de «traître», sans attendre son alliance avec le Hezbollah (alliance avec un Murr «pro-syrien» et avec le PSNS «pro-syrien» et, surtout, «assassin de Bachir»), ce qui ne l’avait pas empêché de remporter tous les sièges à l’exception de celui où il n’avait pas présenté de candidat. Certes, Aoun recule dans le Metn (il remporte l’élection de 400 voix), mais son discours laïcisant et ses nouvelles alliances lui apportent une légitimité qui dépasse le Metn, où il a tout de même remporté l’élection.

Dans son article, Fisk regrette que cette élection permette de rendre «à nouveau» légitime le terme «pro-Syrien». Or, lors de l’élection précédente, ses alliances avec des «pro-Syriens» soit-disant délégitimés ne l’avaient pas empêcher de remporter tous les sièges et de totalement balayer les Phalanges qui, selon Fisk, représentent «les gens de ces montagnes». Et plus généralement, la diabolisation des «pro-Syriens» par Fisk n’a tout de même qu’un intérêt limité au Liban, où c’est avec un certain cynisme que l’on se souvient de qui a toujours été super-pro-syrien avant de devenir, récemment, super-anti-syrien.

– Dispose-t-on de sondages analysant la répartition sociologique du vote? Par exemple par tranche d'âge, revenus, niveau d'étude? Les militants des différents partis évoquent souvent ce genre de considérations, mais j'ignore jusqu'à quel point elles ont été vérifiées autrement que par les stéréotypes que chacun attribue aux partis adverses.

– Au rayon des mystères de l’Orient compliqué… pourquoi Amine Gemayel avait-il quitté le Liban? Et était-il parti, comme je l’ai entendu, avec ce qu'il restait des caisses de l’État? Ce genre de considération est-il plus, ou moins, important pour les électeurs libanais que le supposé silence de Michel Aoun sur les massacres des Arméniens en 1915?

– Un épisode qui n’a pas intéressé la presse occidentale: en juin de cette année (c’est-à-dire quelques semaines avant l’élection du Metn), le gouvernement Saniora a tenté d’imposer que le Vendredi Saint ne soit plus un jour férié. Le scandale a été énorme, évidemment, dans la communauté chrétienne. Les chrétiens religieux ont été choqués. Et même les chrétiens de l’opposition ont dénoncé la manœuvre, y voyant une tentative de provoquer un petit «choc des religions» à l’intérieur du Liban.

Les Phalanges et les Forces libanaises, les partis qui incarnent les intérêts confessionnalistes des chrétiens, sont dans le gouvernement Saniora. Et, de fait, c’est le mouvement aouniste, au discours officiel nettement laïc, qui monte au créneau, et dénonce la décision du Premier ministre.

Dans une élection qui s’est joué à 400 voix, je me demande ce qu’a pu peser cet épisode. Surtout si, comme Robert Fisk, on met des considérations confessionnelles au cœur du scrutin.



[1] Exemple parmi tant d'autres. Dans un entretien à El Watan du 24 juin, il explique: «C’était [Rafic Hariri] un grand homme pour le Liban. Peut-être trop pour un si petit pays. Avec son argent, il l’a reconstruit. Certes, il avait aussi des défauts, mais Hariri a su fédérer toutes les communautés. Son absence se fait cruellement sentir.» J'ai déjà entendu beaucoup de bien de Rafic Hariri, et énormément de mal, mais jamais qu'il avait reconstruit le Liban «avec son argent» et qu'il avait fédéré «toutes» les communautés!

[2] Une anecdote que je trouve assez amusante: pendant la période «Aoun» de la guerre, un de ses partisans en voiture klaxonnait un certain rythme, et un autre aouniste répondait de trois coups de klaxon signifiant: «Gé-né-ral!». Ce qui donne: «Tût-tu-tu-tût... Tût! Tût! Tût!».