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19 août 2006

Le nerf de la paix

Et maintenant, il va falloir reconstruire.

Les déplacés rentrent chez eux et découvrent des maisons détruites, des villages transformés en champs de ruine, des récoltes perdues et, partout au Liban, les infrastructures sont à rebâtir. Puisque ça n'est pas la première guerre au Liban, que ça n'est pas le premier cessez-le-feu, que ça n'est pas la première «reconstruction», et puisque c'est exactement le même gouvernement au pouvoir qui l'était lors de cette première «reconstruction», il est intéressant d'examiner le passé pour imaginer ce qui va se passer.

Tout d'abord, je vous invite à lire mon (très long) billet sur la nature du régime libanais: une mafia dont toute l'action est orientée à la prédation du peuple libanais. Ceci est évoqué sur le blog d'Alain Gresh:

Il est vrai que la tâche est facilitée par l’absence de l’État libanais : comme le fait remarquer un commentateur, le Hezbollah n’est pas un État dans l’État, mais un État dans le non-État.
La principale caractéristique de cette structure pseudo-étatique est le syphonage de l'argent de la reconstruction et de l'aide aux déplacés. Ainsi, comme l'indiquait Georges Corm:
Ainsi, à titre d'exemple, le CDR et la Banque centrale sont le cœur de l'empire du Premier ministre; le Conseil du Sud (pour la reconstruction de cette partie du pays), la Caisse de sécurité sociale et l'Intra Investment Co seront le domaine réservé exclusif du président de la Chambre des députés; la Caisse des réfugiés chargée de l'indemnisation des déplacés est du domaine de M. Joumblatt, le puissant chef druze [...].
L'argent destiné à la reconstruction du Sud a bien profité à Nabih Berri, chef du parti Amal. Quant à l'argent des déplacés, elle a financé le chateau de Walid Joumblatt à Moukhtara. Quant à la reconstruction, le Premier ministre Rafic Hariri était à la fois le passeur d'ordre (l'État) et le premier bétonneur-prestataire du pays.

Mon billet sur la mafiocratie au Liban présente les principaux axes de la prédation exercée depuis plusieurs décennies contre le Liban par sa propre oligarchie:
– la corruption généralisée, organisée par les plus hautes instances du pouvoir,
– l'idéologie de la reconstruction (plus qu'une reconstruction réelle) qui couvrit des malversations et des détournements d'ampleur pharaonique,
– la constitution d'une «dette odieuse» qui permet désormais de rémunérer, ad vitam eternam, les propriétaires de cette dette (ceux qui ont acheté les bons du trésor libanais),
– l'ensemble soutenu par une intense propagande néo-libérale agrémentée à la sauce confessionnelle.

L'idéologie de la reconstruction est le principal danger qui guette la nouvelle «reconstruction»: une orientation néolibérale au profit exclusif d'une bourgoisie affairiste, et le reste du pays (notamment les populations les plus démunies) abandonné sans réelles infrastructures financées par l'État. On ne voit pas bien ce qui aurait changé qui interdirait de refaire les mêmes «erreurs» (au contraire, les outils du détournement sont désormais bien en place et rodés). Je signalais ainsi que, dès la première semaine de bombardements, un banquier libanais, cité par le Telegraph, conseillait d'acheter des actions de Solidere, la structure de reconstruction du clan Hariri:
He [Dr Karam] also recommended buying shares in Solidere, the $1.65bn property empire famed for it's majestic cafes, shops and banks. Its share price tumbled 20pc on the outbreak of hostilities, before the bourse suspended trading. “Solidere is sitting on a treasure chest worth hundreds of millions of dollars,” Dr Karam said.
(«Solidere est assis sur un coffre au trésor valant des centaines de millions de dollars.») Un lecteur me signale que Charles Ayoub a récemment dénoncé dans un éditorial de son quotidien le Diyar (proche du PSNS) les premières évaluations totalement farfelues (c'est-à-dire surévaluées) de certaines reconstructions.

Déjà, on peut constater que l'aide européenne de 50 millions d'euros est attribuée par l'Agence humanitaire de la commission européenne (ECHO) à six ONG, et non à l'État libanais lui-même, pourtant légitime représentant et protecteur de son propre peuple. Doit-on y lire une marque de défiance ou simplement le constat, par les autorités européennes, de l'incompétence de l'État libanais démocratique à s'occuper correctement de son peuple?

Du côté de la dette, j'ai déjà insisté sur le rôle fondamental dans le système de prédation organisé par l'«État» libanais contre son peuple. Cet aspect aussi est évoqué, depuis, dans un article de l'ONG Comité pour l'annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM):
La dette a donc permis d’imposer un renforcement des politiques néolibérales, tellement favorables aux riches Libanais, aux créanciers étrangers et à leurs grandes entreprises.
Cet article ne qualifie pas, comme je le fais, la dette actuelle du Liban d'«odieuse», mais dénonce celle à venir comme une «dette illégitime»:
Désormais, pour se reconstruire, le Liban va encore faire appel aux capitaux étrangers. Cela implique une nouvelle augmentation de la dette et de nouvelles mesures économiques d’ajustement structurel qui la conditionnent. De ce fait, le peuple libanais va devoir payer très cher, dans les années à venir, pour les conséquences de cette guerre infligée par Israël en violation des traités internationaux régissant les relations entre Etats.
et de proposer:
Pour le Liban, une solution possible réside en l’annulation immédiate de la dette et la création d’un fonds destiné à sa reconstruction, qui serait alimenté par des réparations versées par Israël. Une contribution des Etats-Unis, qui soutiennent et financent l’Etat israélien, doit s’y ajouter. C’est à ce moment seulement qu’il sera possible de dire que justice a été rendue au peuple libanais.
Évidemment, la résolution 1701 dénonçant unilatéralement le Hezbollah libanais comme responsable de la guerre, une telle solution est fort peu probable...

L'Europe a déjà annoncé de manière spectaculaire le déblocage d'une aide. 50 millions d'euros, là où les premières estimations des destructions au Liban avoisinent les 3 milliards de dollars. Même en dollars, l'aide européenne est comparable à l'envoi d'un paquet de cacahouètes Al Rifai pour reconstruire l'aéroport de Beyrouth. J'exagère?

Par le passé, le Liban a reçu l'aide européenne sous la forme des plans MEDA. Les chiffres concernant le Liban sont disponibles en ligne. Mises bout à bout, les sommes peuvent sembler importantes mais, en réalité, ne dépassent pas quelques centaines de millions d'euros en plus de dix ans, alors que le pays, lui, s'endettait de 40 milliards de dollars. La lecture des détails fait doucement rigoler. Au hasard... en 2003, «programme Tempus visant à réformer et à moderniser le système d'enseignement supérieur en développant la coopération inter-universitaire entre les pays de l'UE et les pays bénéficiaires»: 1,5 million d'euros! Voilà l'Université libanaise bien dotée...

Dans toutes les sommes consacrées au Liban, le jargon ne permet jamais de savoir si ce sont des prêts qui creusent la dette du pays, ou de subventions. Ainsi:
Le programme MEDA est principalement composé des subventions, mais comprend également le financement des capitaux à risques et des bonifications d'intérêts relatifs aux prêts fournis par la Banque européenne d'investissement (BEI). Le volume de prêt de la BEI au Liban au cours de la période 1995-2002 s'est élevé à €375 millions, prévu notamment pour l'eau et la fourniture d'énergie, les équipements de système d'égouts, et le port de Tripoli.
Dans les tableaux qui précèdent cette annonce, on peut lire que, sur la même période, les «engagements au Liban» représentent 237 millions d'euros. Je ne vais pas entrer dans les détails comptables, ce dont je serais bien incapable, mais il me semble comprendre ici qu'on prête plus d'argent via la BEI (donc: dette; je suppose qu'il s'agit de ce qu'on appelle la FEMIP) que de subventions directes. (Le tout représentant, sur sept ans, des sommes franchement peu élevées par rapport aux besoins.)

En cas de doute sur l'intention des eurocrates, qu'on se rassure, l'argent même chichement distribué ne sera tout de même pas gaspillé. «MEDA» signifie, selon la Documentation française: «Mesures d'ajustement». C'est donc un outil néolibéral d'ouverture des marchés. J'ai déjà expliqué ici longuement quelle est l'ampleur de la prédation néolibérale au Liban, il est donc heureux que l'Europe fasse tout pour soutenir le mouvement.

Le «Document de Stratégie 2000-2006» (fichier PDF) décrit la logique: sécurité (dans une logique de lutte contre le terrorisme islamiste, n'est-ce pas; personne ne pense ici aux dangers du militarisme agressif d'Israël) et néolibéralisme:
  • La création d’une zone de paix et de stabilité basée sur des principes fondamentaux, incluant le respect des droits de l’homme et la démocratie.
  • La création d’une zone de prospérité commune grâce à un développement durable et équilibré et, plus particulièrement, par l’établissement progressif du libre-échange entre l’UE et ses partenaires méditerranéens, et entre les partenaires eux-mêmes, en vue de la création d’une zone euro-méditerranéenne de libre-échange plus large d’ici 2010.
  • L’amélioration de la compréhension mutuelle entre les peuples de la région et le développement d’une société civile active.
Oui, «libre-échange» est écrit deux fois dans la même phrase.

Il faudrait certainement examiner l'aide américaine. Sachant que la dernière aide américaine au Moyen-Orient fut la livraison d'armes à l'armée israélienne qui ont permis la destruction de fleuron de l'économie libanaise qu'était la boutique Al Rifai de l'aéroport de Beyrouth, l'aide américaine au Liban doit être également assez chiche.

Le total des aides européennes en dix ans semblent donc ne même pas couvrir les dépenses de la construction du seul aéroport Rafic Hariri de Beyrouth. Disons que, sans aide européenne, la dette libanaise aurait plongé de 40 milliards à... 40,5 milliards.

Entre des aides occidentales symboliques destinées à faciliter la prédation néo-libérale et une «reconstruction» syphonée par l'appareil politico-mafieux du pays, toute la place est libre pour les initiatives du Hezbollah. Ce point est central dans la légitimité du parti dans de larges couches de la population.

Sur CNN, pendant les bombardements, un documentaire prétendait présenter la face réelle du Hezbollah. Pour montrer comment le parti contrôlait les parents et endoctrinait les enfants, une famille fut ainsi interviewée. Porte-parole: une petite fille d'une douzaine d'années, scolarisée dans une école du Hezbollah. Le commentaire insistait lourdement sur le contrôle que cela donnait au parti sur cette pauvre famille; mais, à l'écran, on voyait une gamine parlant très bien anglais. Loin de l'image d'une école coranique façon Afghanistan, c'était celle d'une école de qualité, accueillant des filles (quelle horreur!) et leur apprenant la langue du Grand Satan.

Les Israéliens, par la suite, montrèrent des images de leur intervention dans un hôpital de la Bekaa. Nous découvrions alors un hôpital moderne, géré par le Hezbollah et financé par le pétrole iranien.

Avec beaucoup de conviction, les commentaires de ces images tentaient de faire croire que, pour profiter de ces écoles, hôpitaux, orphelinants, systèmes d'assurance, etc., il fallait faire allégeance au parti. Pourtant, quelle «compromission» faut-il faire pour apprécier un parti qui vous procure gratuitement des écoles et des hôpitaux alors qu'on ne profite pas des «bienfaits» d'un État corrompu qui ne fait rien pour des franges entières de la population? Nous avons donc vu une brave femme expliquant qu'elle était reconnaissante du fait que sa gamine était scolarisée et (contrairement à elle) maîtrisait l'anglais; le commentaire complétait: «elle parle sous le contrôle d'un membre du parti».

Cette facette de la vie libanaise n'est jamais interrogée ici: comment prétendre à l'illégitimité du Hezbollah et à l'affreuse ingérence iranienne si, dans la vie quotidienne de centaines de milliers de personnes, leur activité se traduit par des constructions d'écoles et d'hôpitaux?

Ted Rall, avec beaucoup d'humour, suggère que les États-Unis auraient bien besoin de tels «terroristes» pour reconstruire la Nouvelle-Orléans et venir en aide à sa population...
“Hezbollah's strength,” says Amal Saad-Ghorayeb, a professor at the Lebanese American University in Beirut and an expert on the organization, in large part derives from “the gross vacuum left by the state.”

Sound familiar? It does to the people of Ladysmith, Wisconsin. The rural town, destroyed by a tornado in 2002, has been abandoned by the government to whom its people paid taxes all their lives.

Maybe we can commission Hezbollah to rebuild the World Trade Center.
Fort heureusement, pour faire basculer le Liban du bon côté du «choc des civilisations», c'est la France et l'Europe qui y subventionnent abondamment la culture. On pourra ainsi découvrir le très beau projet de réhabilitation de la Bibliothèque nationale du Liban. Beau et important projet: le Liban tire une fierté légitime de sa culture du livre, de l'écrit et de l'imprimerie, sa tradition étant très ancienne et sa production d'une qualité exceptionnelle. Si la page d'accueil affiche le logo de l'Union européenne, ce que le site Web ne précise pas, c'est que le financement lourd du projet est assuré par... l'émirat du Quatar (25 millions de dollars).

Quant à la Maison de la culture, elle est financée par le sultanat d'Oman.

Plus sérieusement, l'un des éléments présentés comme un élément fort de la stabilisation du Liban est la force de l'ONU connue sous le nom de FINUL. Observons cette force sous l'angle très bassement pécunier, celui du nerf de la paix. Rapport du Secrétaire général de l'ONU de juillet 2000:
Je me vois une nouvelle fois contraint d’appeler l’attention sur la grave insuffisance des ressources financières mises à la disposition de la Force. Les contributions non acquittées s’élèvent à ce jour à 117,8 millions de dollars. Cette somme est l’équivalent de ce qui est dû aux États Membres qui fournissent le contingents dont la Force est constituée.
Juillet 2001: ce «trou de la sécu» au Sud du Liban s'élève à 163,1 millions.
Juillet 2004: 71 millions.
Juillet 2005: 54,4 millions.
Juillet 2006, rapport publié le 18, pendant l'agression: malgré l'évidente importance de la force de l'ONU, le «trou» des financements s'est à nouveau creusé: 71 millions de dollars.

L'autre «point chaud» au Liban, ce sont les camps de réfugiés palestiniens. Il s'agit de longue date d'un élément d'instabilité dans le pays et de tensions avec Israël. Les budgets de l'UNHCR sont notoirement en difficulté depuis des années. Dans son rapport de 2005, l'UNHCR conclut sobrement par un paragraphe sur le «Financement»:
Les opérations de l’UNHCR au Moyen-Orient ont été contrariées par des problèmes de financement, le pays le plus pénalisé à cet égard étant le Yémen. Le nombre sans précédent de demandeurs d’asile arrivant en Jordanie, en Syrie et au Liban a mis à mal des ressources déjà trop limitées.
La politique libanaise à l'encontre des camps palestiniens est très dure et quasiment uniquement orientée sur ses aspects répressifs. L'affaiblissement du financement de l'UNHCR dans les camps se paie, évidemment, en termes politique (montée des groupes islamistes) et sécuritaires.

Là encore, on se demande comment on peut prétendre «amener la démocratie» tout en négligeant les budgets qui sont, presque explicitement, destinés à assurer la stabilité de la région. Une critique de l'orientation récente des financements internationaux est, justement, le fait qu'ils sont désormais entièrement consacrés à des questions sécuritaires et à la lutte contre le terrorisme (il s'agirait donc de répondre à des besoins occidentaux, et non de centrer les analyses «humanitaires» sur les besoins des populations concernées); mais même avec cette préoccupation, on aura finalement plus investi dans les bombes qui ont détruit le pays (plusieurs milliards de dollars pour la campagne israélienne) que dans le développement et la stabilisation du Liban.

Concluons cyniquement. L'Occident a envoyé des bombes; l'Iran a envoyé des bombes et des hôpitaux.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

comme d'habitude, une réflexion stimulante. cependant, ne peut-on pas escompter qu'avec ce que le Hezbollah a obtenu comme crédit auprès de la population libanaise, le rapport de force entre les différentes factions au pouvoir change au profit de la société libanaise, au moins dans une certaine mesure, ne serait-ce que pour "contrer" le Hezbollah ?

6p.

Anonyme a dit…

Elf elf shukran mille mille mercis pour cette analyse percutante.