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11 septembre 2006

La paix libanaise, continuation de la guerre israélienne?

Pour de nombreux commentateurs libanais (et pour de nombreux citoyens libanais), la nouvelle ère qui s'ouvre n'est pas celle d'une reconstruction pacifique. Ils considèrent au contraire que s'ouvre une très instable période marquée par la tentative de réalisation politique, par les forces gouvernementales du «14 Mars», de ce qui n'a pu être réalisé par l'agression israélienne.

On peut évidemment prétendre que cette attitude relève d'une paranoïa orchestrée par l'«axe du mal syrien et iranien», mais il ne faut pas cacher ce fait: une très large partie de la population, ainsi que certains milieux politiques, sont persuadés qu'une «guerre politique» s'organise contre eux, avec le risque d'un dérapage vers la guerre civile. Rappelons que, pour de nombreux libanais, la situation politique dans le pays est déjà celle d'une «démocrature» (voir mon billet: «Au Liban, une mafiocratie contre son peuple».

Alors que les médias occidentaux évoquent désormais un Liban pacifié (où la force internationale se déploit simplement dans le but de déminer le Sud du pays, sans se demander à quoi peuvent bien servir les armements lourds débarqués par les Français... le bref échange entre Chirac et Zapatero laissant entendre que les chars Leclerc n'étaient pas là que pour une mission de déminage), au Liban, beaucoup évoquent désormais un «coup d'État permanent» destiné à maintenir au pouvoir le gouvernement du «14 Mars», à désarmer le Hezbollah et à réaliser les buts de guerre américano-israéliens.

Même le site du quotidien israëlien Yedioth Ahronoth publie des informations allant dans le sens de ces grandes manœuvres: «Les États-Unis s'apprêtent à armer et à entraîner l'armée libanaise»:

Des instructeurs, ainsi que de l'équipement militaire à hauteur de 30 millions de dollars s'apprêtent à partir de Washington à Beyrouth. Le but: renforcer le gouvernement de Fouad Siniora contre le Hezbollah et les éléments pro-syriens.
[...]
Le plan américain comprend plusieurs étapes. Dans la première étape, des équipements militaires d'une valeur de 30 millions de dollars vont être envoyés au Liban, dont des véhicules militaires et des équipements de communication.

Le plan a été présenté la semaine dernière par le Conseiller à la sécurité nationale de la Maison blanche, Stephen Hadley, aux émissaires du premier ministre Ehud Olmert, Yoram Turbowicz et Shalom Turjeman, lors de leur visite à Wahsington.

Les Israéliens ont exprimé leur accord de principe sur le plan américain d'équipement et d'entraînement de l'armée libanaise.
Georges Corm prévient, depuis le début du cesser-le-feu, qu'une «guerre des mots» remplace désormais le conflit armé et que le Liban va devenir un «État-tampon» (un intermédiaire au service d'intérêts régionaux).

Aujourd'hui (11 septembre), c'est l'éditorial d'Ibrahim el-Amine, dans le nouveau quotidien al-Akhbar («Les informations») qui se livre à cet exercice, en dénonçant ce que sont, selon lui, les manigances de Walid Joumblatt (éminent membre de la coalition du «14 Mars»).

El-Akhbar est le nouveau quotidien d'information qui vient de démarrer à Beyrouth. Fondé par Joseph Samaha et Ibrahim el-Amine, il est clairement hostile à la coalition gouvernementale et soutient le bloc de la Résistance. Ibrahim el-Amine était un éditorialiste important du quotidien as-Safir («Le diplomate»), lui-même hotile au gouvernement; il en avait été évincé, selon certaines sources, suite à des pressions du clan Hariri; il est connu pour avoir des contacts privilégiés avec le Hezbollah. Quant à Joseph Samaha, il était l'ancien rédacteur en chef du Safir.

Son article ressort du genre très classique de l'interprétation politique; il ne fournit ni sources ni citations précises. Le lecteur pourra y adhérer en fonction de la notoriété et de la crédibilité de l'auteur, des éléments convergents entre cette interprétation et des événéments récents, etc. Je me garderai donc de vous le présenter comme une analyse pertinente ou non: encore une fois, c'est un article d'opinion, de la part d'un commentateur ayant pour certains une grande crédibilité, pour d'autres rigoureusement aucune...

Je pense cependant nécessaire de présenter cette thèse, car elle reflète des préoccupations et des analyses largement diffusées au Liban, que j'entends ici et là, et qui devraient éclairer mes lecteurs français (essentiellement) sur l'ambiance tendue qui règne actuellement dans les débats politiques libanais. Ces thèses, en effet, décrivent la mise en place d'une guerre civile larvée, d'un coup d'État contre une partie de la population, et la réalisation par le gouvernement actuel des buts de guerre américano-israéliens. De plus, ces thèses ont certainement une forte influence sur les stratégies politiques de l'«opposition»; en décrivant des maœuvres attribuées à Walid Joumblatt, l'article sert, en miroir, de révélateur des craintes qui justifient les actions de ses opposants. Vraies ou fausses, il est intéressant que les lecteurs français sachent que de telles analyses ont une audience considérable au Liban. Ne serait-ce que par respect pour la démocratie libanaise, il convient de les connaître.

Notez enfin qu'il ne s'agit pas ici d'une traduction littérale (j'en suis incapable), mais d'une présentation de l'article.

L'article de Ibrahim el-Amine explique que Walid Joumblat est en train de donner des instructions à ses troupes politiques, en préparation d'une résolution internationale visant la Résistance (c'est-à-dire, principalement, le Hezbollah). L'une des idées sous-jacentes est de convaincre les occidentaux (en premier chef les Français) qu'il va être nécessaire de rééquilibrer la vie politique libanaise pour contrer les ingérences de l'«axe du mal syro-iranien» grâce à une nouvelle résolution et que, pour cela, la force internationale devra être utilisée pour autre chose que le déminage des champs de tabac et d'oliviers.

La répartition des tâches serait, selon el-Amine, définie selon cinq axes.

1. Renforcer l'alliance avec le Mouvement du Futur du clan Hariri, et soutenir ceux qui, dans ce clan, souhaitent interdire tout dialogue sérieux avec le Hezbollah et le général Michel Aoun. Pour cela, Marwan Hamadé est chargé de livrer des fuites «explosives» sur l'enquête internationale sur l'assassinat de Rafiq Hariri. [Note: dans cette optique, voir les articles du Figaro: «La Syrie soupçonnée dans un attentat au Liban» et le scandaleux «L'ombre du Hezbollah sur l'assassinat de Hariri» de Georges Malbrunot.]

2. Envoyer Samir Frangié et Faris Said jour et nuit auprès du patriarche maronite Nasrallah Sfeir pour le convaincre de reprendre un rôle politique et d'amener les Chrétiens à soutenir la majorité gouvernementale. C'est-à-dire fédérer l'opposition chrétienne au général Aoun et relancer le mouvement du Qornet Shehwan (éventuellement sous une autre appellation).

3. Fournir à Samir Geagea (chef des Forces libanaises) tout le soutien politique et non-politique nécessaire pour contrer la montée du Mouvement patriotique libre de Michel Aoun dans les zones chrétiennes.

4. Discuter avec les Forces libanaises et le Mouvement du Futur pour les convaincre de profiter du déploiement sécuritaire de la FINUL et de l'armée libanaise dans les zones frontalières pour provoquer des accrochages qui permettraient d'isoler les régions, de défaire l'union qui s'est soudée suite à la dernière guerre, et d'impliquer le Hezbollah en tant que «milice» (le Hezbollah est largement considéré comme n'étant pas une milice du conflit inter-libanais mais comme une force de résistance uniquement orientée contre Israël) et ainsi convaincre ceux qui le soutiennent de la nécessité de son désarmement.

5. Faire entrer le maximum de militants des Forces libanaises de Samir Geagea et d'autres forces du Qornet Shehwan dans les services sécuritaires, notamment par le recrutement de 3500 policiers issus de ces militants, de façon à faire comprendre à l'opinion publique qu'ils sont en position d'agir si cela était nécessaire.

Quant à l'équipe de Walid Joublatt, elle se consacrerait aux tâches suivantes.

1. Éviter à tout prix la confrontation avec le Président du parlement Nabih Berri (également chef du grand parti chiite Amal, lui aussi du Bloc de la Résistance). Pour cela, demander à tout le monde de ne l'agresser sous aucun prétexte. Demander à Saad Hariri pour faire pression sur Fouad Siniora pour dépenser le plus tôt possible les fonds destinés au Sud, au prétexte qu'il ne faut pas que ces populations dépendent économiquement du Hezbollah.

2. L'organisation, en coopération avec le Premier ministre, d'un appel à 40 personnalités chiites religieuses, politiques, universitaires et économiques, de façon à diffuser médiatiquement et internationalement l'existence d'un «résistance chiite» au Hezbollah. Travailler avec les ambassades occidentales et les médias internationaux. [On pourra lire par exemple le récent article de Libération annonçant les «Premières fissures dans le camp chiite au Liban».]

3. Isoler politiquement le général Aoun à l'intérieur de son propre parti en lui proposant comme colifichet de remplacer le président Lahoud, et monter ses cadres contre lui en expliquant qu'il joue «contre les intérêts chrétiens, et au service des intérêts de nations de l'axe du mal».

Mais l'aspect le plus sérieux de tout cela, ce sont les «alertes sécuritaires» qu'émet Joumblatt à jet continu, avertissant toujours d'un attentat ici ou d'une tentative d'assassinat là (étrange compétence sécuritaire, qui peut en permanence prévenir, mais n'est parvenue à éviter absolument aucun crime). Ensuite, commencer à diffuser l'idée de «bombes sophistiquées importées d'Irak», pour dénoncer l'Iran et le Hezbollah, selon le même argument que les Britanniques et les Américains utilisent pour justifier les attaques contre leurs forces sur place. Cela n'a pas traîné avant que Joumblatt se mette à lancer volontairement ce genre d'accusations. Ainsi insiste-t-il sur le fait que Samir Chéhadé, numéro deux des services de renseignement de la gendarmerie libanaise, cible d'un attentat le 5 septembre, est sunnite. Ainsi le leader druze essaie-t-il de créer des tensions entre les chiites et les sunnites.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est intéressant comme d'habitude.

Le plus inquiétant me semble être la volonté de renforcer les Forces Libanaises de Samir Geagea. Ce mouvement est composé de voyous de la droite extrême et a toujours causé un tort immense aux chrétiens qu'il prétendait défendre et au Liban tout entier.

Je me permets par ailleurs de vous signaler quelques (minimes) erreurs factuelles.

- Joseph Samaha (et non pas Samahé) ancien directeur de la rédaction du Safir (L'ambassadeur), n'est pas membre ni proche du Parti Social Nationaliste Syrien (PSNS). Il a fréquemment dénoncé très clairement ce parti et son idéologie, inspirés (comme les phanlangistes) des mouvements fascisants de l'Europe de l'entre deux-guerre.

Joseph Samaha est un communiste réformateur et intègre, qui ne renie pas son marxisme, et qui se situe dans la mouvance du nationalisme arabe et non pas dans celle du pansyrianisme.

Ibrahim El Amine a toujours bénéficié d'informations privilégiées venant du Hezbollah, avec lequel il a été lié en affaires, mais il n'en a jamais été le porte-parole. Il est vrai que des pressions haririennes l'avaient conduit à quitter As Safir, certains de ces articles y ayant été censurés.

Tout le reste de votre analyse et des infos d'Al Akhbar me semblent très plausibles à défaut d'être certaines.

PS. Si cela ne vous ennuie pas trop, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur vos origines et vos motivations. Vous semblez très bien connaître le Liban et maîtriser correctement l'arabe sans être Libanais. Faites-vous partie de ces militants de la IV ème Internationale qui sont déjà venus soutenir la gauche libanaise durant la guerre de 1975 face aux phalangistes ?

Nidal a dit…

Merci Karim pour ces corrections. Je déteste ces erreurs factuelles, d'autant que ça n'est pas la première fois que je ne recroise pas assez une info. Je m'en veux à chaque fois.

Pour ce qui est de mes origines, sans entrer dans les détails: en 1975 j'étais encore en culottes très courtes. Politiquement, très à gauche, tendance libertaire (tiens, j'ai l'impression que ça ne court pas les rues, les libertaires, au Liban... Beyrouth n'est pas exactement Barcelone de ce côté-là – cela dit, je m'interdis de transposer les groupes politiques libanais selon des critères occidentaux; ça n'a généralement pas grand sens).

Et, non, malheureusement, je ne maîtrise pas l'Arabe, ni correctement ni incorrectement. La dernière fois que j'ai commandé un «jellab» dans une boutique à Beyrouth, j'ai dû m'y reprendre à 10 fois («Jelééb? Jelâââb? Jela-abbbbb? Djelhéb? Jélébeu?...»), le gars qui, pourtant, ne vendait quasiment que ça dans son échoppe, ne comprenait pas ma prononciation, et j'ai finalement montré le récipient de la main. Et le type a fait, «ahh! jellab!»... Vraiment, non, je ne maîtrise pas l'arabe...

Je me fais donc aider, je prends des notes pendant qu'on me lit un passage... c'est pour cela que le présent texte n'est pas une traduction. Évidemment, si j'étais arabisant, ça irait tout de suite beaucoup mieux (en tout cas, pour ne pas mourir de soif à Beyrouth).

Anonyme a dit…

J'ai regardé l'interview de NasrAllah sur la chaine Aljazeera,
il a fait plus moins la même lecture de la situation politique actuelle que le journaliste d'ALakhbar,

Apparement pour l'instant il ne table que sur son alliance avec Michel Aoun pour contrer les forces du 14 mars,
mais cette alliance saura-t-elle sauvegarder les intérêts du Liban ?

Dommage que la stratégie politique et la gestion du Hezbollah d'un conflit politique interne ne sont pas aussi élaborées et efficaces que que sa stratégie militaire et sa gestion de la guerre.

Anonyme a dit…

Le 11,en lisant votre article,j'hésitais entre lucidité et excès de pessimisme,je me suis interrogée,dès le début,sur le"silence" des Jumblat,Geagea et Hariri,mais en gardant un peu d'espoir,suivant le principe"qui ne dit rien consent"et c'était en faveur d'un vrai changement au Liban.Mais,à l'écoute et à la lecture de nos médias,depuis 2 jours,le pessimisme domine.Nous sommes revenus au point de départ,Hesbollah=milice chiite,tueuse de civils innocents,etc,etc.Rien sur les crimes de guerre israéliens;Avi Pazner sur Frce-Inter,tout peut recommencer avec l'aide de la FINUL(salon de l'armement français,allemand,italien...?)Comment les Libanais vont-ils vivre le retour sur leur sol d'Allemands et de Turcs?
Conclusion:j'opte pour la lucidité.Malheureusement pour le Liban!!

Anonyme a dit…

je suis tres curieuse de ce Joseph Samaha, je m'applique a lire ses articles dans le Akhbar pour connaitre son avis. Mais c'est drole d'etre encore dans la mouvance nationale arabe! Et puis, autant que je sache, si le Hezbollah veut "liberer" Jerusalem, ce n'est pas pour rendre la ville aux Palestiniens, dont il se fiche royalement, mais par ideologie islamique (version chiite)! Ce n'est qu'un exemple de totale inexistence de la soi-disant nationale arabe. Samaha l'ignore-t-il?