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08 septembre 2006

Au Liban, le sondage qui fâche

Plusieurs sondages viennent nous éclairer sur l'état politique du Liban et sur la richesse de son opinion. Depuis des mois, les médias occidentaux ne reflètent qu'un Liban univoque, pro-gouvernemental et «anti-syrien» (en acceptant même que ce terme ait un sens), une vision façonnée par la propagande du clan Hariri et des journaux pro-gouvernementaux tels que L'Orient-Le Jour.

Le 28 août, L'Orient-Le Jour sortait un sondage dont les questions étaient tellement orientées et partiales qu'elles ne donnaient aucun renseignement intéressant. Les préoccupations que les questions elles-mêmes révélaient engageaient forcément les réponses dans un versant pro-14-Mars; les Libanais n'aiment pas révéler publiquement leurs opinions politiques en s'idenfiant auprès d'inconnus (à une époque pas si lointaine, on payait ses opinions de sa vie; aujourd'hui, beaucoup craignent des représailles économiques). Plus qu'ailleurs, si vous arrivez avec des questions dont l'orientation même révèle l'opinion de l'intervieweur, vous n'obtiendrez que des résultats biaisés. C'était, à mon avis, le cas des questions de L'Orient-Le Jour.

Comme L'Orient-Le Jour ne conserve généralement pas d'archives longtemps, je préfère reproduire ici les deux tableaux de résultats. Cliquez sur les vignettes pour obtenir les versions agrandies.

Première question: «Êtes-vous pour que le Hezbollah conserve ses armes au terme du conflit actuel?» La question ne veut pas dire grand chose: Michel Aoun lui-même, allié du Hezbollah, propose une politique devant conduire au désarmement du Hezbollah! Le document d'entente signé avec lui par le Hezbollah reconnaît, au sujet des armes, qu'il faut «définir les circonstances objectives qui aboutiraient à la suppression des raisons et des justifications de leur existence». Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, qui fait l'objet d'un autre sondage, mais avec des propositions de réponses beaucoup plus pertinentes. Là, on se retrouve par exemple avec les aounistes et les pro-gouvernementaux avec la même réponse («désarmer»), alors même que leurs options politiques sur le sujet sont totalement opposées...

Seconde question: «Êtes-vous en faveur du déploiement d'une force de l'ONU pour soutenir l'action de l'armée dans la région frontalière?» L'ajout de l'explication «pour soutenir l'action de l'armée» biaise la question, puisqu'il est affirmé explicitement que l'action de l'ONU est de soutenir l'action de l'armée libanaise. Et non, par exemple, d'installer massivement des forces militaires permettant une ingérence étrangère dans les affaires politiques intérieures du Liban (opinion qui existe au Liban, mais que la question délégitime; le sondé est sommé de répondre en sachant quel cadre de pensée lui est opposé a priori).

La quatrième question est encore plus orientée: «Pensez-vous que le Liban doit continuer à être partie prenante aux conflits régionaux?» La réponse est forcément «non» à 88%. Mais évidemment, il faut toute la force de conviction de L'Orient-Le Jour pour affirmer que l'agression d'Israël contre le Liban fait partie d'un «conflit régional» provoqué par la Syrie et l'Iran. Chose que l'analyse du quotidien traduit ainsi: «un chiffre que la direction du Hezbollah devrait revoir avant de s’enliser dans des stratégies dépassant les frontières nationales». Un autre sondage prouve que cette «analyse», pourtant martelée par les médias, n'est partagée que par une infime poignée de Libanais (voir plus loin: seulement 15,6% des Libanais pensent qu'il s'agissait une guerre syro-iranienne contre Israël et les États-Unis).

Quant à la dernière question, elle relève elle aussi de la fumisterie: «Envisagez-vous votre avenir professionnel au Liban?» La réponse n'est positive qu'à 52%! L'Orient-Le Jour blâme évidemment la guerre provoquée par l'irresponsabilité du Hezbollah (c'est ce qui ressort d'ailleurs de la lecture quotidienne de ce journal pro-gouvernemental) en justifiant ce chiffre: «48 % ont cessé d’y croire, par la force des choses, ou plutôt des événements». L'escroquerie consiste à évoquer «la force des événements» et à occulter qu'avant même la guerre, la jeunesse libanaise ne pensait déjà qu'à une chose: s'expatrier. La situation est bien connue: le Liban se vide de manière continue de la jeunesse de sa classe moyenne; restent essentiellement ceux qui ne peuvent partir (trop pauvre, ou pas assez de relations pour le faire) ou ceux qui n'en ont pas besoin (haute bourgeoisie). Il est très crédible que la guerre ait aggravé le manque de confiance en l'avenir sur place; mais coupés de la situation d'avant la guerre, ces chiffres ne permettent pas d'explication sur l'impact de la guerre.

Ce sondage ayant été publié par un quotidien francophone et reproduit en anglais sur le site du Nahar, il a été assez largement commenté dans les médias occidentaux. Médias qui se sont assez peu interrogés sur son parti-pris systématique. Bel exemple dans le Figaro, qui parvient à titrer: «Le dénouement de la guerre oblige le Hezbollah à modérer ses ambitions militaires au Liban» (par Georges Malbrunot).

D'autres résultats viennent d'être publiés. Ils donnent une autre idée du Liban, bien éloignée des élucubrations des médias internationaux qui recopient la propagande du gouvernement du «14 Mars».

Angry Arab cite les résultats d'un sondage réalisé par Ad-Duwaliyyah li-l-Ma‘lumat, organisme qu'il qualifie de crédible et sérieux. Commençons par remarquer que, selon les deux tiers des sondés, il s'agit d'une guerre «américano-israélienne» et, pour seulement 15,6% d'une guerre «syro-iranienne». Ce point me semble très important.

  1. Tout d'abord, toute l'analyse de L'Orient-Le Jour sur les «conflits régionaux», la leçon que cela donnerait au Hezbollah (dont l'action aurait été uniquement menée pour répondre aux ordres de Damas et Téhéran), et les explications du Figaro... toutes ces analyses de la politique libanaise tombent à l'eau. Seuls 15,6% des Libanais pensent que c'est une guerre provoquée par la Syrie et l'Iran.
  2. C'est un conflit «américano-israélien». Pas seulement «israélien», mais aussi «américain». Tous les articles qui radotent sur la notion de «war by proxy» (guerre au travers d'un intermédiaire) pour dénoncer le Hezbollah peuvent remballer: pour la grosse majorité des Libanais, le «proxy», c'est l'alliance entre Israël et les États-Unis.
Ce second point est complété par une autre question: 69% des Libanais considèrent que les États-Unis sont un «ennemi du Liban». L'année dernière, ils n'étaient que 26% à le penser. Les Russes de RIA Novosti sont heureux de vous le rappeler: «Près de 70% des Libanais pensent que les États-Unis sont un ennemi de leur pays».

C'est un point fondamental de la situation politique au Liban. On peut même considérer que toute l'activité politique du gouvernement et des médias qui le soutiennent ne vise qu'à éviter cette question:
  • d'un côté, le gouvernement libanais dit «du 14 Mars» est ouvertement pro-américain et soutenu par les Américains;
  • d'un autre côté, selon les deux-tiers des Libanais, les États-Unis sont les ennemis du Liban, et les États-Unis ont participé à la guerre «américano-israélienne» contre le Liban.
Il n'y a pas besoin d'être un génie pour comprendre que cette contradiction est centrale dans la vie politique actuelle. Les accusations de «trahison» que s'échangent les membres du personnel politique libanais ne reviennent, in fine, qu'à cette question. Prétendre que poser la question ne relève que de «magouilles syriennes» et que cette question ne traverse pas l'ensemble de la population libanaise relève du maquillage pur et simple.

D'autres chiffres donnent encore une image du Liban quasiment opposée à celle qu'en ont les médias occidentaux. Les hommes politiques libanais recueillant le plus d'opinions négatives sont, dans l'ordre:
  • le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, avec 57,5%;
  • le leader du PSP et chef des druzes, Walid Joumblatt, avec 56%;
  • le chef de la majorité parlementaire, et fils de son père, Saad Hariri, avec 43%.
C'est-à-dire les trois grands leaders surmédiatisés du 14-Mars. (D'un autre côté, Samir Geagea avec 57,5% d'opinions négatives, je me demande s'il faisait beaucoup mieux avant la guerre.)

Les politiques ayant donné la «meilleure performance» sont:
  • le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à 79%;
  • le chef d'Amal et président du parlement, Nabih Berri, à 71%;
  • le chef du Courant patriotique libre et allié chrétien du Hezbollah, Michel Aoun avec 58%.
C'est-à-dire, très exactement, les trois grands leaders de l'opposition au gouvernement du «14-Mars». Ceux qui se livrent aux joies du «Aoun bashing» sur le Web devraient repenser leur «analyse» quant à l'«effondrement» du phénomène aouniste.

Seul Fouad Siniora, actuel Premier ministre, ne s'effondre pas dans les sondages, sans doute grâce à ses déclarations ménageant la chèvre et le chou (je ne dirai pas qui est la chèvre). Cependant, rien de grandiose malgré l'enthousiasme de L'Orient-Le Jour. À la question: «quel est le meilleur candidat pour diriger le gouvernement?»:
  • Fouad Siniora, 28%;
  • Salim Hoss, 26%;
  • Najib Mikati, 22%;
  • Saad Hariri, 11%.
C'est là encore l'exact opposé de la présentation du Liban qu'en font les médias. Salim Hoss talonne Siniora, alors même qu'il est présenté comme un «pro-syrien» absolu, pro-Lahoud et tout le toutim, et que son existence même est désormais totalement occultée dans les médias pro-14-Mars. La présence du milliardaire Najib Mikati en si bonne place est également en contradiction avec ce qui se dit du Liban: l'homme est considéré comme un «pro-syrien» modéré, et est parfaitement inconnu des médias occidentaux! Quant au fils Hariri à 11%, malgré son omniprésence médiatique, il va falloir qu'il se laisse pousser une crédibilité.

Et enfin, les nominés pour le «meilleur candidat à la présidentielle»:
  • Michel Aoun à 45%;
  • Butros Harb à 11%;
  • Nassib Lahoud à 8,4%.
Pour rappel, Michel Aoun est membre de l'opposition et allié du Hezbollah, décrié dans tous les médias pro-gouvernementaux, alors que les deux candidats qu'il lamine sont de très honorables représentants du Qornet Shehwan.

Revenons avec la question qui obsède L'Orient-Le Jour, Vincent Hervouet et Ehud Olmert: le désarmement du Hezbollah. Les réponses sont tout de même un peu plus constructives que l'option «pour-contre» du précédent sondage. Selon la traduction de Angry Arab:
  • désarmement du Hezbollah par la force: 9,6%;
  • mise en place d'un dialogue national sur la question: 34%;
  • désarmement après la libération des fermes Sheeba et des prisonniers libanais: 11,4%;
  • désarmement après la fin du conflit israélo-arabe: 3,8%;
  • maintien de l'armement du Hezbollah en coordination avec l'État libanais: 22,3%;
  • maintien des armes du Hezbollah: 17,4%.
Voilà qui est tout de même très intéressant. Par rapport à la question de L'Orient-Le Jour (49% pour que le Hezbollah conserve ses armes au terme du conflit actuel, 51% contre), on a une gamme de positions très intéressantes et, à mon avis, beaucoup plus «réalisables» et négociables. Seuls 9,6% des Libanais réclament un désarmement dans l'immédiat; mais 58,8% souhaitent un désarmement au terme de divers processus et selon certaines conditions, auxquels on peut ajouter les 22,3% qui veulent la conservation d'un armement mais conformément à une coordination avec l'État. On a un désaveu des politiques qui sautent sur leur chaise en exigeant un désarmement immédiat et sans conditions du Hezbollah; mais en même temps il apparaît que les Libanais proposent un certain nombre de possibilités menant à ce désarmement.

À ce point-là, il ne reste à L'Orient-Le Jour qu'à faire comme d'habitude: occulter ces résultats, stigmatiser les Libanais qui ne pensent pas comme on leur dit, ou encore crier à la manipulation par les services syriens.

5 commentaires:

Elizabeth Rebeiz a dit…

C'est la guerre des sondages!
Questions qui me viennent à l'esprit à la lecture de votre article:
1-Qui a mené ce sondage publié dans l'Orient-Le Jour?
2-Quelle méthodologie a été appliquée?
3-Georges Malbrunot! (Ceci n'est pas une question.)
Conclusion:
Certains libanais sont noyés dans un flou sémantique, souffrent de laps de mémoire et de schizophrénie.

Nidal a dit…

Bonjour Elizabeth,

Permettez-moi d'abord de faire un lien vers votre propre blog, point de passage obligé pour suivre l'actualité de la région.

1. Pour le sondage de l'Orient-Le Jour, sauf erreur, il a été réalisé par IPSOS.

2. Sur la méthodologie, de mémoire: 600 personnes «représentatives». J'ignore à quel moment de l'interview les sondeurs ont demandé leur religion aux sondés, et combien de sondés leur ont alors claqué la face. Comme, par ailleurs, les sondés sont répartis entre «sunnites», «chiites», «druzes» et «chrétiens», selon 11 classes d'âge, puis également selon 5 régions du Liban, et en deux sexes... avec 600 sondés, ça vous fait l'échantillonnage drôlement fin. On peut se demander combien de «femmes druzes de 55 à 59 ans habitant la Békaa» ont ainsi été sondées pour parvenir à établir des relevés statistiques «représentatifs»...

Notez que, dans les deux sondages cités, je me suis abstenu d'émettre des commentaires liés à la religion des sondés.

Notez aussi que, pour le second sondage, dont les questions me semblent certes plus intéressantes, la méthodologie m'est aussi inconnue.

3. Oui, malheureusement. Je tiens d'ailleurs de source sûre (un proche de qui vous savez) que, d'après certaines personnes très introduites, la Corée du Nord n'aurait rien fait pour empêcher l'attentat contre qui vous savez. Ça sortira dans le Figaro dans quelques jours (ou peut-être pas).

Anonyme a dit…

Loubnan ya Loubnan,
tout d'abord, merci pour ce blog, très instructif, j'aurais beaucoup appris durant tout le conflit grâce à toi, sur la situation, la politique et tout le reste....
je n'ai jamais eu la chance de me rendre au Liban, mais tes écrits me font aimer ce pays....
bref...
petit commentaire en passant...comparer l occident aux pays dits du sud n est jamais chose aisée, mais tu soulèves ici un point intéressant : l importance du sondage pour les médias pour façonner une opinion....
finalement, la France avec une presidentielle-2007 déjà presque jouée, Sarko-Royal sans autre choix que celui des puissances économiques (puis viendra la SALE et PUANTE surprise de voir un enf....d'extrême droite au second tour....), ne peut rien envier au Liban ou, là encore les puissances d'argent aimeraient imposer leur vision aux populations qui, par dépit, finiront par préférer le clan le moins consensuel, car le seul à les écouter....
et après nos grandes nations crieront au terrorisme....cf le Hamas....
c'est vrai que le QI d'une foule ne culmine pas aux sommets, mais faudrait voir à pas prendre le peuple pour un con....
mais que lui reste-t-il, au peuple, pour défendre sa vie, ses idées?le vote?pour subir un apartheid s'il décide du mauvais choix???
je peine à rester optimiste....


Loubnan ya Loubnan , continue, c'est tout bon!

Anonyme a dit…

Pour les sondages, il faudrait se rappeler le lumineux essai de Bourdieu dans Questions de sociologie intitulé "L'opinion publique n'existe pas", à chaque fois qu'on lit les compte-rendus de ces sondages. Pour le sondage de L'Orient/Le Jour, il faudrait en outre tenir compte de la traduction - j'imagine mal un sondage mené en français au Liban...

The Angry Arab a rapporté d'autres sondages au cours de la guerre des 33 jours montrant un soutien solide au Hezbollah, dans son rôle de résistance. A prendre avec les réserves d'usage...

Anonyme a dit…

Ton amour pour le Liban et ton amitié envers les libanais nous honore. Merci
juste un commentaire et un extrait d'un ancien article.
1- concernant le sondage : à qui profite le crime? Par qui a été commandité ce sondage et qui le paie? dans quel but? alors point d'étonnement en ce qui concerne l'orient le jour (la famille Hariri en est actionnaire)
2-Je reproduis ci dessous des extraits d'un article du monde diplomatique* datant d'octobre 1994.
"M. ......s’est même très vite plié à la surenchère qui marque, du côté libanais, les « relations priviligiées » et qui conduit chaque responsable à solliciter l’avis et l’aval de ses interlocuteurs syriens sur presque tous les aspects de la vie publique. Prenant à n’importe quelle occasion le chemin de Damas, il a effectué plus de visites en Syrie que tous ses prédécesseurs. Il n’est pas jusqu’à l’entreprise de reconstruction elle-même qui n’illustre l’enchevêtrement des relations entre les deux pays, ou plus exactement entre les deux équipes dirigeantes. L’attribution des contrats du réseau GSM de téléphone cellulaire en donne l’exemple le plus éclairant. Des deux opérateurs retenus pour se partager le marché, l’un, France Télécom, est représenté par un groupe où le fils de l’un des plus hauts responsables de l’Etat syrien aurait de puissants intérêts ; tandis que l’autre, Finland Telecom, est piloté par le fils du prosyrien ministre de la défense, M. Mohsen Dalloul, par ailleurs époux de la belle-fille de M. ..... et qui, de surcroît, serait associé en affaires avec d’autres personnalités influentes à Damas".

L'auteur de l'article : feu Samir Kassir assassiné le 30 mai 2005

le M. ..... en question n'est autre que feu Rafic Hariri assassiné le 14 février 2005

Les forces du 14 Mars (clan Hariri & Co) se sont appropriés la défense des libertés au Liban à travers l'assassinat du journaliste Samir Kassir (entre autres).

Pendant plus de 10 ans, le clan Hariri a travailler main dans la main avec les syriens qui, à l'époque,occupait les deux tiers du Liban. La maladie d'Alzheimer aidant, on veur absolument nous faire croire que ce même clan serait à l'origine de la libération du Liban du joug syrien.
Heureusement que les écrits ne s'effacent pas.
Mes escuses pour ce message un peu long.