Comique de répétition à RFI. En mars 2005, l'énorme manifestation parfaitement pacifique organisée par le Hezbollah et ses alliés était titrée «Démonstration de force des pro-syriens». L'immense manifestation de vendredi dernier, durant laquelle autour d'un million de Libanais (sur une population de quatre millions) ont célébré sans armes, sans débordements et sans «putch» l'action de la Résistance, était elle qualifiée de «Démonstration de force du Hezbollah». Cherchez «Hezbollah» et «démonstration de force» dans Google, vous pourrez constater le très rigoureux manque d'imagination des journalistes francophones.
Sur Libération, l'article traitant de cette même manifestation était initialement titré «Le Hezbollah mobilise dans le culte de la personnalité de son chef». Article rebaptisé «Le Hezbollah mobilise autour de son chef» par la suite, mais le flux de Google News révèle le titre initial et son «culte de la personnalité».
Le traitement dans les autres médias est généralement à l'avenant.
Ainsi en est-il du choix des photographies. Je ne parviens par exemple à trouver dans les médias occidentaux que des plans rapprochés des personnes présentes. Comparez par exemple les photographies reproduites par Angry Arab avec celle qu'on trouve sur le Monde et Libération.
Les photos d'Angry Arab montrent une foule immense. La photo choisie par Le Monde: des drapeaux, mais pas d'image de la foule.
Pour Libé, l'image qui symbolise cette journée, ce sont dix péquins dans un camion. Quant à savoir ce qu'a dit Hassan Nasrallah, il faut consulter l'internet pour y avoir accès. Si l'on se contente des «résumés» qu'en font les médias, les erreurs et les approximations ne permettront pas de se faire une quelconque idée de la réalité des déclarations du Hezbollah. Par exemple le Monde explique:
M. Nasrallah a délivré une série de messages, dont deux jamais formulés auparavant. L'armement du Hezbollah “n'est pas destiné à durer éternellement”, a-t-il dit, mais il sera maintenu aussi longtemps que “les causes” dont il n'est que “l'effet” auront été éliminées, à savoir : l'occupation israélienne, la détention de Libanais en Israël, le détournement par l'Etat juif des eaux de fleuves libanais et les agressions contre la souveraineté du Liban. Jamais aucun responsable du Hezbollah n'avait publiquement annoncé que la branche armée n'aurait plus de raison d'être une fois que le contentieux libano-israélien aura été apuré.
Ce qui est pourtant très exactement le contenu du «
Document d'entente mutuelle» signé et rendu public par le CPL de Michel Aoun et le Hezbollah le 6 février 2006. Le dixième point de l'accord décrit littéralement ce que Mouna Naïm présente comme une innovation (c'est-à-dire dire, pour le lecteur, que cette «acceptation» de la possibilité d'un désarmement, serait liée à la guerre, à la résolution 1701 et au déploiement de la FINUL et de l'armée). Notamment:
Dans ce contexte, les armes du Hezbollah s’inscrivent dans une approche exhaustive ainsi délimitée : Premièrement, le maintien des armes du Hezbollah doit se baser sur des justifications qui font l’unanimité nationale et qui constituent une source de force pour le Liban et les Libanais, et deuxièmement, définir les circonstances objectives qui aboutiraient à la suppression des raisons et des justifications de leur existence.
L'accord décrivant les conditions du désarmement du Hezbollah, signé par le Hezbollah lui-même, précède de plusieurs mois l'agression israélienne; le lecteur du Monde se voit expliquer exactement le contraire.
Le blog d'Alain Gresh propose
une traduction en anglais du discours de Hassan Nasrallah, et un des lecteurs a posté une version en français dans les forums. On y verra que – comme chacun le sait au Liban – Nasrallah énonce sa pensée avec une grande clarté et expose sa logique tout aussi clairement; il est reconnu pour cela, y compris par les commentateurs libanais qui lui sont hostiles. Logique qui devient pour
Paul Khalifeh sur RFI: pendant sa «démonstration de force» Nasrallah «a défié ses ennemis» et parlé «sur un ton défiant». Là encore, une recherche sur Google permettra de voir que les termes «Nasrallah» et «défie» se marient très bien dans la vulgate journalistique.
Mais le traitement biaisé de cet énorme événement (plusieurs commentateurs affirment qu'il y avait plus de manifestants, vendredi, que pour la célèbre manifestation anti-syrienne du 14 mars 2005) semble ne pas suffire. Un minuscule événement du dimanche suivant, deux jours plus tard, va être sur-exploité pour terminer le travail.
Cet événement, c'est la «contre-manifestation» organisée par le groupuscule d'extrême-droite et ultra-minoritaire des Forces libanaises de Samir Geagea. J'ai déjà évoqué ce mouvement
dans un précédent billet. Présenté comme «les chrétiens» par certains commentateurs, ce mouvement est très minoritaire, même dans la communauté chrétienne. Tenu à bout de bras par la propagande des médias Hariri, il ne parvient à obtenir, malgré sa participation à la «majorité» gouvernementale, que 5 sièges au parlement sur 128 (contre 21, par exemple, pour le bloc formé autour du chrétien Aoun).
À l'occasion de la messe à la mémoire des «martyrs» des Forces libanaises (pour ceux qui sont tombés les armes à la main, il est intéressant de rappeler que ces armes étaient «made in Israël»), les troupes des Forces libanaises s'étaient particulièrement mobilisées, et la presse toute entière a présenté l'événement comme une «contre-manifestation» à celle du Hezbollah. Parfois explicitement présenté selon la logique de mars 2005, lorsque l'immense manifestation du 14 (anti-syrienne) avait répondu à l'immense manifestation du 8 (pro-syrienne).
La
dépêche de l'AFP est exemplaire: «Des chrétiens libanais célèbrent en masse leurs “martyrs”»:
Une foule dense s'est dirigée dans la matinée vers la cathédrale surplombant Beyrouth, où le chef des FL Samir Geagea assistait à la messe en présence de nombreuses personnalités des forces antisyriennes, dites «du 14 mars».
Cette commémoration intervient deux jours après une manifestation imposante du Hezbollah, soutenu par Damas et Téhéran, lors de laquelle le parti chiite a réitéré son refus de désarmer comme le demandent les «forces du 14 mars», majoritaires au Parlement, la communauté internationale et Israël.
Al Jazeera, qui est l'exact pendant des médias occidentaux dans la création et la promotion d'un «choc des civilisations», est heureux de titrer: «
Lebanese Christians hold mass rally».
La première idée est, outre la promotion d'un «choc de civilisations» intra-libanais («chrétiens» contre «chiites»), de réduire la journée de célébration de la Résistance à une manifestation chiite. Ce qui est évidemment faux, tous les alliés du Hezbollah étaient présents, et le soutien à la Résistance traverse toutes les confessions. Voir par exemple la présentation d'
un sujet d'Euronews; tout est élégamment résumé en un paragraphe:
Deux jours après un rassemblement massif de la milice chiite, ce mouvement chrétien voulait montrer au Hezbollah qu'il ne représente pas tout le Liban. Pour son leader Samir Geagea, Hassan Nasrallah n'a pas le droit de parler de victoire contre Israël. «Nous n'avons pas ressenti cela comme une victoire, beaucoup de Libanais n'ont pas vécu la guerre ainsi. Un immense désastre a commencé. Les espoirs pour le présent et le futur se sont envolés avec le vent.» La guerre a réveillé les tensions entre communautés au Liban. Un pays composé d'un tiers de Chrétiens, d'un tiers de Musulmans chiites et d'un tiers de Sunnites. Les forces libanaises n'avaient pas autant mobilisé depuis plusieurs années.
Nous avons donc le rassemblement «de la milice chiite» suivi de la manifestation d'un «mouvement chrétien», puis l'évocation des «tensions entre communautés».
L'autre aspect de ces articles est de présenter une «réponse» importante à la vague qui a submergé Beyrouth vendredi. Comme en mars 2005, présenter une contre-manifestation équivalente, comme la réponse du berger à la bergère. C'est ce que fait, très explicitement, le quotidien
L'Orient-Le Jour (transformé, depuis quelques jours, en organe officiel des Forces libanaises; le quotidien francophone ferait désormais passer la Pravda des années 70 pour un exemple d'objectivité). Michel Touma se félicite:
Cela était prévisible. À la déferlante « jaune » du Hezbollah dans la banlieue sud, vendredi dernier, a correspondu une tout aussi impressionnante déferlante aux couleurs des Forces libanaises, hier à Harissa. Le double spectacle de ces masses populaires rassemblées, à quarante-huit heures d’intervalle, dans le fief du parti chiite puis sur les places et les routes du littoral du Kesrouan, confirme en quelque sorte ce qu’écrivait déjà en novembre 1943, au lendemain de la première indépendance, Michel Chiha, qui soulignait que «le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées (…) ; c’est la raison d’être de ce pays et c’est son originalité».
Une déferlante «tout aussi impressionnante». Comme c'est beau. À tel point que le surtitre indique que c'est Geagea qui fixe les règles («Le discours de Geagea définit les règles du jeu qui devraient régir le bras de fer avec le Hezbollah»).
Le reportage de Suzanne Baaklini donne l'ampleur de cette journée:
La célébration de la traditionnelle messe des martyrs des Forces libanaises (FL) aura été caractérisée cette année par une participation impressionnante de dizaines de milliers de personnes, qui a pris de court les militants eux-mêmes, à entendre leurs commentaires. Non seulement la place de la basilique Notre-Dame de Harissa et tous ses environs étaient pleins à craquer, mais toute la route reliant le littoral de Jounieh au célèbre sanctuaire regorgeait également de piétons, de voitures et de bus, et dans les heures qui ont précédé la messe, l’autoroute qui mène vers la montagne de Harissa étaient si embouteillée que des convois entiers n’ont pu accéder à l’église. Cette importante mobilisation populaire semblait être une réponse au grand rassemblement du Hezbollah vendredi dernier, tout comme le discours du leader des FL, Samir Geagea, dont la participation à cette messe annuelle était la première depuis sa libération, constituait une réponse à celui du secrétaire général du Hezbollah.
Parmi les détails anecdotiques, on apprend que la journaliste vedette de la LBC, May Chidiac, grièvement blessée dans un attentat l'année dernière, assistait à cette messe en hommage aux «martyrs» des Forces libanaises, comme le patron de
L'Orient-Le Jour avait participé, lui, à la messe en souvenir de Bachir Gemayel il y a quelques jours. Le lecteur français peut ainsi comprendre que les deux médias (la LBC et
L'Orient-Le Jour) qui fournissent la quasi totalité des «contacts libanais» aux grands médias français (notamment audiovisuels) affichent ouvertement, au Liban, leur affiliation partisane.
Il faut montrer que le rassemblement autour de Geagea est non seulement une déferlante «tout aussi impressionnante» que la journée de la Résistance, mais qu'elle surpasse aussi le mouvement aouniste:
Pour d’autres, ce nombre élevé équivaut à un défi. Toufic, de Aïn Ebel, trouve que «c’est ainsi que nous montrons que nous ne sommes pas une minorité et que d’autres sont loin de représenter 70% des chrétiens», dans une allusion claire au Courant patriotique libre (CPL) du général Michel Aoun.
D'autres articles de la presse pro-gouvernementale évoquent aussi, évidemment, la «réponse», «cinglante», de Walid Joumblatt. Je ne développe pas; en gros, tous ceux qui critiquent le gouvernement pro-américain d'un pays bombardé par les alliés des américains sont... des pro-syriens, donc des vilains qui feraient mieux de se taire (non, le niveau n'est pas bien élevé).
Quelques éléments d'information pour les lecteurs qui auraient raté l'essentiel:
- la manifestation en l'honneur de la Résistance a rassemblé autour d'un million de personnes; elle accueillait des personnalités de nombreux groupes politiques et de toutes confessions;
- la manifestation des Forces libanaises a rassemblé «plusieurs dizaines de milliers» de personnes, et il est certain qu'il n'y avait que des chrétiens dans la foule (l'image de ce parti, issu de la milice collaboratrice avec Israël, est exécrable en dehors du parti); pour la «tout aussi impressionnante déferlante» de L'Orient-Le Jour, il manque un ou deux zéros;
- les Forces libanaises de Samir Geagea sont un parti ultra-minoritaire, y compris parmi les chrétiens;
- Walid Joumblatt est tellement contesté qu'il est même parvenu à relancer la guéguerre inter-druze entre les familles Joumblatt et Arslane: il y aura désormais deux chefs Akl pour représenter la communauté, les Arslane ayant dénoncé l'autoritarisme des Joumblatt sur la communauté. Pour info, extrait de L'Orient-Le Jour:
«Il y aura désormais deux cheikhs Akl», a annoncé, hier, à Khaldé, le leader du Parti démocratique libanais, Talal Arslane, qui a intronisé cheikh Nasreddine el-Gharib, nouveau chef spirituel de la communauté druze. Devant quelque quatre mille partisans et religieux, et en présence des anciens ministres Wi’am Wahhab et Mahmoud Abdel-Khalek et de l’ancien député Fayçal Daoud, M. Arslane, qui avait violemment rejeté, en mai dernier, la nouvelle législation réorganisant les affaires de la communauté, a souligné qu’elle était «en dérogation avec les règles et les coutumes druzes qui s’opposent à la politisation de la religion et au détournement des fonds du Wakf. Pour cette raison, nous avons décidé de boycotter des élections caricaturales et de revenir au système des deux chefs spirituels. Aucun cheikh Akl élu selon la loi de la discorde, la loi de l’autorité pourrie, ne peut être considéré comme légitime», a déclaré M. Arslane. Pour rappel, M. Arslane proposait un accord politique fondé sur un partage équitable des représentants au Conseil druze qui serait formé de 50% de joumblattis et de 50% d’arslanis. Mais Walid Joumblatt avait refusé le marché. Mettant ainsi fin à un système d’alternance où le chef spirituel druze était tour à tour désigné par chacun des deux courants politiques majeurs de la communauté, M. Joumblatt avait demandé aux experts juridiques Talal Jaber et Ghassan Mahmoud, chargés des affaires législatives au sein du Parti socialiste progressiste auprès du Parlement, d’élaborer une loi permettant, au-delà des dissensions politiques internes, de moderniser les institutions de la communauté.
- Début septembre, un sondage, déjà évoqué ici, indiquait que les 3 hommes politiques recueillant le plus d'opinions positives étaient: Hassan Nasrallah (79%), Nabih Berri (71%) et Michel Aoun (58%), c'est-à-dire les dirigeants des trois principaux mouvements politiques présents à la grande manifestation de vendredi;
- le même sondage indiquait que les trois hommes politiques recueillant le plus d'opinions négatives étaient: Samir Geagea (57,5%) et Walid Joumblatt (56%).
Cela n'étonnera certainement personne: ceux qui prétendent que 90.000 valent un million et que ce sont les ultra-minoritaires qui définissent «les règles du jeu» sont évidemment les mêmes qui se gargarisent quotidiennement de leçons de «démocratie» et d'«idéaux républicains».