22, v'là les FL...
«22, v'là les FL...», si avec ça je ne reçois pas le prix du titre le plus tiré par les cheveux de toute la blogosphère, c'est à désespérer. Évidemment, en supposant que les Libanais francophones comprennent l'argot (ce qui en général n'est pas le cas), et que les lecteurs européens sachent de quoi je parle. Et il y a peu de chance qu'ils le soient, l'arrestation des miliciens des Forces libanaises (FL) se caractérisant par une totale absence de traitement de la part des médias occidentaux.
Je vous invite donc à lire mon billet d'avant-hier: l'armée libanaise a arrêté neuf membres des Forces libanaises particulièrement bien armés, et selon les médias de l'opposition, dans trois véhicules tout-terrain ayant la même plaque d'immatriculation, et disposant de cartes de la région où habite Michel Aoun, ainsi qu'une photo de lui. Le patron de la chaîne de télévision LBC, Pierre Daher, a ensuite affirmé qu'il s'agissait de ses propres services de protection.
C'est toujours la joie avec les médias: l'information est quasiment impossible à recouper. Tous les médias de l'opposition font leur Une sur l'évènement, mais il est difficile de connaitre le nombre de sources, de savoir si les informations communes sont des recoupements ou de simples reprises d'une même source... À l'inverse, le silence quasi total de la presse pro-gouvernementale sur le sujet est exemplaire; au mieux, elle publie des dénégations au sujet d'informations qu'elle n'a jamais publiées elle-même. Dénégations facilitées par l'absence totale de publication d'éléments factuels dans ces médias.
L'Orient-Le Jour n'a, ainsi, publié que la déclaration de Samir Geagea: «Geagea regrette “le niveau déplorable de certains médias”»:
Tout en regrettant de «devoir aller dans les détails en raison de la prostitution politique de certains», Samir Geagea a révélé que la personnalité non politique en question (le directeur général de la LBCI en l’occurence, Pierre Daher) était invitée, au même titre que la journaliste May Chidiac, à un dîner au domicile de Jacques Sarraf, ancien président de l’Association des industriels, à Rabieh. «Et c’était le plan du chemin qui mène à cette maison que les hommes avaient sur eux et non des plans de la maison du général Michel Aoun!» a précisé M. Geagea.Le lecteur du même quotidien n'a cependant jamais lu les éléments factuels produits par les autres journaux. Le «plan» en question est donc bien mystérieux, mais on est heureux d'apprendre (avec un point d'exclamation) qu'il ne s'agit pas d'un plan «de la maison du général Michel Aoun». Pour les plaques d'immatriculation trafiquées, les armes non enregistrées, l'identité et le passé de ces hommes qui semblent ne pas vraiment avoir le profil de gardiens de supermarché, aucune mention dans L'Orient-Le Jour. Geagea nie un évènement qui n'a auparavant jamais été évoqué par L'Orient-Le Jour.
La version anglophone du site Web du Nahar fait à peine mieux: «Les gardes du corps du patron de la LBC, Pierre Daher, arrêtés pendant un entraînement au tir». Le lecteur aura cette fois droit à une vague mention des informations livrées par Al Manar:
Cependant, la chaîne de télévision du Hezbollah, Al-Manar, a rapidement rapporté, dans ses informations de lundi soir, que les hommes arrêtés appartenaient à la milice des Forces libanaises du leader anti-syrien Samir Geagea. Le groupe a nié cette accusation.Outre qu'il soit assez douteux qu'Al-Manar ajoute la mention «leader anti-syrien» lorsqu'il évoque Samir Geagea, le Nahar précise (des fois que le lecteur du Nahar ne serait pas au courant...):
Al-Manar a pointé du doigt le parti des Forces libanaises, l'accusant de réarmer ses membres après le désarmement de toutes les milices libanaises après la guerre civile 1975-1990 qui s'est terminée avec les accords de Taëf.
Le Hezbollah est le seul parti du Liban qui refuse de déposer ses armes, affirmant que celles-ci sont destinées à «combattre l'ennemi israélien».Courrier International, le seul média français a évoquer l'affaire, assure le service minimum:
Les incidents et les frictions se multiplient au Liban et les armes se font entendre à nouveau. Ainsi, mardi 28 novembre, «les forces de police libanaises ont procédé à l'arrestation de neuf personnes se revendiquant des Forces libanaises (FL), qui s'entraînaient au tir dans le village chrétien de Chahtoul, situé dans le Kesrouan, au centre du pays. Ces personnes étaient en possession de Jeep américaines, de revolvers et de mitrailleuses israéliennes et américaines de type M15, M4 et MP5, de matériels de communication sophistiqués et de cartes de plusieurs régions du Liban», rapporte Al-Quds Al-Arabi.Malgré ce compartimentage total des informations dérangeantes, l'affaire semble se développer. Encore une fois, il est particulièrement difficile d'obtenir des confirmations, et notamment de savoir si les journaux de l'opposition ont des «sources» différentes ou reproduisent tous la même information (initialement livrée par Al-Manar).
[... Un paragraphe rappelant succinctement l'histoire des Forces libanaises...] Geagea, chef du comité exécutif des Forces libanaises, «a démenti tout lien entre son parti et les personnes arrêtées. Ces dernières font partie des services de sécurité privés de la chaîne de télévision libanaise LBC», précise Al-Quds Al-Arabi.
Aux dernières nouvelles, sur la base de témoignages des personnes arrêtées, un vaste coup de filet a eu lieu, et ce sont maintenant 22 personnes qui seraient sous les verrous (au premier abord, il me semblait qu'elles avaient seulement été interrogées, mais on parle bien d'arrestation dans la presse). Difficile d'en trouver la mention dans les médias pro-gouvernement, surtout en ligne. Cependant, on trouve la trace d'un article du Nahar cité par le Daily Star:
Le quotidien Nahar a rapporté mercredi que 22 membres des Forces libanaises avaient été arrêtées.La formule du Daily Star est ambiguë: «22 LF personnel» indiquerait plutôt, me semble-t-il des personnes employées que de simples membres. (Sinon: «22», d'où le titre de ce billet – je vous avais prévenu, c'est tiré par les cheveux.)
Puisque le Daily Star confirme que le Nahar aurait évoqué l'arrestation de 22 personnes (quelle affreux dérapage; le Daily Star a fait ce qu'il parvient habituellement à ne jamais faire, et cela avec un professionnalisme qui force l'admiration: il a publié une information), consultons la presse de l'opposition.
Le site officiel du mouvement aouniste reproduit aujourd'hui la traduction en anglais d'un article du Diyar (quotidien proche du PSNS – la version originale en arabe est également présente sur le site du Tayyar):
L'enquête a conduit à des aveux impliquant nominativement plus de personnes que celles initialement arrêtées par les services de renseignement, ce qui a porté le nombre de personnes arrêtées à 22. De plus, selon des informations fournies par des sources sécuritaires à la chaîne de télévision Al Manar, des raids ont été menés par l'armée dans le village de Hasroun, situé près de la ville de Bcharreh dans le nord du Liban. De plus, des hélicoptères de l'armée libanaise ont patrouillé au-dessus de la région où les raids ont eu lieu et dans les régions avoisinantes, à la recherche d'autres camps d'entraînement.Comme on peut le constater, les accusations les plus graves sont quasiment explicites dans la presse de l'opposition. Les Européens sont, jusqu'à présent, totalement ignorants de ce que pensent les gens qui vont défiler dans la rue les prochains jours, et quelles sont les informations (vraies ou fausses) qui les motivent.
[...]
Les sources ont confirmé qu'un mannequin avait été trouvé sur le siège d'un des véhicules, avec une carte relativement grande de la région de Rabieh, montrant également la région de Bikfayyah, et une photographie du député le général Michel Aoun. Pierre Daher a déclaré que la carte n'est rien d'autre qu'une invitation au centre de l'Association des industriels du Liban pour le mariage de la fille de Jacques Sarraf, puis il s'est contredit en affirmant que l'invitation était destinée à une cérémonie en l'honneur de May Chidiac. Les sources sécuritaires affirment que l'armée a découvert la carte sous un siège, alors qu'ils perquisitionnaient le véhicule.
[...]
Selon nos sources, le groupe s'entrainait à intercepter un convoi de voitures, le mannequin remplaçant une personnalité politique à son bord. La session d'entrainement consistait en un convoi de véhicules, tous peints de couleur identique, interceptés par d'autres voitures qui ensuite fuiraient la scène, ce qui ressemble dangereusement au mode opératoire de l'assassinat du ministre de l'industrie Pierre Gemayel.
Le Safir donnait hier quelques autres informations (confirmant l'arrestation de 22 personnes):
Parmi les personnes arrêtées: Samir Youssef Ebeid [... le Safir fournit ici une liste de 9 noms, signalant qu'Antoine Abi Hanna Hanna en est le chef...]. Selon les informations fournies par les forces sécuritaires, le groupe qui a été arrêté à Kesrwan pendant l'entraînement au tir disposait de quatre voitures, dont trois avaient le même numéro de plaque d'immatriculation: 3165/B.L'article du Safir explique que les Forces libanaises se préparaient à occuper les positions du Mouvement patriotique libre de Michel Aoun. Repris sur Tayyar.org (le site officiel du mouvement aouniste, «tayyar» en arabe), l'article n'y est semble-t-il plus référencé depuis quelques heures.
Une brève de l'agence de presse syrienne SANA indique que Michel Aoun aurait déclaré au quotidien italien La Repubblica:
«La partie qui a assassiné Gemayel a voulu provoquer la guerre civile au Liban et a attaqué les bureaux du courant national libre, alors que l'armée a arrêté un groupe de personnes qui était apparemment en train de préparer un attentat contre ma personne.»Le site de La Repubblica ne donnant pas accès à ses archives, je ne peux pas vérifier la véracité de cette citation, ni l'exactitude des termes utilisés à l'origine. Si un lecteur a accès aux archives de La Repubblica (ou a acheté le numéro d'hier, ou a emballé du poisson au marché avec un exemplaire), je serais très intéressé par une confirmation. Si Aoun a prononcé cette phrase, on comprendra que ce serait une accusation terriblement grave: il accuserait ainsi les Forces libanaises de Samir Geagea d'avoir assassiné Pierre Amine Gemayel et de préparer un attentat contre lui (honnêtement, je doute un peu qu'il ait dit cela, il doit certainement y avoir une compilation de plusieurs phrases en une seule citation; de plus la version anglaise de la dépêche de SANA ne reprend pas l'intégralité de ce extrait).
[Ajout du 1er décembre] On trouvera, sur le site français du mouvement aouniste, la reproduction d'un article de L'Orient-Le Jour, dans lequel Michel Aoun émet là encore des accusations implicites très graves:
Tout en exprimant son étonnement face aux prévisions qui sont faites sur ce plan, il a rappelé que le député Gebran Tuéni, assassiné le 12 décembre dernier, lui avait montré au cours d’une visite un télégramme de la commission d’enquête internationale sur l’assassinat de Rafic Hariri, dans lequel il est précisé qu’il est une cible. Le général Aoun s’est interrogé sur le point de savoir pourquoi ceux qui ont prédit les assassinats n’ont pas communiqué leurs informations aux autorités judiciaires et pourquoi le silence s’est fait autour du réseau du Mossad qui avait été démantelé il y a quelques mois au Liban et qui était responsable de cinq attentats dans le pays. «N’est-il pas temps que l’acte d’accusation dans cette affaire soit publié pour que les accusés soient déférés devant les tribunaux? Nous devons tout savoir. Il se peut qu’il y ait un réseau interne protégé qui commet tous ces crimes et qui accuse qui il veut (d’en être l’instigateur ou l’auteur) comme ils l’ont fait avec nous, notamment à travers des personnes irresponsables qui se comportent de façon irresponsable dans la rue», a-t-il dit.Ce vendredi à 15 heures, tous les partis d'opposition appellent au démarrage des grèves et des manifestations.
Or, chacun craint déjà que des confrontations auront lieu entres manifestants de l'opposition et Forces libanaises (notamment). En réalité, des bagarres ont lieu quotidiennement entre aounistes, awmiyés (PSNS) et Forces libanaises depuis l'assassinat de Pierre Amine Gemayel. Il faut bien comprendre que toutes ces informations, vraies ou fausses, sont en train de modeler les comportements de ces foules, qui promettent d'être extrêmement importantes.