a

09 novembre 2006

Robert Gates, «équilibré et solide», mais un peu barbouze sur les bords

J'imagine la panique, hier après-midi, dans les rédactions: «Robert Gates remplace Donald Rumsfeld». Le journaliste qui couvre les élections américaines est effondré: «Robert qui?» Sauf que pour le titulaire du desk americain, ça fait un peu débile de ne pas connaître le nouveau Secrétaire à la Défense. Il se tourne alors vers son stagiaire (32 ans, Bac+14, agrégé de sciences politiques, agrégé de philosophie, maître de conférence en sociologie) et lui lâche:
– «Bon, mission de confiance, je te charge de me faire l'encadré sur “Robert Gates”, on boucle dans une heure, je te laisse trente minutes.»
– «Robert qui?»
– «Ben Robert Gates voyons! Pfff, pas étonnant que tu sois encore stagiaire, toi!»

Alors le stagiaire recopie ce qui lui tombe sous la main. C'est-à-dire, en gros, la fiche fournie par l'ambassade des États-Unis. C'est de l'info coco, et de la bonne.

Dessin publié sur le site d'Al-Akhbar, 11 novembre 2006, attribué à Peter Bismistrovic, Autriche.

Le Figaro nous présente donc un gars qui a servi les Républicains et les Démocrates, un homme qui permettra d'arriver à des compromis:
Détail important : au cours de sa carrière Bob Gates a servi 6 présidents américains… des deux camps. Alors que la démocrate Nancy Pelosi, qui devrait devenir présidente de la Chambre des représentants, a appelé à «un changement de direction sur l'Irak», Bob Gates devrait permettre à cette dernière et à George Bush de trouver un compromis sur la future stratégie.
Dans Le Monde, un encadré rien que pour lui, titré «Robert Gates, “un leader équilibré et solide”». Le seul jugement de valeur étant le paragraphe final:
“C'est un leader équilibré et solide qui peut aider à faire les ajustements nécessaires dans notre approche pour faire face à nos défis actuels”, a déclaré George W. Bush en le présentant mercredi.
Oui, la seule opinion fournie est celle de Georges W. Bush. Le lecteur est ainsi drôlement bien informé.

Chez RFI, c'est carrément «la main tendue de Bush»:
La première concession marquante est venue dès hier: la démission du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld annoncée lors de la conférence de presse présidentielle. Nommé pour prendre sa suite: Robert Gates, un ancien directeur de la CIA, proche de Bush père, et connu pour son pragmatisme en matière de politique étrangère.
Évidemment, à la télé, même son de cloche: un gars équilibré, presque consensuel, un pragmatique pas idéologue pour deux sous, un bon tâcheron du renseignement qui a gravi un à un les échelons à la force de ses petites mains, bref le prolo quasiment sympathique. Même les Démocrates devraient l'adorer.

Il est assez incroyable de voir l'ensemble de nos médias oublier, en moins de quelques heures, que les néo-conservateurs sont systématiquement autoritaires, incroyablement mesquins, infiniment revanchards et qu'ils ne nomment aux postes clés que des extrémistes issus de leurs rangs.

Malgré la neutralité bienveillante de notre presse, il y a pourtant une dépêche de l'AFP qui suggère une autre personalité... C'est titré «Robert Gates, un homme du sérail proche du clan Bush». Quand on connaît le goût de l'AFP pour les titres insipides, on doit avant tout remarquer que ce titre est excessivement provocateur. «Sérail», «clan»? Hum, faut-il comprendre que le gars Gates n'est ni «un homme neuf», ni «équilibré», ni apprécié par les Démocrates?

La dépêche de l'AFP se conclut par ce paragraphe, typique du style «tout le monde le sait mais on ne peut rien prouver»:
En 1991, lors des auditions au Congrès pour sa confirmation en tant que directeur du renseignement, Robert Gates avait été interrogé à plusieurs reprises sur l'Irangate, cette affaire où des armes avaient été vendues à l'Iran pour financer des actions au Nicaragua contre les sandinistes.
Robert Gates est depuis quatre ans président de l'université A & M du Texas (sud), l'État de George W. Bush.
Ce style allusif se retrouve dans tous les documents qui évoquent Robert Gates. Il faut comprendre l'inconfort des médias. Lorsqu'on aborde la biographie d'un homme à la carrière telle que celle de Robert Gates, on est confronté à la dissimulation, à la manipulation et aux coups tordus. Une carrière à la CIA, c'est l'assurance d'un curriculum vitae parfaitement falsifié, d'activités caractérisées par une extrême et vitale discrétion, ainsi que les plus hautes protections politiques de la planète.

Consultons donc la fiche Wikipedia de Robert Gates, très prudente dans ses tournures, pour se faire une idée générale.
Il fut proposé pour devenir Director of Central Intelligence au début de 1987, mais retira sa candidature quand il est devenu clair que le Sénat la rejeterait à cause de la controverse au sujet de son rôle dans l'affaire Iran-Contra. Les membres du Sénat remirent plus tard sa nomination en cause pour la raison supplémentaire que Gates avait prétendument livré des renseignements à l'Irak pendant la guerre Iran-Irak.
Gates fut assistant du Président pour les affaires de Sécurité nationale (Deputy Assistant to the President for National Security Affairs) de mars à août 1989, et fut assistant du Président et conseiller pour la Sécurité nationale (Assistant to the President and Deputy National Security Adviser) d'août 1989 à novembre 1991.
Il fut proposé (pour la seconde fois) pour le poste de Director of Central Intelligence par le président Bush le 14 mai 1991, fut confirmé par le Sénat le 5 novembre et prêta serment le 6 novembre.
(Le Director of Central Intelligence, selon Wikipedia, dirige non seulement la CIA, mais aussi toute l'Intelligence Community.)

Pour se rafraîchir la mémoire, le Président en question est Georges H. W. Bush («Bush père»), du 20 janvier 1989 au 20 janvier 1993. La première guerre du Golfe («Tempête du désert») débute dans la nuit du 16 au 17 janvier 1991. Noter aussi que, sauf erreur de ma part, Georges Bush père fut le seul président à avoir été directeur de la CIA (du 30 janvier 1976 au 20 janvier 1977 – sous la présidence de Gerald Ford, remplaçant non élu de Richard Nixon). On peut aussi se souvenir qu'avant de libérer les forces de la démocratie au Moyen-Orient, les néo-conservateurs s'ébattaient gaiement dans les grands espaces de l'Amérique latine.

Sa présidence à la tête de l'université A & M du Texas est complétée par d'autres informations:
Gates est devenu le 22e président de l'Université A&M du Texas le 1er août 2002, après avoir occupé le poste de doyen par intérim de l'École George Bush d'administration (George Bush School of Government and Public Service) de l'université A&M du Texas de 1999 à 2001.
Doyen d'une école «George Bush»? Oui, c'est un métier. Poursuivons:
Il a été membre du comité directeur (board of trustees) de Fidelity Investments, et du comité des directeurs (board of directors) de NACCO Industries Inc., de Brinker International Inc. et de Parker Drilling Company Inc.
Plus inquiétant, l'ancien patron de la CIA et nouveau chef du Pentagone s'intéresse à l'industrie de la démocratie:
En 2002, Gates était membre du comité des directeurs de Votehere, une entreprise d'audit d'élections et de machines de vérification.
Votehere, dont le slogan est: «Votehere prouve que chaque vote a été correctement compté». De la part d'un proche du clan Bush, c'est tout de suite très suspect... Société certainement bien servie par la loi de 2002, «Help America Vote Act», qui a obligé les États à remplacer leur matériel de vote périmé. Oui, en 2002, c'est sous George W. Bush, élu en 2001, très attentif depuis à ce que chaque vote soit «correctement» compté. (Au passage, d'après La Presse canadienne, le scrutin de novembre 2006 a été perturbé par des problèmes techniques.)

À ce stade, l'image d'un simple «pragmatique» qui a servi les deux camps est, me semble-t-il, déjà très loin.

Mais la partie la plus croustillante est celle qui concerne le scandale Iran-Contra: ventes d'armes à l'Iran pour financer les terroristes (mercenaires des États-Unis) des Contras au Nicaragua.
De part son statut élevé dans la hiérarchie de la CIA, Gates était proche des plusieurs personnalités ayant eu un rôle important dans le scandale Iran-Contra et était en position de connaître leurs activités. Les preuves fournies par le Conseil indépendant (Independent Counsel) n'ont pas permis de confirmer les accusations portées contre Gates pour son rôle dans le scandale Iran-Contra, ou pour ses réponses aux enquêtes officielles.
Pour information l'Idenpendent Counsel est une structure d'enquête «indépendante» (indépendante du pouvoir exécutif) qui fournit des rapports au Congrès, dont le procureur le plus célèbre a été Kenneth Starr. Wikipedia poursuit le récit:
Gates fut très tôt le sujet d'une enquête du Conseil indépendant, mais l'enquête sur Gates s'intensifia au printemps 1991 dans le cadre d'une enquête plus large sur les activités d'officiels de la CIA dans l'affaire Iran/Contra. Cette enquête reçu une impusion supplémentaire en mai 1991, lorsque le président Bush proposa Gates comme Director of Central Intelligence. Le président et le vice-président du Comité de sélection du Sénat pour le renseignement demandèrent par écrit au Conseil indépendant, le 15 mai 1991, toute information qui pourrait «influer de manière significative sur le choix» de Gates pour le poste à la CIA.

Gates a témoigné de manière constante qu'il a entendu parler pour le première fois, le 1er octobre 1986, de la bouche de Charles E. Allen, l'officier des renseignements le plus proche de l'initiative iranienne, que le revenu des ventes d'armes à l'Iran avait peut-être été détourné pour soutenir les Contras. D'autres preuves démontrent, cependant, que Gates avait reçu un rapport sur les détournements, pendant l'été 1986, de la part du DDI Richard Kerr. Le sujet fut de savoir si le Conseil indépendant pouvait prouver au delà du doute raisonnable que Gates avait menti délibérément lorsqu'il avait prétendu ne se souvenir d'aucune référence au détournement avant sa rencontre avec Allen en octobre.

Les règles du secret du Grand Jury ont entravé la réponse du Conseil indépendant. Cependant, afin de pouvoir répondre à des questions sur des témoignanges précédents de Gates, le Conseil indépendant a accéléré son enquête pendant l'été 1991. L'enquête fut close le 3 septembre 1991, et le Conseil indépendant affirma que les activités de Gates dans l'affaire Iran-Contra et ses témoignages ne justifiaient pas de poursuites.

Le Conseil indépendant a fait dépendre sa décision d'éléments qui auraient pu justifier de réouvrir l'enquête, notamment le témoignage de Clair E. George, l'ancien directeur adjoint aux opérations. Lorsque le Conseil indépendant a décidé la clôture de l'enquête, il était toujours possible que George fournisse des informations poussant à reconsidérer le rôle de Gates. George refusa de coopérer avec le Conseil et fut mis en examen le 19 septembre 1991. George a cité Gates comme témoin de la défense lors de son premier procès à l'été 1992, mais Gates ne fut jamais appelé.
Pour rappel, l'Irangate impliquait lourdement Israël dans les ventes d'armes à l'Iran, l'entraînement des paramilitaires des Contras et leur approvisionnement en armes.

L'auteur de la dépêche AFP a raison de rester allusive. En 2004, Gary Webb, le journaliste auteur d'une enquête sur la vente de crack à Los Angeles pour financer les contras (la CIA étant d'après lui complaisamment au courant de l'opération), a été retrouvé mort. Le médecin légiste déclara un suicide, constat assez évident puisque Gary Webb se serait tiré deux balles dans la tête.

Notons enfin que Robert Parry, l'un des journalistes qui avait «sorti» de nombreuses informations sur l'affaire Iran-Contra, a récemment publié sur son site un long historique des relations troubles entre le clan Bush et les iraniens. L'article repose beaucoup sur les témoignages du très trouble Ari Ben-Menashe, auquel il semble cependant apporter plusieurs corroborations, et implique notamment, dans les barbouzeries de l'époque, Robert Gates, George Bush et Ariel Sharon (en fait, le lecteur trouvera beaucoup d'articles évoquant Robert Gates sur ConsortiumNews). Il cite également un témoignage de l'époque de David Satterfield. Le monde est petit. À prendre avec des pincettes (c'est un genre journalistique dans lequel les vérifications et les recoupements sont très difficiles à effectuer), mais sans aucun doute très intéressant à lire.

5 commentaires:

coco_des_bois a dit…

Merci pour cette "enquête"...
Et puis Rumsfeld a peut être perdu son poste, il n'est sans doute pas rayé des tablettes...

Anonyme a dit…

De Parry voir aussi : "The secret world of Robert Gates", ici
http://www.smirkingchimp.com/thread/2845

Anonyme a dit…

«Robert Gates, “un leader équilibré et solide”» dit Le Monde.
C'est vrai, le journal francais de "référence" a recours a ce curieux procédé depuis un certain temps. Ainsi dans l'édition "en ligne" d'aujourd'hui on peut lire en titre: "150 000 Irakiens tués depuis l'invasion du pays" (les guillemets sont de moi). En lisant l'article voila ce qui est écrit: <<150 000 Irakiens, victimes "d'actes terroristes, de combats et de meurtres", ont été tués, selon des chiffres du ministère de la santé à Bagdad.(...) Ces chiffres sont loin du bilan publié en octobre par la revue médicale britannique The Lancet, qui a fait état de la mort de quelque 655 000 Irakiens, dont 600 000 de mort violente, entre mars 2003 et juillet 2006, une estimation jugée peu crédible et exagérée par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et les dirigeants irakiens.>>

Le Monde aurait-il choisi son camp, a savoir celui de "l'axe du bien"?

Anonyme a dit…

j'aime assez, au-delà de l'analyse bienvenue du panurgisme des encadrés, la petite description du stagiaire bac + 14

Anonyme a dit…

D'accord avec sahelien, à cela près que "maître de conférences" est un emploi et l'agrégation un concours de recrutement. Les deux sont donc peu compatibles avec le statut de stagiaire au monde...