Au moment de taper ces premières lignes, j’hésite encore à l’idée de publier une réaction «à chaud» (billet commencé vendredi, terminé samedi) Pas assez d'informations, trop de tension et de passion et, surtout, le Liban n'est pas mon pays: au final ça n'est pas moi qui paierai pour mes propres élucubrations.
Avant tout, je voudrais donc témoigner de toute ma sympathie pour les Libanais dans ces moments extrêmes. Ce que je peux encore faire de mieux, finalement, c'est de vous dire toute ma compassion.
Je m'excuse à l'avance pour mon habituel cynisme, alors que mes amis libanais viennent de subir une nuit de terreur, de celles qui traumatisent les enfants pour longtemps.
Voici quelques considérations en vrac. La presse française est tout entière remplie de demi-vérité. Je voudrais en relever quelques-unes, en prenant compte du fait que, évidemment, de part cette partialité, il est particulièrement difficile depuis la France de se faire une idée précise des événements.
– Avant tout, voici une version de la conférence de presse de Hassan Nasrallah du 8 mai, traduite en anglais. Évidemment, malgré l'importance accordée à cette conférence, aucun média français n'a jugé intéressant de la diffuser avec soustitrage en français.
(Sur Aljazeera anglais, comme dans tout média occidental, quand quelqu'un parle «trop longtemps», on a peur d'ennuyer le spectateur, alors on raccourcit. Quand c'est «compliqué», une andouille de journaliste croît nécessaire de couvrir la déclaration d'origine pour faire de la paraphrase inutile. Si vous trouvez une version sans ces travers, merci de la signaler en forum.)
– Le déclenchement des événements remonte, pour l'ensemble de nos médias, à la conférence de presse de Hassan Nasrallah. Pourtant, on sait que la crise a démarré avec l'adoption de la résolution 1559. L'enchaînement d'événements dramatiques ne remonte évidemment pas à hier après-midi.
La «surprise» de nos médias masque pourtant difficilement le fait qu'il était certain que la «grève générale» allait dégénérer en affrontements armés.
Tout d'abord, il y a déjà eu une telle tentative de grève générale l'année dernière (janvier 2007) : immédiatement Geagea avait hurlé au « coup d'État », et les miliciens des Forces libanaises, du PSP et de Hariri s'étaient attaqués aux manifestants. J'avais abordé ces événements
dans ce blog.
Un jeune manifestant était mort et, si les événements n'avaient pas plus dégénéré, c'était simplement parce que le Hezbollah et ses alliés avaient immédiatement annulé leur mouvement.
On sait donc, depuis, qu'un vaste mouvement de grève général et de désobéissance civile se traduit par le blocage des routes, et l'intervention immédiate de milices gouvernementales.
Depuis l'année dernière, on sait également que tous les groupes politiques ont accéléré le développement de leurs milices armées. Aucun élément concret ne permettait de croire que les événements de janvier 2007 n'allaient pas, mécaniquement, se reproduire.
À cette évidence s'ajoutait la politisation parfaitement transparente du mouvement, puisque le gouvernement avait annoncé quelques jours auparavant vouloir « enquêter » sur le réseau de communication du Hezbollah. La presse française a fait semblant de ne pas comprendre (
d'après le Figaro, le Hezbollah «prétend» que ce réseau fait partie de son système opérationnel dans sa «résistance» entre guillemets):
«Le chef du Hezbollah fustige l'enquête lancée par le gouvernement de Fouad Siniora sur un réseau de télécommunications installé par le Hezbollah à travers le pays. La formation chiite prétend que cette installation fait partie de sa «résistance contre Israël» et que de ce fait il est nécessaire pour des raisons de sécurité.»
Le Times britannique,
sous la plume de Nicholas Blanford, est pourtant catégorique:
«Hezbollah has installed an elaborate fibre-optic telephone system that it uses to maintain contact between its headquarters in the southern suburbs of Beirut and its cadres in south Lebanon and elsewhere. It enabled Hezbollah to maintain communications during the month-long war with Israel, defeating Israeli attempts to jam cellphone signals and monitor the national telephone system.»
Dans la logique de l'opposition, il faut aussi indiquer quelques points importants pour le timing:
- les survols du Liban par l'aviation israélienne ont récemment augmenté de manière spectaculaire pour atteindre, début avril, les 32 intrusions par jour;
- en mars 2008, les États-Unis envoient le navire de guerre USS Cole au large du Liban;
- le rapport Winograd n'est pas lu comme une condamnation de la guerre de juillet 2006, mais comme un mode d'emploi pour corriger les erreurs techniques et stratégiques commises alors; ces «erreurs» corrigées, les Israéliens pourront espérer gagner une prochaine guerre au Liban; le rapport Winograd, pour le Hezbollah, est en fait un «how to» pour permettre au Israéliens de lancer une nouvelle guerre;
- l'installation de groupuscules jihadistes au Liban est considérée comme le déploiement de mercenaires sunnites ultra-violentes au service du clan Hariri, prêts à attaquer le Hezbollah «par l'arrière» (dans l'optique d'une nouvelle agression israélienne).
Bref, pour l'opposition, une autre guerre israélienne contre le Hezbollah n'est plus une possibilité, c'est une certitude à court terme.
Le fait que le ministre des Télécommunications qui lance l'attaque contre le réseau de communications du Hezbollah soit Marwan Hamadé, homme de main de Walid Joumblatt et bête noire de ceux qui dénoncent la résolution 1559, est à tout le moins un symbole fort.
Que le Hezbollah ait tort ou raison, il était en tout cas évident que ses militants considèrent fondamentalement que cela relève de l'attaque contre les armes de la Résistance. Je me demande même s'il se trouve des gens, au Liban, qui croient réellement, comme l'a affirmé le gouvernement, que ce réseau de communication visait à contourner le monopole d'État sur la téléphonie mobile dans le but de détruire l'économie du pays.
En appelant à une grève générale, l'opposition savait parfaitement qu'il y aurait, comme en janvier 2007, des affrontements armés. En «attaquant» l'intégrité du système opérationnel du Hezbollah alors que les Israéliens et les Américains déploient leurs forces au Liban, le gouvernement savait tout aussi bien qu'il provoquait à coup sûr de tels affrontements. L'absence d'affrontements armés, au contraire, aurait été une incroyable surprise.
– Qui s'est battu dans Beyrouth ? Cela est assez peu clair, chaque groupe faisant des déclarations contradictoires.
Avant la déclaration de Hassan Nasrallah, les médias évoquaient principalement un affrontement entre les miliciens d'Amal et les miliciens de Hariri. Puis on a évoqué des hommes du Hezbollah. Cette articulation, collaboration, répartition des tâches (je ne sais comment l'appeler) entre le Hezbollah et Amal est problématique et troublante. La milice d'Amal a une réputation épouvantable, fort différente de celle du Hezbollah.
Je serais curieux d'avoir des précisions sur ce point. La milice d'Amal est tout aussi dangereuse et détestable que les bandits des Forces libanaises et du PSP. Le parti politique de Nabi Berri n'est pas non plus l'allié le plus fiable que puisse trouver le Hezbollah.
Ma grande crainte depuis un moment est que les jeunes crétins des différentes milices prennent goût à la guérilla urbaine. Goût qui se prend vite, dès lors qu'elle se solde au début par des victoires rapides et qu'elle est légitimée par des politiciens importants. Dès qu'un milicien commence à croire qu'il peut obtenir des gains plus efficacement que par la négociation, plus rien ne l'empêchera de poursuivre ses méfaits. Alors que, les Libanais le savent parfaitement: personne ne peut jamais gagner une guerre milicienne. On peut rêver d'une certaine discipline et retenue des militants du Hezbollah (et encore…), mais on peut être certain que les miliciens d'Amal sont de ce point de vue, à coup sûr, extrêmement dangereux.
L'autre question troublante sur laquelle j'aimerais trouver des informations: où sont passés les miliciens des Forces libanaises de Geagea et du PSP de Joumblatt? L'année dernière elles étaient aux premiers rangs. Ces derniers jours je ne trouve pas d'articles les impliquant directement dans les affrontements.
Question similaire: et les FSI, la branche de l'armée conçue comme une milice gouvernementale fidèle au clan Hariri? Autour de Koreitem, le domicile des Hariri, outre le système de protection privé en civil, c'est une véritable armada de FSI qui stationne dans les parkings du quartier. Que sont-ils devenus, alors qu'il paraît qu'une roquette aurait touché Koreitem et que des combats ont eu lieu dans Hamra?
– Toute la presse française titre en ce moment: «Le Hezbollah a pris le contrôle de Beyrouth» et indique en passant que tous les points de contrôle ont été rétrocédés à l'armée libanaise (on trouve même aujourd'hui une majorité d'articles,
tels celui du Parisien, de
L'Express, qui omettent même de signaler le fait que l'armée se voyait rétrocéder les points pris juste après les combats).
Les médias du Hezbollah et de Michel Aoun, eux, mettent en avant le fait que tous la ville a été confiée immédiatement à l'armée après les affrontements.
L'impression n'est tout de même pas la même. Évidemment, je ne veux surtout pas présumer de ce qu'ont pu ressentir les habitants, alors que des miliciens armés ont fait crépiter les Kalashnikov toute la nuit en bas de leur appartement. Cependant, il y a une différence fondamentale entre le fait que Hezbollah contrôle directement la ville (situation à la Gaza: le Hamas prend directement le contrôle et Israël peut alors se déchaîner contre les Palestiniens sans aucune réaction de la communauté internationale) et le fait que l'armée a récupéré tous les points stratégiques.
L'unanimité de la presse française à ne pas présenter l'opinion de l'opposition (en gros, il s'est agit d'un «nettoyage» des milices et mercenaires à Beyrouth, immédiatement suivis par une rétrocession à l'armée – Michel Aoun a ainsi déclaré à la télévision: «Ce qui s'est passé aujourd'hui est une victoire pour le Liban et un retour à la constitution.») est pour le moins inquiétante. En masquant le fait que l'armée contrôle Beyrouth (et non les hommes du Hezbollah), ils favorisent un certain calendrier politique (voir plus loin).
– Titres de la presse française: le Hezbollah a pris le contrôle de médias pro-gouvernement. L'Orient-Le Jour défend la liberté de la presse:
Mais le point noir de la journée d’hier a sans doute été l’inqualifiable musellement de tous les médias du Courant du futur et ceux qui lui sont proches.
C'est vrai et faux: le Hezbollah a pris le contrôle de tous les symboles du pouvoir Hariri, mais pas de
tous les médias pro-gouvernement, puisque seuls les médias de son groupe ont été attaqués. Le Nahar et L'Orient-Le Jour ont été publiés aujourd'hui, et LBC émet toujours. (Une très longue interview de Ghassan Tueni, fondateur du Nahar et député proche de la majorité, était rediffusée hier sur la télévision aouniste.)
Outre la contrôle totalitaire de la presse par des chiites pro-iraniens (c'est ce que suggèrent nos médias), on peut suggérer quelques autres pistes:
- Si, dans sa déclaration télévisée, Hassan Nasrallah a bien pris soin de charger Joumblatt de tous les maux (prétendant même que Saniora, qui pourtant fait toute sa carrière au service des Hariri, n'était que le pion de Joumblatt) et de ne pas attaquer nommément Saad Hariri, sur le terrain c'est bien directement à une humiliation du camp Hariri qu'il s'est livré. Les forces de Hariri ont été expulsées en une nuit, et ses médias ont été «saisis» (puis livrés à l'armée).
- L'armée de mercenaires des Hariri se concentre naturellement autour des médias et du domicile de Hariri. Vous aimez les grand costauds en costards sombres dotés d'oreillettes qui se prennent pour Will Smith dans Men in Black? On les trouve facilement: ils encerclent les patés de maison du domicile de Hariri et de sa station de télévision. Dans la logique affichée par l'opposition («nettoyer» la ville des miliciens de Hariri), s'attaquer à ces endroits est assez incontournable.
- Les mêmes ne se sont pas élevés, ces deux dernières années, contre le fait que les milices gouvernementales avaient systématiquement saccagé ou incendié les bureaux de partis politiques d'opposition à chaque fois qu'il y a eu des heurts, principalement contre le PSNS (qui se trouve logiquement suspecté aujourd'hui avoir incendié les locaux de Future TV, manière de valider un lien de cause à effet sans que les médias étrangers soient en mesure de comprendre pourquoi).
– Le mot le plus entendu dans les médias libanais en ce moment: la fitna. C'est l'indécrottable Saad Hariri qui l'a sorti dans sa déclaration d'avant hier, après que Nasrallah a annoncé que l'affrontement était purement politique. La fitna, c'est la guerre civile entre musulmans. Le camp Hariri agite depuis longtemps le confessionnalisme pour se justifier une légitimité sunnite, il n'y a donc rien d'étonnant à cela. Les «arabes modérés» représentés par la dictature wahabite pro-américaine, sponsor du haririsme politique, agitent depuis des années la menace du «croissant chiite», rien de nouveau donc. L'extrême-droite chrétienne fantasme sur le choc des civilisations depuis des décennies et rêve qu'un étripage entre chiites et sunnites lui redonne du pouvoir, il n'est donc pas étonnant que L'Orient-Le Jour soit aujourd'hui spécialiste de la fitna (et donc de la théologie islamique).
Les médias du Hezbollah et de Aoun reprennent ce terme aujourd'hui mais, cela doit être souligné, pour le réfuter. Il est toujours aussi paradoxal, surtout vu depuis la France, de constater que le Hezbollah et le courant aouniste sont les partis (pourtant confessionnels par leur composition ou leur idéologie) qui martèlent un discours «laïque» au Liban.
Est-ce pour cela que les médias de l'opposition semblent avoir pris l'habitude de nommer Saad Hariri de son prénom complet «Saadedine», qui signifie «le bonheur de la religion»? Histoire de souligner que «Saadedine» n'est pas plus laïc que «Nasrallah» (la victoire de Dieu).
– Quelques amis libanais se demandent s'il ne s'agit pas d'un piège. La logique est la suivante.
Tout le monde savait qu'il y aurait des affrontements armés. Le gouvernement le savait parfaitement. Pourtant, le Hezbollah a pris la ville en quasiment une nuit. Pour une guérilla urbaine, c'est du jamais vu. Certains n'y voient qu'une preuve de la supériorité militaire des soldats du Hezbollah; cependant, l'expérience a Beyrouth a toujours montré que déloger des miliciens qui s'«enterrent» dans des positions urbaines est long, pénible et quasiment sans issu.
On n'a pas vu de réelle résistance des miliciens du PSP, des Forces libanaises et du courant du Futur. Les FSI n'ont pas bougé. Amateurisme?
La logique de la théorie du «piège» serait la suivante: le Hezbollah prend «facilement» la ville. La communauté internationale, assistée de tous les éditorialistes de la «presse libre» (retour par exemple de
l'insupportable Antoine Basbous; dans les moments stratégiques, on peut aussi
compter sur un papier détestable de Robert Fisk), hurlent au coup d'État; les «autorités légitimes» appellent à l'intervention étrangère pour sauver leur belle démocratie, et les troupes étrangères (déjà pré-positionnées) entrent au Liban.
Cette thèse du «piège» vient d'ailleurs apparaître en une du
site du mouvement aouniste en France:
Les Etats-Unis œuvrent à une résolution de l'ONU pour une intervention contre le Hezbollah mais plusieurs pays ne suivraient pas pour deux raisons essentielles :
- l'armée libanaise prend le contrôle de la capitale et donc on ne peut pas parler d'occupation de Beyrouth par le Hezbollah;
- la FINUL serait fortement exposée et s'il y a le moindre incident, les opinions publiques se retourneraient contre leurs gouvernants.
Selon L'Orient-Le Jour de ce matin:
En soirée, un porte-parole de la Maison-Blanche a indiqué que Washington allait initier des contacts urgents au niveau du Conseil de Sécurité afin de prendre des «mesures» à l’encontre du Hezbollah et ceux qui se tiennent derrière lui. Il est d’ores et déjà question dans certains milieux à New York de l’envoi d’une force arabo-musulmane à Beyrouth.
–
Excellent commentaire de Pierre, habitué des forums d'Alain Gresh:
Il en résulte que le Hezbollah aurait fait un coup d’état en complicité avec l’armée régulière, contre un gouvernement défendu par des milices illégales.
Ajout(s)
– Intéressant (malgré tout) article dans L'Orient-Le Jour aujourd'hui, signé
Scarlett Haddad, reproduit sur le site du RPL France.
– C'est un miracle! D'après Le Monde et le Figaro (qui ont recopié la même dépêche sans la relire, ce qui donne une assez bonne idée de l'intérêt d'une presse libre et pluraliste), «
Au Liban, l'opposition commence à retirer ses troupes des quartiers ouest de Beyrouth»:
«La majorité anti-syrienne a également salué la décision de l'armée. Dans un communiqué, l'un des leaders, Rafic Hariri, a estimé qu'elle “ouvrait la voie à une solution”.»
Si Rafic Hariri recommence à envoyer des communiqués à la presse, peut-être Kamal Joumblatt pourrait-il nous faire part (via Reuters) de ses commentaires éclairés sur la situation.
Mais comprendre le Liban avec le site du Monde est assez difficile. Par exemple, dans un magnifique graphique intitulé «
Les jeux d'alliances des communautés libanaises», seuls les partis politiques confessionnels sont représentés. La «guerre de 2 ans», de 1975 à 1977, sans faire figurer les partis laïques de la gauche libanaise, c'est forcément assez sport comme explication. Quant à la période 1988-1989, elle est ainsi résumée: «Au printemps 1989, l'ancien chef d'état-major Michel Aoun, nommé premier ministre par intérim, lance la “guerre de libération” pour obtenir le départ des troupes syriennes, appuyé sur une partie de l'armée et sur les Forces libanaises de Samir Geagea». Ah oui mais non: début 89, il y a aussi eu la «guerre d'élimination», pendant laquelle les troupes d'Aoun et Geagea se sont affrontées d'une manière incroyable mortelle.