Le rapport rendu public par les autorités canadiennes au sujet de la déportation, par les États-Unis, de Maher Arar, pour qu'il soit torturé en Syrie, confirme ce que l'on savait depuis de nombreux mois en matière de «soustraitance de la torture» par les autorités états-uniennes.
Le cas de Maher Arar est exemplaire: en septembre 2002, sur la foi d'informations fournies par les Canadiens aux États-Uniens, monsieur Arar est arrêté à l'aéroport JFK de New-York. Il est ensuite installé dans un jet privé, débarqué en Jordanie et, de là, livré au service de renseigment syrien Far Falestin, qui se charge de l'«interroger» pendant un an. Suite à quoi monsieur Arar est libéré et rendu aux Canadiens, qui ne retiennent aucune charge contre lui.
De nombreux rapports d'Amnesty International ont déjà tenté d'alerter l'opinion publique sur la soustraitance de la torture par les États-Uniens. Les autorités européennes ont fait semblant de s'inquiéter des passages des avions utilisés pour ces déportations dans des aéroports européens, voire de la présence de camps de torture dans des pays européens.
Un long article du Monde diplomatique faisait le point sur cette situation en avril 2005 («Les États-Unis inventent la délocalisation de la torture», par Stephen Grey). En février 2005, un article de Jane Mayer présentait le cas de Maher Arar dans le New Yorker («Outsourcing torture»). Amnesty dénonçait déjà le cas de monsieur Arar dans un communiqué de novembre 2003!
Ainsi, le rapport «officiel» livré par la commission canadienne a l'avantage d'accréditer ce que l'on savait de longue date. Peu d'infos dans les médias français, mais cela est traité de manière quasi continue, en ce moment, sur CNN International.
Le fait que la Syrie pratique la torture n'est pas une information nouvelle, et la soustraitance par les États-Uniens de l'interrogation «musclée» de prisonniers n'est pas non plus inédite. Cependant, une question me taraude depuis que j'ai pris connaissance de cette information, et je n'ai pas encore trouvé d'explication qui puisse y répondre: que l'on avale les niaiseries sur l'axe du mal ou que l'on rejette la diabolisation de la Syrie, dans les deux cas, aucune de ces deux positions ne permet d'expliquer comment la Syrie peut jouer le rôle de soustraitant en matière de lutte contre Al Qaeda pour le compte des États-Unis.
J'en profite pour faire un aparté. Même dans les médias qui prétendent s'indigner de la pratique des «extraordinary renditions», les victimes de ces déportations sont systématiquement qualifiées de «terroristes présumés» ou, au mieux, de «personnes suspectées de liens avec des activités terroristes». On condamne ainsi les erreurs «extra-judiciaires» de cette pratique (comme dans le cas de monsieur Arar), ou son aspect illégal; en revanche, cela revient tout de même à accepter l'idée que cette pratique entre réellement dans le cadre d'une lutte des États-Unis contre le terrorisme. Or, si l'on se souvient (par exemple) des activités de la CIA en Amérique du Sud, l'objet de ses délicates attentions n'y étaient que rarement des terroristes ou même des combattants armés, mais tout bonnement des opposants politiques, des syndicalistes, des étudiants ou des prêtres... Pourquoi les déportés livrés à la torture aujoud'hui le seraient-ils réellement pour des raisons de lutte contre le terrorisme? D'où tient-on que la CIA ait jamais fait preuve de la moindre bonne foi, en cette matière? L'aspect totalement occulte de la pratique accentue au contraire le doute. Rien ne prouve donc que les personnes déportées soient même, tout simplement, déportées parce que la CIA les suspecte de terrorisme; vue l'opacité des méthodes, on ne peut même pas accorder ce crédit à la CIA. Fin de l'aparté.
L'article du Monde diplomatique de l'année dernière, reprenant les rapports d'Amnesty, fournit une liste des pays soustraitant la torture pour le compte de la CIA:
Les transferts de terroristes présumés enlevés par les Américains ont eu lieu non seulement dans les zones de conflits comme l’Afghanistan et l’Irak, mais dans le monde entier, que ce soit en Bosnie, en Croatie, en Macédoine, en Albanie, en Libye, au Soudan, au Kenya, en Zambie, au Pakistan, en Indonésie ou en Malaisie.
Plus loin, évoquant un avion états-unien suspect:
Depuis 2001, l’avion a sillonné le monde pour se rendre dans plus de 49 destinations situées hors du territoire américain. Il s’est fréquemment rendu en Jordanie, en Egypte, en Arabie saoudite, au Maroc et en Ouzbékistan – autant de pays où les Etats-Unis ont transféré des suspects pour les faire incarcérer.
Ce qui ne choquera pas grand monde, c'est que très logiquement tous les pays cités ici sont des États notoirement «clients» (c'est-à-dire «aux ordres») des États-Unis.
Sauf que la Syrie est officiellement un pays de l'«axe du mal», et que les États-Unis menacent de le bombarder tous les quatre matins. Pays dénoncé systématiquement comme «soutenant le terrorisme», accueillant des bases d'entraînement «terroristes», soutenant les «insurgés» d'Irak...
Ainsi le très pro-occidental Ahmed Fatfat (le ministre «qui s'effrite»), ministre de l'intérieur libanais «par interim» (un sujet d'article à part entière, d'ailleurs), explique aujourd'hui (samedi 7 octobre) au
Nahar avoir découvert «quatre groupes affiliés à Al Qaeda» au Liban, indiquant qu'un des groupes était «Libanais-Palestinien», et qu'un autre était constitué de personnes «ayant suivi un entraînement en Syrie».
Suite à l'attaque avortée contre l'ambassade américaine à Damas, Jean-Pierre Perrin explique doctement dans
Libération:
D'autre part, le régime syrien n'est pas sans lien avec les groupes sunnites, plus ou moins liés avec Al-Qaeda, opérant en Irak. Selon une source libanaise, la section palestinienne des renseignements militaires, qui est chargée de traquer les jihadistes en Syrie, s'occupe aussi de... les recruter.
[La section palestinenne des renseignements militaires, à laquelle la CIA a livré Maher Arar.] La magie des «sources libanaises», déjà remarquablement efficaces pour
manipuler le Figaro.
Amnesty International faisait reposer son témoignage sur le très douteux Robert Baer, «ancien agent de la CIA pour le Moyen-Orient» (comment peut-on être un «ancien agent de la CIA» et prétendre servir de référence à une ONG humanitaire?). On avait alors une piste pour comprendre:
«On enlève un suspect ou on le fait enlever par un de nos pays partenaires. Puis ce suspect est envoyé à bord d’un avion civil dans un pays tiers où, ne nous en cachons pas, on torture.» Robert Baer a aussi raconté à la station Radio 4 de la BBC : «Si vous envoyez un prisonnier en Jordanie, il sera mieux interrogé. Si vous l’envoyez par exemple en Égypte, vous ne le reverrez sans doute jamais, et c’est la même chose en Syrie.»
Ce qui permettrait de comprendre la contradiction: il ne s'agirait pas d'une réelle coopération, simplement d'une «poubelle» où l'on se débarasse des indésirables. En gros: on livre des prisonniers à la Syrie et à l'Égypte, où ils disparaîtront. C'est certes assez moche, mais il n'y a pas une réelle collaboration, juste une «livraison» un peu criticable.
Cependant, ce n'est pas ce que décrit
le rapport canadien:
Pendant que M. Arar était détenu en Syrie, le commissaire juge que les organismes canadiens ont accepté de l'information que les Syriens leur ont communiquée sur M. Arar et qui était vraisemblablement le fruit de la torture. Aucune évaluation adéquate de l’information n’a été effectuée pour déterminer si tel était le cas.
D'autres articles indiquent que M. Arar a été livré aux Syriens,
dans le but d'être interrogé sur ses liens avec Al Qaeda, et que c'est bien sur cela que les tortionnaires de Far Falestin l'ont questionné. Le commissaire canadien affirme même (extrait ci-dessus) que les Syriens ont livré le résultat de leurs «interrogatoires» aux autorités canadiennes. Enfin, Maher Arar a bien été rendu aux Canadiens à la fin de... l'«enquête syrienne».
Ce qui n'a rigoureusement rien à voir avec la théorie de l'implication minimale (on livre, et hop les gens disparaissent). Les personnes livrées aux Syriens sont «réellement» interrogées sur leurs liens avec Al Qaeda, et les résultats sont livrés au moins aux autorités canadiennes (on suppose donc qu'ils sont également fournis aux commanditaires états-uniens).
Le
Diplo développe:
Des pays comme la Syrie apparaissent comme des ennemis des Etats-Unis, mais sont restés des alliés dans la guerre secrète contre les militants islamistes. «Au Proche-Orient, la règle est simple: l’ennemi de mon ennemi est mon ami, et c’est comme cela que ça marche. Tous ces pays pâtissent d’une façon ou d’une autre de l’intégrisme islamiste, de l’islam militant», affirme M. Baer. Pendant des années, les Syriens ont proposé aux Américains de travailler avec eux contre les islamistes. «Ces offres ont été repoussées jusqu’au 11-Septembre. Nous évitions généralement les Égyptiens et les Syriens en raison de leur brutalité.» L’ancien responsable de la CIA estime que l’agence a recours à des «restitutions» depuis des années. Mais, après les attentats du World Trade Center, elles sont devenues systématiques et pratiquées à une vaste échelle.
[Au passage, l'idée que CIA écarte certains soustraitants en raison de leur «brutalité», c'est proprement n'importe quoi.] Plus loin:
Pour certains de ses défenseurs au sein du gouvernement américain, la «restitution» vise uniquement à éradiquer le terrorisme. Une fois qu’un terroriste présumé a été renvoyé en Egypte, par exemple, les États-Unis se désintéressent de ce qui se passe. Mais le cas d’un suspect australien, M. Mamdouh Habib, montre que ces «restitutions» ont aussi pour objectif de recueillir des renseignements – au moyen d’actes de torture auxquels les agents américains n’ont officiellement pas le droit de recourir.
C'est le cas pour monsieur Arar. Il ne s'agit pas que de faire disparaître un «présumé terroriste», mais bien de soustraiter son interrogatoire à un pays tiers, en l'occurence la Syrie.
Notez de plus que la livraison de monsieur Arar démontre elle-même une troublante connaissance des services de renseignement syriens. Si, par exemple, je voulais livrer quelqu'un aux Syriens pour le faire torturer, j'aurais un peu de mal à savoir à qui m'adresser. Ici, on décrit un parcourt savant: Mahrer Arar a été débarqué par avion en Jordanie, puis livré par la route à la section «Palestine» des services de renseignement militaires syriens, connus pour... leur brutalité.
Bref... de nombreuses questions, que ni mes amis pro-14-Mars (super-anti-syriens) ni les autres ne parviennent à m'expliquer logiquement.
- Quels sont ou étaient les liens réels entre le régime syrien et le régime états-unien? Est-ce que ce sont réellement des «ennemis», l'un sur l'axe du mal et l'autre hérault de l'Occident chrétien?
- Quel est le degré de compromission de la CIA avec les services de renseignement militaires syriens? Comment prétendre «dénoncer» leur activité au Liban tout en leur livrant des suspects à interroger à quelques dizaines de kilomètres de là?
- En 2002-2003, la Syrie est encore au Liban, monsieur Hariri est le meilleur ami du vice-premier ministre syrien Abdel Halim Khaddam. Depuis 2001-2002, une valse des postes se déroule à Damas (en novembre 2002, Le Monde diplomatique évoque «Les déboires du “printemps de Damas”»). En octobre 2005, suicide du ministre de l'intérieur Ghazi Kanaan. Auparavant, «défection» de Abdel Halim Khaddam. En février 2006, important remaniement ministériel en Syrie, très orienté autour des questions de relations internationales et de services de sécurité. Comment relire tous ces événements à l'aune de cette «nouvelle» information: une partie des services de renseignement syriens effectuait à l'époque un travail de «renseignement» pour le compte de la CIA?
- Vais-je devenir, à l'instar de mes amis arabes, un parfait obsédé des moukhabarat (services de renseignement)?