Est-ce que «ça» a commencé? Est-ce un nouvel «épisode», ou une «étape de l’escalade», ou est-ce le début de la fin pour le Liban?
Avant tout, je voudrais souligner les textes très touchants du blog «Palestine for us», dont les billets sont visiblement écrits dans l'urgence:
Arrêtez de bombarder Nahr el Bared maintenant!
«Naher al bared» est un camp de réfugiés palestiniens dans le nord du Liban, ce camp est la cible d’un bombardement violent de l’armée libanaise qui tente de détruire un mouvement terroriste nommé «Fateh al Islam» qui est un allié d’Al-Qaeda dans la région. Je viens d’appeler mon ami dans le camp de «Naher el bared», et il m’a dit que l’armée libanaise bombarde le camp au hasard, de nombreuses maisons tombent les unes sur les autres, ils ont bombardé les cliniques et certaines maisons considérées comme appartenant à «Fateh al Islam».
Ahmad, un de mes amis qui vit dans le camp, m’a dit qu’ils n’avaient plus d’eau, plus de pain, plus d’hôpitaux. Ils commencent à avoir faim, ils ne peuvent pas sortir les blessés et les morts, essentiellement des civils, du camp.
Il n’y a pas de raison de bombarder tout le camp, et nous ne devrions pas le faire. Les attaques contre l’armée libanaise ont eu lieu hier à l’extérieur du camp, et ils ont découvert ces terroristes à l’intérieur d’une maison dans la ville de Tripoli.
Les Palestiniens à l’intérieur du camp ont offert au gouvernement libanais de l’aider à combattre ce mouvement terroriste, mais le gouvernement a rejeté cette offre.
Alors, quelle est la raison pour ces bombardements? Le camp est face à un désastre si nous n’arrêtons pas le bombardement MAINTENANT!
Une dépêche de l'AFP de mardi soir raconte («
Liban: des milliers de civils fuient le camp de Nahr el-Bared»):
«L'odeur des cadavres est partout. Il n'y a pas de nourriture, pas d'eau, pas d'électricité et ils nous tiraient dessus», a raconté Dania Mahmoud Kassem, une étudiante de 21 ans vivant dans ce camp situé dans la banlieue nord du port de Tripoli.
Un autre réfugié, Ibrahim Issa Dawoud, a raconté que lui, sa femme et leurs six enfants âgés de trois à 13 ans s'étaient cachés dans une mosquée pendant trois jours en se nourrissant de chips. «Même le cimetière a été bombardé et les squelettes ont été exhumés», a dit cet homme de 42 ans. «Nous pensons que c'était notre dernière chance (de partir) parce qu'ils vont raser le camp.»
Depuis le début des combats, 29 soldats libanais et au moins 20 militants du groupe radical Fatah al-Islam ont été tués, mais le nombre de victimes civiles reste inconnu parce que les organisations humanitaires n'ont pas été autorisées à entrer dans le camp. Les réfugiés en fuite faisaient état d'un grand nombre de victimes civiles.
«Il y a eu un massacre. J'en ai été témoin. Dans une seule pièce, il y avait 10 morts. Six obus sont tombés sur nous, les corps étaient réduits en morceaux», a crié un habitant en colère alors qu'il quittait le camp avec d'autres réfugiés lors d'une trêve de courte durée dans l'après-midi.
Mais, cette précédente trêve a été vite rompue, et un convoi d'aide humanitaire de l'ONU a été touché par des tirs de l'armée libanaise lors de la reprise des combats en fin d'après-midi, alors qu'il tentait d'entrer dans le camp pour distribuer de l'aide.
L'armée libanaise semble déterminée à «en finir» avec les extrémistes du Fatah al-Islam retranchés dans ce camp de réfugiés palestiniens. Elle a été autorisée par le gouvernement à intensifier ses opérations.
Sur l'impact dramatique des explosions dans le centre de Beyrouth sur l'«opinion publique libanaise»,
Palestine for Us raconte:
Mon amie X vit à Verdun, j’ai pensé à elle quand j’ai appris pour l’explosion qui y a eu lieu, je lui ai envoyé un SMS et elle ne m’a pas répondu parce que, comme d’habitude, tous les téléphones ont cessé de fonctionner, puis je l’ai eue par Internet, et grâce à Dieu elle allait bien, mais elle m’a dit: «Asharf, comment peux-tu faire cela en tant que Palestinien?»; oh mon Dieu mon amie m’a dit ça; quand je lui ai expliqué la situation et que le Fatah al Islam n’était pas Palestinien et qu’ils étaient plus de 60 Séoudiens, 20 Algériens, 10 Jordaniens, 30 Afghans, 12 Palestiniens, elle a été surprise et elle m’a dit: les Libanais ne savaient pas cela, alors j’ai réfléchi et j’espère qu’elle a changé d’avis, mais cela m’inquiète si tous les Libanais pensent comme cela.
De nombreux rapports de presse, accompagnés de photographies, ont montré la population de Tripoli en train de féliciter son armée. Très classiquement, on a eu de nombreux témoignages de voisins libanais des camps palestiniens se félicitant des bombardements des camps: «ça leur donnera une leçon» et autres horreurs.
Sophia, sur son blog Les Politiques, propose une traduction en anglais d'un article de Khalid Saghiyyeh dans
Al Akhbar. Elle fait précéder la traduction de ses propres commentaires, dont je voudrais extraire ce passage:
Un jour j'expliquais le Liban et sa politique à mon mari européen et il m'a dit: «C'est une politique très laide, comment les Libanais peuvent-ils la tolérer?» J'ai répondu: «Les Libanais vivent dans le déni de réalité: ils vénèrent les conventions et méprisent la vérité; rien ne les dérange plus qu'une simple vérité, la vérité sur eux-mêmes, aussi ils adhèrent aux récits qui embellissent cette vérité. Mais le récit est toujours le même. Il raconte que d’autres personnes sont responsables de leur misère et qu’à chaque fois qu’ils tombent ils doivent demander l’aide d’autres personnes et en blâmer encore d’autres. C’est la réalité libanaise toute simple. Une autre est que le racisme ordinaire est toléré au Liban. Ces gens se considèrent comme supérieurs et, à cause de cela, méprisent les pauvres, les autres Arabes, les gens à la peau plus foncée, les homosexuels, les gauchistes, les athées, les bonnes sri-lankaises, ils méprisent tout ce qui ne ressort pas d’un kitsh libanais destiné à encourager l'auto-aveuglement et l’auto-représentation avantageuse. Ce n’est pas une société d’individus, c’est une société de moutons menés par quiconque peut flatter leur égo surdimensionné et leur personnalité laide.»
Portrait exagéré? Malgré ma passion pour le Liban et les Libanais et malgré l'aspect généralisant de ce type de remarque, je dois bien reconnaître que ce sont des critiques que je partage largement: un déni de réalité d'une profondeur sidérante, le racisme banalisé et un mépris de classe parfaitement légitimé (j'insiste sur la séparation entre racisme et mépris de classe, le Liban est de ce côté assez exemplaire). Le fait que les occidentaux sont mal placés pour donner des leçons et que les Israéliens et les Arabes du Golfe sont pires servant à interdire que ce genre de choses soient discutées au Liban.
As‘ad Abukhalil résume, sur Angry Arab:
Les événements au Liban ont confirmé ma théorie (ou au moins l'une d'entre elles) au sujet des Libanais: ils ne peuvent s'unir qu'autour (1) de leur amour du Tabouleh, (2) de leur haine des Kurdes, des Palestiniens, des Sri-lankais et des autres (sans oublier leur profonde haine les uns des autres évidemment).
Revenons à l'
article de Khalid Saghiyyeh dans Al Akhbar. En voici la traduction en français, à partir de la traduction en anglais de Sophia:
Un jour, après une longue guerre civile, les Libanais ont décidé qu’ils étaient frères. Ils se sont salués mutuellement et ont rejeté la faute sur le Palestinien qui était responsable de leurs divisions. Ils l’ont emprisonné dans un camp de quelques mètres carrés, ils ont fermé les portes et ont empêché l’air d’entrer. Plus tard, après une longue et amère lutte politique sans fin, des voix du gouvernement et de l’opposition se sont accordées pour faire porter la responsabilité sur les épaules d’un petit camp de réfugiés accusé de mener le pays une nouvelle fois vers l’abysse. Les deux parties qui accusent aujourd’hui les Palestiniens de mener le Liban au bord de la guerre civile ne manquent pas de dirigeants et d’idéologies racistes pour gérer les «étrangers» en général et les Palestiniens en particulier.
Rien ne peut entraver leur enthousiasme à accuser les Palestiniens, pas même les pertes civiles couchées sur le sol du camp de réfugiés de Nahr El Bared. Et le fait que le Fatah al-Islam ne soit qu’une organisation extrémiste parmi tant d’autres comme on peut en trouver au Liban à la fois en dehors et dans les camps palestiniens n’a pas même refroidi l’enthousiasme de ceux qui appellent au «nettoyage de la maison palestinienne». Il n’est même pas venu à l’esprit de ces personnes, dont les appels racistes sont routiniers à l’égard des Palestiniens, que de nombreux rapports dénoncent la responsabilité de hautes personnalités politiques libanaises dans l’armement et le financement de ces extrémistes sunnites. Et aucun de ceux qui s’élèvent aujourd’hui, unis dans la découverte de leur pureté raciale, accusant les Palestiniens de tous les maux, ne peut ou ne veut exposer le désengagement notoire de l’État de régions entières du Liban, maintenues dans un état de dépendance totale envers des politiciens qui les utilisent à leur avantage en période électorale, en les surveillant à distance depuis des hôtels luxueux. Dans les sociétés divisées qui ne peuvent s’entendre sur rien et qui sont au bord de l’effondrement comme la société libanaise, les affrontements politiques chroniques et profonds ont un coût humain et social élevé. Et dans des pays comme le Liban où la sécurité sociale est inexistante, les réformes économiques sauvages ont un coût humain et social plus élevé encore, si ce n’est exhorbitant. Il y a de nombreuses indications que la cause réelle de la situation actuelle est le Liban même. Le Fatah al-Islam n’est pas la cause, il n’est que la poussière à la surface du volcan.
Aujourd'hui, la souffrance libanaise et la souffrance palestinienne s'opposent, les blogs libanais ignorent (voire justifient) le bombardement d'un camp palestinien par l'armée libanaise au motif de l'«éradication du terrorisme», et c'est d'une laideur épouvantable.
Moussa Bashir fait
un tour d'horizon des blogs libanais sur Global Voices, et cela laisse une impression détestable (le blog de Moussa Bashir,
UrShalim, est très recommandable). On remarquera ainsi la terrible justification dans
une tribune de Beirut Spring, regrettant que, déjà, les médias «comptent les pertes civiles» et se faisant l'avocat d'une «action ferme»:
De manière importante, ce qui est en jeu est la politique de «tolérance zéro» de l'armée. Une armée «plus douce» ou «plus compréhensive» enverrait un message fort aux terroristes-en-devenir selon lequel il serait acceptable, dans le futur, d'attaquer les militaires. De plus, l'armée a envoyé un message clair aux résidents des camps: ne pas livrer les terroristes vous coûtera beaucoup plus que de les protéger parmi vous.
Oui, on dirait Tzipi Livni justifiant l'injustifiable l'année dernière. Très justement,
Palestine for us écrit cette phrase qui devrait être terrible:
Vous êtes Libanais, pas Israéliens.
* * *
Cependant, il ne faut jamais perdre de vue que le Liban est confronté à la politique des néoconservateurs, relayée sur place par le gouvernement local. Et la grande caractéristique des néoconservateurs est leur capacité à façonner l'actualité et à déplacer les enjeux. Porter le fer à un endroit, sur un sujet, pour qu'on en parle, que naisse une polémique, qu'on débatte, alors que ce sujet n'est justement pas la question qui intéresse les néocons. (Peut-on croire réellement que l'armée libanaise bombardant un camp palestinien dans le Nord du Liban, cela pourrait avoir le moindre intérêt
per se dans la construction du «Grand Moyen-Orient?) La facilité avec laquelle les néocons prennent de vitesse leurs adversaires en façonnant l'actualité a quelque chose de proprement sidérant; c'est l'un des fondements de leur théorie politique: là où, habituellement, la propagande est un outil au service de la réalisation d'une politique, dans le projet néoconservateur la manipulation médiatique est directement un des buts de la politique révolutionnaire. C'est la grande supériorité de cette politique: quand les groupes politiques traditionnels considèrent que la propagande sert le projet politique, pour les néoconservateurs la propagande et le projet politique sont équivalents:
la propagande est le projet politique. Derrière, il n'y a pas d'autre projet politique, sauf à considérer que la destruction de la politique en tant que caractéristique de la société humaine et son remplacement par le chaos milicien et le repli tribal puissent encore être considérés comme un «projet politique». Dans l'idéal politique totalitaire néoconservateur, façonner le monde est paradoxalement moins important que façonner la représentation du monde.
(Accessoirement, il me semble que si Sarkozy a si facilement promené ses adversaires politiques, c'est largement pour cela: le projet politique des néoconservateurs français n'a pas plus besoin de la réalité que celui de ses acolytes américains et libanais; la réalité peut être tout simplement escamotée et remplacée, avec une force de conviction, un cynisme et un déni de réalité suffisants, par une efficace fabrication médiatique, fabrication qui est en elle-même dans la nature du projet politique.)
Au Liban, ça n'est pas tant une nouvelle «guerre des camps» qui se déroule, c'est le chaos constructif qui tente de se mettre en place. Tentative de destruction de l'armée nationale, substitution par un système milicien, repli communautaire derrière ces milices puis racket des communautés par leurs propres milices. Attentat à Achrafieh: attendez-vous à un repli communautaire vers la seule véritable milice chrétienne (celle de Samir Geagea) au détriment du travail politique du mouvement aouniste. Attentat à Verdun, repli derrière les milices armées du Mouvement du futur de Hariri. Le paradoxe étant que, finalement, les communautés seront au service des milices, et non le contraire.
S'il y a un lien avec la première partie de ce billet (consacrée aux Palestiniens au Liban), c'est celui-ci: la politique néconservatrice est d'une efficacité redoutable en ce qu'elle exploite et accentue les instincts les moins civilisés: la haine et la peur. Pour déclencher le «chaos constructif» au Liban, c'est-à-dire la libération définitive de haine et de peur qui détruira cette société, il suffit d'exploiter ces instincts qui s'y trouvent déjà. Si la haine et la peur des Palestiniens sont des sentiment déjà très largement répandus dans la société libanaise, il suffit de les exploiter, non pour détruire les Palestiniens, mais la société libanaise elle-même.
De la milice, en veux-tu? En voilà! Témoignage sur
Palestine for us (le «Mouvement du futur» est le parti politique des Hariri):
Du camp de Bedawi, les jeunes marchent vers le camp de Naher el-Bared, tentant de forcer le blocus de l'armée; ils portent avec eux de la nourriture, de l'eau et des médicaments.
Mais il semble très difficile pour eux d'atteindre leur but et de passer les limites du camp, parce que les gars du Mouvement du futur sont armés et ils leur tirent dessus.
Les gars du Mouvement du futur tirent sur les ambulances qui vont en direction du camp de Naher el Bared; ces ambulances transportent de l'eau, des médicaments et de la nourriture et quand elles veulent sortir du camp les morts et les blessés.
Les gars du Mouvement du futur à Minyeh près de Tripoli, ils ont installé des check points et ils arrêtent les gens en fonction des papiers d'identité, ils n'arrêtent pas que les hommes palestiniens mais aussi les femmes et les filles. [...]
Certes, cela n'est qu'un mail, difficile à vérifier, mais il est cohérent avec d'autres informations, dans la lignée de ce qui s'est passé en janvier dernier, lorsque
les milices de Geagea, Jumblatt et Hariri étaient intervenues ouvertement pour casser la grève générale.
Aujourd'hui, évidemment, c'est l'article de Seymour Hersh, publié début mars dernier, qui circule énormément. Je vous en avais proposé une traduction intégrale
sur le présent blog. Le passage qui concerne le Fatah al Islam est le suivant:
Crooke a dit qu'un groupe extrémiste sunnite, Fatah al-Islam, avait fait sécession du groupe pro-syrien Fatah al-Intifada, dans le camp de réfugiés de Nahr al-Bared, dans le nord du Liban. Ses membres à l'époque étaient moins de 200. «On m'a dit que, en moins de 24 heures, ils s'étaient vu offrir des armes et de l'argent par des gens se présentant comme des représentants des intérêts du gouvernement libanais – certainement pour contrebalancer le Hezbollah,» a dit Crooke.
Et toute la démonstration de l'article était que la politique américaine reposait désormais sur le financement de l'extrémisme sunnite avec de l'argent séoudien. Malgré cet article, le mois suivant, Mouna Naïm dans
Le Monde et Isabelle Dellerba dans
Libération, pouvaient gloser sur le Fatah al-Islam en faisaint comme si Seymour Hersh n'avait rien écrit.
Aujourd'hui, il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas entendre les références à Hersh au Liban et sur l'Internet, du coup c'est Paul Khalife, pour RFI, qui s'y colle («
Liban – Un épais mystère entoure Fatah al-Islam») – il semble qu'en dehors de RFI, on n'ait toujours pas lu le
New Yorker dans les médias français.
Le mystère entourant ce groupe donne lieu aux analyses les plus contradictoires. Dans une longue enquête publiée en février dans le New Yorker, le célèbre journaliste d’investigations américain, Seymour Hersh, cite des sources du renseignement américain et des personnalités arabes, selon lesquelles des milieux proches du gouvernement de Fouad Siniora financent des mouvements intégristes sunnites. Fatah al-Islam ferait partie de ces groupes bénéficiant des largesses des milieux pro-saoudiens libanais, voire de l’ancien ambassadeur d’Arabie Saoudite à Washington, Bandar ben Sultan ben Abdel Aziz. Selon M. Hersh, ce prince serait en train de jeter les fondements d’une nouvelle stratégie américaine visant à utiliser les fondamentalistes sunnites pour combattre les chiites en Irak, au Liban (le Hezbollah) et ailleurs.
Si vous n'avez pas lu l'article de Seymour Hersh, lisez-le! (Ne vous contentez pas de la citation précédente, qui circule beaucoup et est abondamment commentée.
Lisez l'intégralité de la démonstration.)
Par ailleurs, il y a quelques jours, commentant les événements récents, Seymour Hersh répondait aux questions d'Hala Gorani sur
CNN international. L'interview est reproduite sur
Raw Story. En voici une traduction.
Hala Gorani: Alors, le journaliste d'enquête Seymour Hersh racontait en mars dernier que, dans le but de vaincre le Hezbollah, le gouvernement libanais soutenait un groupe sunnite militant, les mêmes personnes qu'il combat aujourd'hui. Seymour nous rejoint en direct depuis Washington. Merci d'être avec nous. Quelle est, selon votre reportage, la source du financement de ces groupes, tels que Fatah al-Islam dans ces camps de Nahr el Bared, par exemple? D'où obtiennent-ils l'argent et d'où obtiennent-ils leurs armes?
Seymour Hersh: L'acteur principal, ce sont les Séoudiens. Ce que j'écrivais, c'est qu'il y a une sorte d'accord privé qui a été fait entre la Maison blanche, nous parlons de Richard — Dick — Cheney et Elliott Abrams, l'un des assistants primordiaux à la Maison blanche, avec Bandar. Et l'idée était d'obtenir le soutien, le soutien occulte des Séoudiens, pour soutenir différents groupes sunnites jihadistes intégristes, en particulier au Liban, groupes qui pourraient être considérés, dans la situation d'une confrontation effective avec le Hezbollah – le groupe chiite dans le Sud du Liban – pourraient être considérés comme investissements, c'est aussi simple que cela.
Gorani: Le gouvernement Saniora, dans le but de contrer l'influence du Hezbollah au Liban, selon votre reportage, serait en train de secrètement financer des groupes tels que le Fatah al-Islam, avec lequel ils ont des problèmes en ce moment?
Hersh: Des conséquences imprévues une fois de plus, oui.
Gorani: Et donc si l'Arabie séoudite et le gouvernement Saniora font cela, que ce soit inattendu ou non, de fait les États-Unis doivent avoir quelque chose à dire à ce sujet, ou non?
Hersh: Hé bien, les États-Unis étaient profondément impliqués. C'était une opération occulte que Bandar a mené avec nous. N'oubliez pas, si vous vous en souvenez, vous savez, nous sommes entré dans la guerre en Afghanistan en soutenant Osama Ben Laden, qui était le moudjahidin des années 1980 avec Bandar et des gens comme Elliott Abrams dans les parages, l'idée étant que les Séoudiens nous avaient promis qu'ils pourraient contrôler – qu'ils pourraient contrôler les jihadistes alors nous avons dépensé beaucoup d'argent et de temps, les États-Unis à la fin des années 1980 utilisaient et soutenaient les jihadistes pour battre les Russes en Afghanistan et ils se retournés contre nous. Et nous assistons au même déroulement, comme si aucune leçon n'avait été apprise. C'est le même déroulement, utiliser à nouveau les Séoudiens pour soutenir des jihadistes, les Séoudiens assurant qu'ils peuvent contrôler différents groupes, des groupes comme celui qui est en contact en ce moment avec le gouvernement à Tripoli.
Gorani: Certainement, mais les moudjahidin des années 80, c'était une autre époque. Comment cela pourrait être dans l'intérêt des États-Unis d'Amérique, exactement maintenant, de soutenir indirectement – même indirectement – ces mouvements jidahistes qui sont des extrémistes qui se battent jusqu'à la mort dans les camps palestiniens? Est-ce que cela ne va pas à l'encontre des intérêts non seulement du gouvernement Saniora mais aussi de l'Amérique et du Liban?
Hersh: Les ennemis de nos ennemis sont nos amis, c'est dans cette logique que les groupes jihadistes au Liban sont là pour s'opposer à Nasrallah. Le Hezbollah, si vous vous souvenez, a battu Israël l'année dernière, même si les Israéliens ne veulent pas le reconnaître, ainsi vous avez le Hezbollah, qui est une menace importante pour l'Amérique – bon, le rôle américain est très simple. Condoleeza Rice, la Secrétaire d'État, l'a dit très clairement. Nous sommes en rain de soutenir les sunnites partout où nous le pouvons contre les chiites, conter les chiites en Iran, contre les chiites au Liban, c'est-à-dire Nasrallah. La guerre civile. Nous sommes en train de créer à certains endroits, au Liban en particulier, la violence confessionnelle. [NdT: C'est moi qui souligne.]
Gorani: L'administration Bush, bien sûr, des officiels seraient en désaccord avec cela, ainsi que le serait le gouvernement Saniora, qui dénonce ouvertement la Syrie, affirmant que le Fatah al-Islam est une émanation d'un groupe Syrien, où pourrait-il se procurer ses armes si ce n'est en Syrie.
Hersh: Vous devez répondre à cette question. Si cela est vrai, la Syrie qui est proche – et est largement critiquée par l'administration Bush pour être si proche – du Hezbollah serait aussi en train de soutenir des groupes, des groupes salafistes, extrêmement opposés au Hezbollah – la logique s'effondre. Il s'agit simplement d'un programme occulte que nous avons mis en place avec les Séoudiens, dans le cadre d'un programme plus large destiné à contenir partout l'influence grandissante des chiites, du monde chiite, et cela nous a pris à revers, comme cela est arrivé dans le passé.
Gorani: Bien sûr, si cela n'a aucun sens pour les Syriens de les soutenir, pourquoi est-ce que cela aurait un sens pour les États-Unis de les soutenir, indirectement évidemment, selon votre reportage, en donnant une aide d'un milliard de dollars, en partie en matériel militaire, au gouvernement Saniora – et que cela est dépensé d'une façon telle que ni le gouvernement ni les États-Unis ne contrôleraient des groupes exrémistes, mais indirectement les États-Unis, selon l'article que vous avez écrit, seraient en train de les soutenir. Alors en quoi cela serait dans leur intérêt, et que devraient-ils faire selon les gens auxquels vous avez parlé?
Hersh: Vous adoptez la logique du gouvernement États-unien. C'est OK. Nous oublierons cela pour l'instant. Fondamentalement c'est très simple. Ces groupes sont considérés – quand j'étais à Beyrouth en train de réaliser des interviews, j'ai parlé à des officiels qui ont reconnu que la raison pour laquelle les groupes jihadistes radicaux étaient tolérés, c'était parce qu'ils étaient considérés comme une protection contre le Hezbollah. La peur du Hezbollah à Washington, en particulier à la Maison blanche, est profonde. Ils croient tout simplement que Hassan Nasrallah a prévu de porter la guerre en Amérique. Que cela soit vrai ou non est une autre question. Il y a cette immense et accablante peur du Hezbollah et nous nous voulons pas que le Hezbollah joue un rôle actif dans le gouvernement libanais et cela a été notre politique, fondamentalement, qui est de soutenir le gouvernement Saniora, malgré ses faiblesses face à la coalition. Pas seulement Saniora, mais monsieur Aoun, un ancien dirigeant militaire au Liban. Il y a une coalition que nous détestons absolument.
Gorani: Très bien, Seymour Hersh du magazine The New Yorker, merci de nous avoir rejoints et j'espère que nous pourrons à nouveau parler ensemble dans quelques mois lorsque les événements qui ont lieu au Liban auront pris forme et que nous en saurons plus. Merci beaucoup.
Hersh: Heureux de vous avoir parlé.
Selon la logique exposée par Hersh, nous aurions donc une milice:
– dont la source de financement et d'armement, censée être occulte, est dévoilée explicitement dans un grand magazine étatsunien; ça fait mauvais genre;
– dont des membres se font arrêter quelques jours plus tard et avouent être impliqués dans les attentats contre les minibus près de Bikfaya; ils seraient alors les seuls auteurs, dans l'interminable série d'attentats qui frappe le Liban, a être identifiés et arrêtés. Ça fait très mauvais genre.
Soyons cynique: dans une telle logique, il faut que ces gens meurent, non qu'ils soient trop «incontrôlables», mais parce qu'ils deviennent trop embarrassants.
Jamal Ghosn, du souvent réjouissant
Jamal's Propaganda, met en garde le lecteur sur ce sujet: attention, concernant les allégations de financement du Fatah al-Islam par le clan Hariri, il n'y a qu'une unique source: Alistaire Crooke cité dans l'article de Seymour Hersh. Il me semble cependant intéressant de pousser un peu plus loin ce souci déontologique:
(1) l'enquête internationale s'est-elle penchée sur ces allégations, puisque le Fatah al-Islam a été impliqué dans les attentats au Liban. Crooke a-t-il été interrogé par Serge Brammertz?
(2) est-ce qu'un journal libanais a creusé cette piste et tenté de rencontrer Crooke et de valider/invalider l'enquête de Hersh?
(3) est-ce que les membres du Fatah al-Islam, dont on nous avait dit à la mi-mars qu'ils avaient été arrêtés et avaient confessé leur implication, sont toujours détenus, sont-ils toujours les suspects principaux? Est-ce qu'un journal nous a tenu au courant de cette unique affaire de terrorisme pour laquelle, enfin, on a arrêté des suspects crédibles?
(4) est-ce que, sur ce sujet pourtant pas usant mentalement, un seul journaliste au monde aurait envie de bosser un peu? (Je ne sais pas pour vous, mais moi ça me rend fou: dès qu'on touche au Liban, il est quasiment impossible d'obtenir le moindre suivi de la moindre information. C'est le grand n'importe quoi. Un jour on «tient» les auteurs d'un attentat terroriste, le lendemain ça semble n'intéresser plus personne; ce qui n'interdit pas de gloser sur le besoin d'un tribunal internation pour résoudre ces affaires d'attentats...)
À l'inverse, le contrôle du Fatah al-Islam par la Syrie, rappelé quasiment quotidiennement dans les médias (unique source: gouvernement Saniora), est tout de même nettement plus facile à démonter que l'article de Hersh.
Début mai, l'AFP produisait une dépêche intéressante:
Les forces syriennes ont tué il y a près d'une semaine quatre membres du groupe extrémiste palestinien Fatah al-Islam qui tentaient de s'infiltrer en Irak via la frontière de Syrie pour rejoindre la rébellion, a affirmé vendredi à l'AFP le porte-parole du groupe. [...]
Le même groupe Fatah al-Islam a publié sur un site internet islamiste un communiqué annonçant la mort des quatre combattants tués par les forces syriennes à la frontière irako-syrienne et cite nommément parmi eux les deux chefs mentionnés par le porte-parole Abou Salim.
Selon le communiqué, «ils ont été interceptés par les gardiens des tyrans en Syrie (alors qu'ils se rendaient) prêter main forte à leurs frères» en Irak.
Notons enfin que, en fin de semaine dernière, les occidentaux proposaient un projet de résolution pour imposer la création du Tribunal international. J'ai lu le journal ce week-end: ça a fait exactement un paragraphe en page intérieure dans
Le Monde, malgré l'importance du sujet. Sur ce point, certains articles expliquent à nouveau que la Syrie tente, par la violence, d'empêcher l'adoption de la résolution.
C'est pourtant un cycle assez classique. Les occidentaux proposent une résolution dont les Chinois et les Russes ne veulent pas (quelques rares articles indiquent qu'ils sont prêts à opposer leur véto), et à laquelle les autres membres (temporaires) du Conseil de sécurité sont majoritairement opposés. Une série de violences, attribuée à la Syrie ou aux pro-Syriens, se déroule au Liban, et la résolution pronant un interventionnisme «dur» emporte d'adhésion de tous.
Voici donc une autre question pas trop compliquée qui pourrait occuper un journaliste à peine curieux: où en sont les discussions au Conseil de sécurité sur la création du tribunal internation? Est-ce que les événements actuels influent sur les positions des différents pays? L'Orient-Le Jour aujourd'hui:
L’Europe aussi s’est mobilisée, à travers la visite de Javier Solana à Beyrouth, et la Russie a également pris une position sans équivoque en faveur du monopole de la violence légitime. Le monde arabe non plus n’a pas été en reste, puisque la Ligue arabe et l’OCI ont tous les deux dénoncé l’agression de Fateh el-Islam contre l’armée libanaise.
C’est dans ce contexte qu’à l’ONU, il était question hier d’une adoption imminente du tribunal international.
Autre question affreuse: l'élimination physique des membres du Fatah al-Islam entre-t-elle dans le cadre d'un accord entre le gouvernement et le Hezbollah pour mettre fin à la crise politique libanaise sur le dos des habitants d'un camp de réfugiés? C'est ce que suggère As‘ad Abukhalil dans son Angry Arab News Service; ce point mérite d'être creusé.
* * *
L'été dernier, à Paris, les plus belles manifestations étaient celles qui regroupaient les Palestiniens et les Libanais. Je crois que ce sont ces manifestations qui ont infléchit le cycle des manifestations libanaises ultérieures, plus fortes, plus «assumées» (discours plus clairs, dénonciation plus explicite des crimes israéliens, drapeaux de la Résistance assumés, références appuyées à la souffrance palestinienne...), jusqu'à la manifestation en hommage aux victimes de Canaa sur la place du Trocadéro, d'une force incroyable.
Aujourd'hui, ce rêve d'une résistance commune est-il brisé?