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30 janvier 2007

Le racket de la dette

Une des grandes difficultés des débats au sujet du Liban concerne la mauvaise perception, à mon avis, que l'on a de l'origine de sa dette. Le CADTM (Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde) a ainsi proposé des commentaires qui lient, de manière très nette, la nature odieuse de la dette du Liban à ses périodes de guerre (et notamment à la dernière agression israélienne de l'été dernier):

Désormais, pour se reconstruire, le Liban va encore faire appel aux capitaux étrangers. Cela implique une nouvelle augmentation de la dette et de nouvelles mesures économiques d’ajustement structurel qui la conditionnent. De ce fait, le peuple libanais va devoir payer très cher, dans les années à venir, pour les conséquences de cette guerre infligée par Israël en violation des traités internationaux régissant les relations entre États.
Au lendemain de l'assassinat de Rafiq Hariri, on a vu circuler sur l'internet un texte dénonçant la dette comme la conséquence unique d'un racket organisé par les Syriens. La logique me semble assez similaire: sans les Syriens, les Libanais menés par Hariri auraient pu développer une économie digne de la Suisse; sans les Israéliens, sans le Hezbollah, sans...

Cette attitude est fréquente dans les discours libanais (de tous bords). En cela, le discours sur la dette, au Liban, rejoint celui sur la guerre civile. L'économiste Charbel Nahas écrivait ainsi en septembre 2000, dans son étude «Le Liban, dix ans depuis la guerre, des enjeux sans joueurs»:
Un silence pesant s'est installé sur le sujet de la guerre dans son intégralité. Le discours-récit officiel et unifié en a fait un événement exogène et accidentel. [...] Le récit simpliste de la guerre, «guerre des autres sur notre terre», ne s'est imposé que parce qu'il produisait l'effet d'une amnésie disculpatrice, car si c'est bien un récit auquel personne ne croit – mais personne ne croit plus à grand chose – c'est surtout un récit auquel tout le monde a besoin de s'accrocher, car ce non-récit, ce récit vide que l'on sait ou que l'on suppose être le plus grand commun dénominateur, agit comme une sorte d'exorcisme.
Ce refus d'aborder la guerre autrement que par l'idée d'une «guerre des autres» a évidemment des conséquences politiques. Politiques, mais aussi sociales et économiques.
[La guerre] a été marquée par l'exacerbation de comportements préexistants qui se perpétuent après sa fin. Elle a, en contrepartie, oblitéré et affaibli des tendances inverses qui auraient pu apporter des solutions alternatives aux causes du conflit. Elle a surtout extirpé, dès leurs racines, les projets antagoniques de société en les culpabilisant collectivement.
De manière similaire, la perception d'une dette «imposée par les autres» induit des analyses erronées de la réalité politique libanaise et interdit les projets politiques alternatifs.

Plus généralement, les divers commentaires actuels s'attardent sur le fait que les caisses libanaises seraient vides: on comprend bien qu'il s'agit là d'un pays ruiné, qu'il n'y a plus d'argent, et que la conférence de Paris 3 était la dernière bouée de sauvetage.

Pourtant, il y a beaucoup d'argent au Liban. Il me semble intéressant de signaler à mes lecteurs qu'il y a, au Liban et, dans les poches des Libanais, beaucoup plus d'argent que le montant (pourtant astronomique) de leur dette. Et qui plus, cet argent est dans les banques!

Le PIB du Liban est d'environ 20 milliards de dollars annuels; le montant de la dette est d'environ 40 milliards de dollars. Ça, vous le savez peut-être déjà. Suivez bien, parce que je doute que vous l'entendiez souvent en ce moment: le montant des dépôts dans les banques libanaises est d'environ 65 milliards de dollars, et le montant des réserves de la banque centrale se situe autour de 10 milliards de dollars. Le Liban ne manque pas de liquidités.

Non, je ne fais pas le compte des «biens» de l'État libanais, des entreprises qu'il s'apprête à privatiser, des économies à venir en se débarrassant des fonctionnaires, etc. Je parle d'argent qui se trouve dans les banques libanaises: il y a plus de 60 milliards qui sont placés là.

Autrement dit: l'État libanais est extrêmement pauvre et endetté, mais «le Liban» est riche.

Quand le CADTM écrit: «Cela représentait plus de 6260 dollars par habitant, sans compter la dette interne qui est du même ordre de grandeur, ce qui en fait un des pays les plus endettés au monde par habitant.», il ne prend pas en compte qu'en réalité, «par habitant», le solde est positif.

Évidemment, «le Liban» ne signifie pas «les Libanais» dans leur ensemble. Selon un rapport du Conseil économie et social publié à Beyrouth en 2000, cité par Georges Corm:
Cette situation [de grande inégalité] est confirmée par la statistique de la répartition des dépôts bancaires par importance des dépôts: c'est ainsi que 72% des comptes bancaires ne représentent que 4,3% de la masse des dépôts, cependant que 9,2% des comptes détiennent 82,7% de la masse des dépôts.
Un chiffre confirme que cette situation perdure; en novembre dernier, le quotidien Al-Akhbar indiquait que 2% de la population possède 60% des dépôts en banque, «une situation qui n'existe même pas au Brésil, où 18% de la population possède 60% des dépôts».

Ainsi, de manière caricaturale, les dépôts en banque de seulement 2% de la population représentent 39 milliards de dollar, ce qui couvre quasiment l'intégralité de la dette abyssale du pays...

J'ai déjà expliqué ce principe de la dette dans mon billet «Au Liban, une mafiocratie contre son peuple»; je vous invite à le lire si vous ne l'avez pas encore consulté, c'est le billet qui fonde mes réflexions sur ce blog (et, oui, c'est vraiment très long). Il me semble cependant utile de revenir sur cet aspect de la politique libanaise: là où l'on présente habituellement la dette libanaise comme une conséquence des politiques locales et régionales, je pense au contraire que la dette est le moteur même de la politique libanaise, le but de la politique Hariri-Sanioura étant justement la constitution de cette dette.

Rappelons que l'exposé du billet sur la «mafiocratie» commençait par indiquer que Taëf n'avait pas mis fin à la guerre milicienne: elle en avait seulement transformé les méthodes. La prédation contre les Libanais et leur État ne relève plus du hold-up milicien, mais d'un racket légalisé organisé par les plus hautes instances de l'État. Cette politique, que je qualifiais de «mafiocratie», est organisée autour de «vieux parrains» selon le terme d'Alain Gresh, qui pendant la guerre n'étaient que «des mafias associées» (Fawwaz Traboulsi) réunies au sein d'«un véritable syndicat du crime opposé à la population civile» (Georges Corm). On peut logiquement déviner pourquoi cette bande de gentils humanistes acceptent à Taëf de déposer les armes: ils vont partager cette nouvelle forme de pouvoir avec le milliardaire Hariri et engranger de juteux bénéfices. Ce «pacte» est ainsi décrit par Charbel Nahas:
Entre-temps, ceux qui étaient les jeunes chefs passionnés et éloquents des années soixante dix sont devenus les représentants de leurs communautés respectives. L’occasion de se normaliser en une nouvelle classe politique régnant sur le pays était offerte. Si la guerre avait été légitimée par le changement, la paix des miliciens a trouvé sa légitimité dans la restauration et la re-construction. C’était d’autant plus évident qu’un homme charismatique, ambitieux et puissant était prêt à assumer la direction de l’entreprise en marchandant avec eux les bénéfices. [C'est moi qui souligne.]
[...]
Le politique, encore une fois a fait défaut, le cartel des anciens miliciens et des pétro-milliardaires n’a pas pu gérer l’État.
En clair, les anciens parrains mafieux n'acceptent la fin de la guerre que parce que cette nouvelle activité politique sera tout aussi (voire plus) rentable que la précédente.

J'ai déjà cité, dans «Une mafiocratie contre son peuple», ce passage dans lequel Georges Corm décrit les trois composantes de ce «cartel» qui, dès la fin de la guerre, va «gérer» le pays:
Trois groupes nouveaux sur la scène politique ont conjugué leurs efforts pour promouvoir l'idéal d'une reconstruction axée sur un retour du Liban à son ancienne fonction régionale, mais qui n'est que le retour en force du banal désir d'un pays «casino» et paradis fiscal régional, cher à l'ancienne couche dirigeante: les principaux chefs miliciens enrichis par tous les trafics de la guerre, les pillages et rançonnages de la population civile; les entrepreneurs de béton armé et les agents d'influence ayant fait des fortunes rapides et faciles dans les pays arabes exportateurs de pétrole durant les années du boom pétrolier; des intellectuels de l'ancienne mouvance laïque révolutionnaire arabe, reconvertis au néo-libéralisme international et aux théories de la modernisation par le marché mondial et la seule initiative privée. Pour ces derniers, certains d'entre eux ont, de plus, sagement retrouvé le chemin de leurs identités communautaires et travaillent à l'ombre de nouveaux entrepreneurs, millionnaires et milliardaires.

L'alliance de ces trois groupes représente une force considérable et tient le haut du pavé social et médiatique de la scène libanaise. Le nouveau chef du gouvernement [Rafic Hariri] est son ciment: il constitue une icône polarisant avec succès l'imaginaire qui a présidé à l'idéologie de la reconstruction. Il s'agit d'ailleurs d'une image que le modèle affirme et confirme en toute occasion.
Dans le billet sur la mafiocratie, j'expliquais les trois outils de la prédation (les trois sources de l'enrichissement sidérant des dirigeants et de leur entourage). Je reviendrai plus particulièrement dans le présent billet sur la dette et la rente qui en découle.

Le premier outil concerne le détournement de l'argent emprunté. On pourra relire mon billet, il évoque un vaste système de corruption généralisée. On se doute que, de ce côté, les généraux syriens se sont beaucoup servis; mais ils ne sont pas les seuls, loin de là, et ça n'est qu'un des aspects de la question.

Le second volet est l'idéologie de la reconstruction, qui va draîner les capitaux et servir d'alibi aux immenses détournements effectués. Charbel Nahas:
Il fallait reconstruire un passé devenu glorieux, c’était tout ce qu’il y avait à faire, évidemment. Car ce Liban du passé représentait, pour ceux qui s’en étaient estimés exclus et qui arrivaient alors au pouvoir, l’objet de leur convoitise, enfin accessible ; pour les autres, pour le commun des gens, traumatisés dans leur ensemble et déçus, pour ceux qui avaient espéré mieux, il avait depuis longtemps fini par représenter un moindre mal, une issue au moins connue, un souvenir devenu comparativement positif. Ainsi en étaient-ils venus, par des chemins différents, à le croire. C’est là à la fois l’illustration et la justification de la défaite que la guerre a fait subir à la société libanaise. Il n’y avait pas de choix à faire, il n’y avait même plus lieu de tenir des débats: tout appel à la rationalité dans l’analyse des faits nouveaux et passés et de leurs conséquences sur la situation objective du pays était repoussé. Tout avis, toute opinion, toute analyse des faits nouveaux et passés étaient catalogués comme une opposition, nécessairement malveillante, à cette évidence salutaire. La reconstruction avait bon dos. Le prix à payer n’était jamais assez élevé, de plus l’argent était disponible, à profusion. Ce qui a d’ailleurs coûté bien plus que la reconstruction elle-même, ce sont les compromis conclus autour d’elle, ou sous son couvert, et l’attraction d’un flux permanent de capitaux, excédentaires par rapport à ses besoins, mais de plus en plus nécessaires pour masquer, sous les apparences d’une consommation soutenue et ostentatoire, son échec économique et sa faillite financière prématurés.
La reconstruction est ainsi essentiellement un alibi. Qui connaît ce chiffre terrible livré par Charbel Nahas?
Sur sept ans [1993-1999], l’État a dépensé 50 000 milliards de Livres, soit près de 32 milliards de dollars. Il en a financé 42% par ses recettes et 58% par l’endettement. Contrairement à des opinions répandues, la part des investissements de reconstruction n’a guère été impressionnante, elle n’a pas dépassé 11,4% sur la période contre 34% pour les intérêts et 54% pour les dépenses courantes et les recettes publiques ont connu une croissance continue qui les a fait presque tripler.
11,4% des dépenses de l'État dans la reconstruction des années 90! Ce qui fait 3,6 milliards de dollars sur sept ans. Le coût de cette reconstruction est donc très limité, et n'est pas la cause de l'endettement: sur la période, les dépenses de reconstruction représentent environ le quart des recettes de l'État.

L'autre aspect scandaleux de la reconstruction est, évidemment, le fait que Hariri Premier-ministre passait des commandes somptuaires au principal industriel-bétonneur du pays: lui-même.

Le troisième volet du système de prédation est à mon avis le plus important et le plus méconnu du grand public: c'est le système de la dette. Si l'on considère habituellement l'aspect négatif de la dette publique (l'État doit rembourser ses emprunts augmentés des intérêts), il ne faut pas oublier que celui qui prête, lui, est rémunéré grâce aux intérêts. Si vous empruntez 100 dollars à 10% sur un an, l'année suivante vous remboursez 110 dollars; celui qui vous a prêté 100 dollars a gagné 10 dollars en un an. Lorsque l'État emprunte un milliard de dollars à, disons, 20%, celui qui lui prête cet argent gagne 200 millions de dollars.

Est-ce que ça rapporte? Oui, ça rapporte. Voici un tableau réalisé d'après les données de la Banque du Liban. Il affiche l'évolution du taux de rémunération des bonds du Trésor à 24 mois, qui représentent la forme principale des emprunts.


Comme on peut le constater, au début des années 1990, on atteint des taux absolument énormes, alors même que le pays n'est pas encore très endetté. Avec des taux d'intérêt supérieurs à 15%, atteignant ou dépassant parfois les 30%, il est facile de comprendre qu'acheter la dette du Liban était l'un des investissement les plus rentables du pays; et, évidemment, beaucoup plus rentable qu'un investissement dans un projet industriel classique.

On constate que les taux ont énormément baissé, par palliers: le système était tellement intenable aux taux de 1995 et 1996 que chacun a dû se montrer un peu plus raisonnable pour ne pas totalement tuer la poule aux œufs d'or.

Est-ce que cela devait forcément coûter si cher? La question se pose évidemment, puisque le discours politique a prétendu qu'il fallait reconstruire à n'importe quel prix et qu'il n'y avait pas d'autre choix que le recours à la dette. Cependant, nous avons vu que la reconstruction en elle-même représente une partie très faible des dépenses de l'État sur cette époque. Surtout, ces taux délirants sont dénoncés par Georges Corm:
La responsabilité de cet endettement est attribuable principalement au système monétaire mis en place par Rafic Hariri à partir de la fin de 1992, tel qu'il est géré par la Banque du Liban, à la tête de laquelle un homme nouveau a été placé, très proche du Premier ministre. Comme on l'a vu, ce système a été caractérisé par le très haut niveau des taux d'intérêts sur les bons du Trésor émis en livres libanaises, en dépit de la convertibilité totale de la livre et de la parité fixe qui la lie au dollar depuis la dévaluation de 1992. [...] [C'est] l'insuffisance des ressources fiscales, qui ne représentent que 13% ou 14% du PIB [...], ainsi que le niveau des taux d'intérêt qui a fluctué entre 20% et 42% durant cette période [qui est responsable du niveau d'endettement]. Le prélèvement opéré par le service de la dette publique sur l'économie atteint environ 14% à 15% du PIB, soit plus que le prélèvement fiscal lui-même.

En décembre 1998, avec une inflation proche de zéro, le taux nominal des bons du Trésor à deux ans atteint 16,6%, mais leur rendement réel est de 22,5%, grâce aux généreuses opérations de swap que pratique la Banque centrale au profit du système bancaire et des gros déposants libanais et arabes.
Dans un autre texte, «La situation économique du Liban et ses perspectives de développement dans la région», il donne un exemple chiffré très significatif:
[La dette] est passée de 1,7 milliards de dollars en 1992 à 32,5 milliards en octobre 2003. [...] Si la structure des taux d’intérêts au Liban avait été maintenue à un niveau naturel, proche de la structure des taux internationaux, le montant de la dette n’aurait pas dû dépasser la somme de 14 milliards de dollars.
Est-ce que cela représente un gros volume? Vous connaissez déjà la réponse: oui. La dette dépasse 40 milliards de dollars cette année. Voici son évolution (où l'on constatera, pour rappel, qu'il n'y avait pas de dette à la fin de la guerre civile):

On peut constater que la progression est quasiment linéaire. Je fais apparaître ici la répartition entre les emprunts internes (auprès des banques locales, en rouge) et externes (marchés étrangers, en bleu).

Cette répartition permet de répondre à une autre question: à qui appartient la dette du Liban? Qui est l'heureux bénéficiaire du «service de la dette», qui est grassement rémunéré par l'État libanais pour lui prêter de l'argent? Voici une autre présentation des données précédentes, le total étant ramené à 100%:


Comme on peut le constater, jusqu'en 2000, la dette était détenue à 80% par... des banques libanaises. Ça n'est que depuis 2002 que la tendance est nettement à la conversion de la dette interne vers les marchés étrangers, qui proposent des taux moins pénalisants. Mais à ce jour, «les Libanais» détiennent encore environ 50% de leur propre dette.

On remarquera bien sûr que, lors des «années fastes» pour les détenteurs de la dette (taux supérieurs à 20%), les braves citoyens qui prêtent ainsi de manière presque désintéressée à l'État libanais sont – comme ça tombe bien – des Libanais à 85%!

La valeur scientifique de la courbe suivante est très discutable, mais je la trouve très drôle: je me suis amusé à superposer la courbe des taux d'intérêt des bons du Trésor à 24 mois (en rouge) avec le pourcentage que représente la dette interne sur la dette totale (c'est-à-dire la participation des banques libanaises dans la dette globale du pays, en bleu).

À chaque point de taux d'intérêt supplémentaire correspondent cinq pourcents de Libanais en plus dans la composition de la dette. Je propose de baptiser cette loi empirique «la loi Nidal-Saniora».

Évoquée en début de ce billet, voici une courbe étonnante: c'est la progression des dépôts dans les banques libanaises:


La dette se finançant dans le secteur bancaire libanais, avec des taux de rémunération particulièrement avantageux, lier la progression de la dette et le développement des dépôts bancaires n'est pas totalement idiot. On obtient cette courbe:

Attention: ça n'est pas la superposition graphique des deux courbes qui permet de conclure à un lien de cause à effet; deux courbes linéaires se ressemblent forcément beaucoup, sans pour autant qu'elles soient liées par un lien logique. (Je préfère prévenir, même si c'est dans ce sens que va mon exposé...)

L'ensemble des actifs et passifs des banques libanaises s'élève à 321% du PIB (près de 65 milliards de dollars). Le rapport annuel des banques, qui révèle ce chiffre, souligne que ce chiffre est inhabituellement élevé, non seulement pour la région, mais aussi sur le plan international.

La dette pour la «reconstruction» est en réalité doublée d'un autre dispositif: le maintien de la dollarisation totale de l'économie libanaise (le taux de change de la livre libanaise est fixé 1500 LL pour 1 dollar US, sans aucune marge de manœuvre; c'est quasiment une monnaie virtuelle, une subdivision du dollar) en recourant à des mécanismes de rémunération extrêmement coûteux pour le Trésor, alors que ces incitations sont injustifiées (la livre étant alignée sur le dollar, on ne prend pas de risque fou en investissant dans la livre plutôt que dans le dollar). Là encore, Georges Corm chiffre à plusieurs milliards de dollars la perte pour l'État libanais. Mais, évidemment, de l'autre côté, les investisseurs ont été très bien rémunérés pour leur «soutien moral» à la monnaie nationale.

Dans une étude de mai 2005, Hassan Ayoub et Marc Raffinot, moins «politiques» que Georges Corm, indiquent pour leur part:
La stabilité du taux de change depuis le début des années quatre-vingt dix écarte le risque de renchérissement du remboursement de la dette publique externe. Cependant elle se répercute sur la compétitivité des produits libanais. Afin de stabiliser le cours de la monnaie nationale et de lutter contre l’inflation, la Banque du Liban a eu essentiellement recours à une politique des taux d’intérêt réels positifs et élevés. Elle vise également à lutter contre la dollarisation de l’économie libanaise (encouragement à la conversion des dépôts vers la Livre libanaise LL) et à attirer des capitaux étrangers. Cependant, des taux d’intérêt trop élevés sur les bons du trésor canalisent l’essentiel de la liquidité vers le secteur public, au détriment du secteur privé («effet d’éviction»).

En outre, il est nécessaire de préciser que cette propension des banques à accorder des crédits en L.L. au secteur public plutôt qu’au secteur privé résulte également des réticences des entreprises et des particuliers à emprunter en L.L. à un taux d’intérêt très élevé comparativement à l’emprunt en dollars. Cet état de fait compromet incontestablement la contribution du système financier au financement de l’économie nationale. Et il pose la question de sa viabilité.
Bref, le coût de la dette a été gonflé par les politiques économiques et monétaires des deux périodes dirigées par Rafiq Hariri, et cela dans des proportions ahurissantes au début des années 1990. Est-ce simplement la faute à pas de chance? Ou faut-il prendre pour réponse cette phrase énigmatique de Charvel Nahas:
La répétition des tragédies ne doit-elle pas suggérer qu’elles ont lieu, non pas du fait d’un complot interminable et malgré la volonté des protagonistes locaux, mais au contraire du fait de leur volonté profonde. Encore faut-il pouvoir la déchiffrer et la révéler.
Car nous le verrons plus tard, l'explosion de la dette n'est pas la première «tragédie» économique qui, en ruinant la population libanaise, enrichit considérablement une petite élite.

De façon à créer cette dette, il faut aussi noter que les déficits budgétaires étaient constants, avec une faiblesse assez sidérante des rentrées fiscales. Georges Corm:
Pour compléter ce tableau des politiques de la reconstruction, il faut mentionner le fait qu’en 1994, le gouvernement abaisse drastiquement le niveau de l’impôt sur le revenu dont la progressivité est ramenée de 2% à 10%, cependant que les revenus du capital ne sont taxés qu’à 5%, que les plus values foncières et financières sont exonérées et que la retenue à la source sur les intérêts des dépôts bancaires ou les intérêts sur la dette en livre sont exonérés de tout impôt. À la différence de ce qui se fait après toutes les guerres, aucun prélèvement fiscal ou quasi-fiscal exceptionnel n’a été opéré par l’État à la fin de la guerre pour permettre de faire face aux charges exceptionnelles que cette dernière entraîne au titre de la reconstruction des infrastructures publiques, des capacités de production du secteur privé, des pensions à verser aux victimes de guerre.
La tranche maximale d'imposition ne passe à 20% qu'en 1999, et la TVA n'est introduite qu'au début des années 2000.

Faut-il s'étonner que le généreux Rafiq Hariri n'aide pas que ses amis. Il s'aide aussi lui-même: la famille Hariri est l'heureuse propriétaire du Groupe Méditerranée, qui compte quatre banques – la Banque de la Méditerranée, la Saudi Lebanese Bank, la Allied Bank et la Banque de la Méditerranée Suisse. Fouad Sanioura, qui était le ministre des finances de Rafiq Hariri pendant toutes ces glorieuses années de creusement de la dette, dirigeait ce groupe bancaire. Il est par ailleurs membre du conseil d'administration de la Arab Bank. Depuis qu'il est Premier ministre, il est remplacé par Mohammed Ahmed Moukhtar Hariri à la tête du groupe Méditerranée.

Résumé des épisodes précédents. L'État libanais, dont le Premier ministre est Rafiq Hariri, passe commande pour de pharaoniques travaux de «reconstruction». Le prestataire de ces travaux, qui surfacture allègrement, est l'entrepreneur du BTP Rafiq Hariri. L'État libanais décide d'emprunter de l'argent pour payer ces travaux; pour cela, il rémunère à des taux extravagants le secteur bancaire libanais, dont un des fleurons est le groupe bancaire de Rafiq Hariri. Enfin, pour être certain que l'État libanais sera obligé de s'endetter, le Premier ministre Rafiq Hariri décide qu'il ne paiera lui-même pas plus de 10% d'impôts sur le revenu, et que ses bénéfices industriels et bancaires seront quasiment exemptés d'impôt.

Est-ce que ça n'est pas génial?

Bien sûr, autour de Rafiq Hariri gravite toute une nomenclature politico-affairiste qui profite également du système. Et, rappelons-le encore une fois, le ministre de l'Économie qui a réalisé ces exploits était Fouad Sanioura.

J'invite vraiment le lecteur à consulter l'étude de Charbel Nahas, déjà cité, c'est tout à fait passionnant. Parmi les multiples éléments donnant à réfléchir, il y a en début de texte un exposé de «Repères de l'histoire financière». On verra que des événements économiques que l'immense majorité des Libanais considèrent comme des catastrophes personnelles (et nationales) étaient, déjà, une bonne affaire pour quelques uns.

Ainsi de la terrible chute de la Livre:
L’effondrement de l’État libanais en 1984-1985 a été rapidement suivi de l’effondrement de la monnaie nationale. Les causes habituellement invoquées (déficits publics et achats d’armes) pour expliquer cet effondrement ne sont pas pleinement convaincantes, le niveau de couverture de la masse monétaire en livres restait tout à fait honorable et la masse des déposants n’avait pas encore acquis le réflexe dollar. Les sorties de capitaux, dont ceux rentrés en masse durant les deux années précédentes, y sont certainement pour beaucoup. La crise de liquidité a trouvé un exutoire commode dans la dégringolade de la Livre. Elle a permis d’éponger les déficits et les pertes accumulés, ce qui a sauvé le secteur financier d’une crise grave. Les transferts de richesse qui se sont opérés à cette occasion ont été massifs. De larges couches de la population ne s’en relèveront pas.

[...]
En 1992, et suite à des soubresauts sur le marché des changes qui ont fait passer le cours de la Livre de 840 Livres pour un dollar à près du double, une nouvelle phase s’est ouverte. Une manipulation financière majeure, dont les preuves directes ne sont pas accessibles mais qui est clairement repérable à travers les indicateurs indirects disponibles, a permis d’amplifier, dans un deuxième temps, la dévaluation de la Livre pour pouvoir ensuite la stabiliser à partir d’un cours notoirement inférieur et avec des niveaux d’intérêts notoirement supérieurs à l’équilibre du marché. Ainsi dopée, la stabilisation de la Livre permettait de claironner une victoire éclatante en l’attribuant à un sursaut de confiance en Rafiq Hariri, elle permettait aussi d’engranger des profits considérables au détriment du Trésor public, l’afflux des capitaux ainsi attirés permettait enfin de lancer un train inaccoutumé de dépenses publiques.

[...]

En septembre 1995, [...] une flambée généreuse des intérêts longs a pu appâter les banques et attirer le placement de capitaux flottants qui, au prix d’un déficit budgétaire record et d’un alourdissement de la dette publique, a permis de trouver un sursis au système.

Au début de 1997, la situation de 1995 se reproduisait point par point, mais à des niveaux plus graves. D’autant plus que les indicateurs macro-économiques ne permettaient plus de continuer sur la lancée et l’année 1998 devait être une année d’austérité pour répondre aux pressions fermes mais discrètes des instances internationales. Il n’était plus possible de continuer suivant les mêmes techniques. Il fallait innover. C’est ce qui fut fait.

L’apparence du jeu a été conservée mais la configuration des joueurs a changé. Les banques libanaises, ou du moins la plupart d’entre elles, ont consenti, contre des avantages considérables en termes de bénéfices, à assumer le risque croissant de l’Etat, non plus en Livres et aux frais des déposants, mais en vrais dollars, elles acceptaient de se placer en première ligne en cas de crise. [...] Cela a permis au jeu dollar-livre de continuer à assurer au Trésor le financement de ses besoins croissants, et aux détenteurs de capitaux des rémunérations réelles alléchantes, face à un risque techniquement limité.

L'ensemble du texte de Charbel Nahas est très intéressant, souvent technique. Le système de prédation sur l'économie libanaise réalisée par sa classe dirigeante est décrit en conclusion, comme «une spécificité dont l'intérêt est d'être générique»:

Le Liban est progressivement entré dans une économie où la domination revient à la rente. Mais la rente, étant par nature une relation parasitaire, ne constitue pas un mode de production ou un système économique. Elle correspond en réalité à un mode de pouvoir, elle est même probablement le plus ancien et le mieux enraciné des modes de pouvoir.
Voilà qui nous servira de conclusion.

25 janvier 2007

Le gouvernement mène le Liban à la guerre civile

Suivre les informations depuis la France est assez déprimant: nos médias traitent les affrontements inter-libanais comme s'ils tombaient du ciel: des événements apparemment dus à la faute à pas de chance ou à la passion arabe pour la guerre tribale.

Hier, Hassan Nasrallah dénonçait le gouvernement Saniora comme «un gouvernement de milices», affirmant ce que chacun sait et pouvait constater de visu. Mais pour les médias occidentaux, il semble plus judicieux de prétendre que l'«escalade» est un coup du sort. Et si elle a une origine, c'est évidemment à cause de «l'escalade» du Hezbollah. Il faut pour cela prétendre que les émeutiers, lorsqu'ils sont contre l'opposition (pour le gouvernement), sont le fruit de manifestations spontanées d'un légitime ras-le-bol et ne jamais évoquer la possibilité qu'il s'agisse de groupes organisés envoyés sciemment par les dirigeants politiques proches du pouvoir pour briser la grève dans la violence.

On pourra ainsi ricaner en constatant comment Libération couvre les affrontements autour de l'Université arabe de Beyrouth (BAU).

La capitale s'est embrasée après une banale dispute entre étudiants pro et anti-gouvernement à l'Université arabe de Beyrouth, dans le quartier sunnite de Tariq Jadidé, à quelques centaines de mètres de la banlieue chiite. La bagarre entre jeunes tourne au combat de rues quand des habitants des alentours viennent, munis de bâtons, de pierres, et pour certains d'armes à feu, soutenir leurs camps respectifs. «Nous sommes là pour protéger notre quartier» , explique Oussama, partisan du Courant du futur, le parti du député sunnite Saad Hariri. Tandis que les étudiants sont bloqués dans l'université, l'armée s'interpose et tente de ramener l'ordre. Malgré l'arrivée de blindés et les tirs de semonce, des groupes d'hommes affluent. Ils brûlent des voitures, lancent des cailloux. Le chaos se propage. En moins de trois heures, les confrontations se multiplient dans plusieurs quartiers musulmans de la ville.
Tout est à l'avenant dans les médias d'ici: «Une banale dispute» qui dégénère, et puis des «habitants des alentours» venus «soutenir leurs camps respectifs». Allez, on a bien la mention d'un «partisan du Courant du futur», mais rien de plus.

Pourtant:
– depuis des semaines l'opposition affirme que les milices gouvernementales se réarment;
– depuis des semaines l'opposition affirme que les dirigeants du 14 Mars s'organisent pour créer des affrontements;
– depuis des semaines on sait que le gouvernement, peu confiant dans son armée, a préféré créer une force sécuritaire plus «sûre», carrément qualifiée de «milice» destinée à affronter le Hezbollah par le quotidien Globe and Mail.

Je pense d'ailleurs que, depuis des mois, la «prudence» de l'opposition et la lenteur de ses manœuvres contre le gouvernement, malgré ses moyens de mobilisations populaires énormes, sont largement dictées par la crainte d'une conflagration inter-libanaise, face à des forces gouvernementales extrêmement menaçantes et ostensiblement prêtes à tout.

Les évènements des derniers jours confirment ces soupçons: le gouvernement néo-conservateur au pouvoir au Liban organise et instrumentalise les tensions confessionnelles et arme des milices pour réprimer toute forme d'opposition politique.

Hier matin, Al-Akhbar racontait cette version des faits (évidemment inédite en occident). Les Forces libanaises (le groupuscule d'extrême-droite chrétienne du docteur Geagea, déguisé en parti politique soutenu à bout de bras par le gouverment malgré des scores électoraux résiduels) avaient dépêché 800 membres, armés, pour mener des opérations «musclées» contre les manifestants de l'opposition. Des personnalités politiques des Forces ont usé de leur statut pour transporter, dans leurs propres véhicules, des armes d'une région à l'autre. La police militaire a mené un vaste coup de filet dans le pays, et avait arrêté 132 personnes avant-hier, principalement des membres des Forces libanaises, des membres du Courant du futur de Saad Hariri, ainsi que des membres du Parti socialiste progressiste de Joumblatt, accusés d'avoir profité des événements pour ouvrir le feu sur le rival druze de Joumblatt, Talal Arslan. Les Forces libanaises étaient parfois lourdement armées, profitant d'autorisations de port d'arme obtenues en prétendant appartenir à des services de protection (des gardes du corps du patron de la LBC?). Une enquête spécifique concernerait l'ancien député Farès Souhaid: des véhicules lui appartenant auraient transporté beaucoup trop d'armes pour les besoins de sa protection personnelle, et il aurait conduit des membres des Forces sur place pour un affrontement avec des membres du Courant patriotique libre de Michel Aoun. D'autres responsables et politiques seraient impliqués dans les transports d'armes.

Pour info, Farès Souhaid dénonce aujourd'hui les allégations portées contre lui par Michel Aoun. Il en profite pour défendre ses amis, sans visiblement bien se rendre compte de ce qu'il dit: «Il est absurde qu'Aoun accuse les Forces libanaises d'être une milice armée, alors qu'il considère le Hezbollah, qui détient encore plus de 20000 roquettes, comme un groupe de résistants.» (Donc les FL sont bien une milice armée...) Sur son propre site, il raconte comment, alors qu'il se promenait paisiblement en voiture avec ses amis, avec l'idée balnéaire et printanière de faire lever le barrage d'une route le long de la côté en apportant son «soutien moral» à l'armée libanaise, cette dernière lui a tiré dessus sans raison (tiens donc?).

Aujourd'hui, une brève de L'Orient-Le Jour confirme que l'armée procède à une vague d'arrestations: «plus de 200 arrestations», «62 personnes à Tripoli et près de 154 personnes sur le reste du territoire». Le quotidien ne donne en revanche aucune indication sur l'appartenance politique des personnes arrêtées (il s'agit en réalité d'une ultra-brève de cinq lignes; on peut supposer que s'il y avait la moindre possibilité que les personnes arrêtées aient été majoritairement des membres d'Amal, du RPL, du parti de Soleimane Frangié ou du PSNS, l'article aurait fait la Une de L'Orient-Le Jour).

Dans son article de Une d'aujourd'hui, Al-Akhbar explique que ce déploiement micilien était destiné à contrecarrer la grève de mardi. En quelques heures, des douzaines de forces armées se sont déployées dans la capitale, principalement des membres du Courant du futur (Hariri) et du Parti socialiste progressiste (Joumblatt) et ont ouvert le feu sur les opposants, et mis le feu à des voitures et aux bureaux du PSNS, ce qui a mené à la mort de 3 personnes et en a blessé 250 autres. Environ 20 militaires de l'armée libanaise ont été blessés. Les supporters de Joumblatt ont organisé des distributions de grandes quantités d'armes et se sont habillés en noir pour donner l'impression d'appartenir au Hezbollah et au mouvement Amal. Hier, autour de l'université arabe de Beyrouth, des snipers «civils» étaient installés sur les toits. Il se pourrait qu'un nombre restreint d'agitateurs traverse les quartiers pour provoquer des heurs, tirer des coups de feu, transformant Beyrouth en ville fantôme et contribuant à ce que de nombreuses rumeurs circulent. L'armée confirme qu'elle continue à pratiquer des rafles contre des groupes organisés et armés, et à démanteler des entrepôts d'armes.

Même Robert Fisk, pourtant devenu parfaitement partial depuis la mort de Hariri, admet la présence des milices pro-gouvernementales:
[La violence] est certainement venue de la milice Amal [alliée du Hezbollah], mais des supporters du gouvernement, musulmans sunnites, étant engagés dans des affrontements à l'arme à feu à Tripoli – ils se sont poursuivis hier [mercredi] – et les jeunes des Forces libanaises de Samir Geagea, un ancien milicien assassin qui soutient le gouvernement, participaient à des batailles de pierres avec d'autres chrétiens maronites.
Revenant sur les affrontements à l'Université arabe de Beyrouth, L'Orient-Le Jour aujourd'hui est bien obligé de donner la version des faits de «Hussein Rahal, porte-parole du Hezbollah», parce que sa remarque sur la présence de snipers juchés sur les toits au milieu d'un quartier sunnite peut difficilement être balayée...:
Selon lui, «les coups de feu provenaient des appartements de la région et des toits, tirés par des francs-tireurs». Or «quelle est l’appartenance politique des habitants de ces régions?» s’est-il demandé, indiquant qu’il était convaincu que les responsables des tirs appartiennent aux forces de la majorité, notamment «le Courant du futur et le Parti socialiste progressiste».
Et vous connaissez la meilleure? Le 14 Mars se félicite publiquement de son intervention contre les manifestations par des moyens paramilitaires «parallèlement à l’action des autorités légales» et annonce qu'elle recommencera à la prochaine occasion. C'est dans L'Orient-Le Jour aujourd'hui, c'est au-delà du cynique, et évidemment les Occidentaux vont faire semblant de ne pas comprendre:
Le comité de suivi de l’alliance du 14 Mars a tenu hier matin une réunion à la résidence du président du conseil exécutif des Forces libanaises, Samir Geagea, à Bzommar, près de Harissa.

À l’issue des débats, qui ont porté sur les événements survenus mardi dernier, le comité de suivi des forces du 14 Mars a publié un communiqué invitant notamment le peuple libanais à «se tenir constamment prêt à faire face à toute nouvelle tentative de coup de force de manière à mettre en échec de telles tentatives, parallèlement à l’action des autorités légales militaires et sécuritaires visant à assumer leurs responsabilités dans le rétablissement de la paix civile et la stabilité interne».

Le communiqué commence par rendre hommage au peuple libanais qui a «mis en échec la nouvelle tentative de coup de force planifié par le Hezbollah et dont le principal théâtre d’opérations devait être la scène chrétienne, avant de s’étendre aux autres régions».

Ajout du 31 janvier: je viens de découvrir une traduction en anglais du présent billet.

17 janvier 2007

Quels sont ces 10 pays qui ne collaborent pas correctement à l'enquête internationale?

Le dernier rapport de Serge Brammertz, remis le 12 décembre dernier, n'a pas été beaucoup commenté dans la presse occidentale. À l'inverse, son paragraphe numéroté 103 de ce rapport a été abondamment relayé par une partie de la presse arabe, et a provoqué cette semaine un incident à l'ONU.

Voici la teneur de ce paragraphe extrait du rapport Brammertz (l'intégralité du rapport, en anglais, est disponible sur le site Ya Libnan):

103. Si la plupart des États ont répondu positivement aux demandes de la Commission d'enquête et l'ont activement assistée dans son travail, notamment en facilitant les entrevues avec les témoins et en fournissant d'autres aides et informations, certains États ont fourni des réponses tardives ou incomplètes, ou n'ont pas du tout répondu. À la fin de la période couverte par ce rapport, les réponses à 22 demandes envoyées à 10 États-membres différents n'ont pas été fournies à temps. Le manque de répondant de certain États a de sérieuses conséquences en termes de délai de travail pour la Commission et de progrès de l'enquête. Considérant la nature cruciale des informations qu'elle cherche à obtenir de la part des États et la période de temps limitée dont elle dispose pour parvenir aux objectifs de l'enquête, la Commission est confiante dans le fait qu'elle obtiendra une coopération complète et rapide de tous les États durant la période du prochain rapport.
Certains médias ont fait semblant d'y lire une accusation contre la Syrie. Cependant, les paragraphes qui précèdent, dans le même rapport Brammertz, font explicitement référence à la Syrie (paragraphes 98 à 101). On peut ainsi lire:
98. Conformément aux exigences faites à la République arabe syrienne, telles que formulées par les résolutions 1636 (2005) et 1644 (2005) et par l'accord établi entre la Commission et la Syrie cette année, la coopération de la Syrie avec le Commission demeure opportune et efficace.
ou encore:
101. Tous les activités d'enquête de la Commission ont été mises à disposition par la Syrie en accord avec les demandes que la Commission avaient envoyées aux autorités durant la période couverte par le présent rapport, et la Commission est satisfaite de la diligence avec laquelle elles ont été réalisées, et avec le soutien logistique et sécuritaire apportés à ces activités. Le niveau d'assistance fourni par la Syrie durant cette période a été généralement satisfaisant. Le Commission continue de demander la coopération complète de la Syrie, ce qui reste un point crucial à la réussite rapide de son travail.
Il ne s'agit évidemment pas ici de faire la promotion de l'efficacité des services sécuritaires syriens (hum...) en reproduisant ces extraits du rapport. Cependant, ils sont nécessaires pour bien comprendre que, contrairement à certains allégations, le paragraphe 103 dénonçant la mauvaise volonté d'une dizaine d'États n'évoque absolument pas la Syrie.

Et on s'en doute, si ça n'est la Syrie, chacun se demande quels peuvent bien être ces 10 pays.

Une semaine après la publication du rapport, Ibrahim Al-Amine racontait dans Al-Akhbar comment l'ancien enquêteur, Detlev Mehlis, avait souhaité s'exprimer publiquement sur le rapport de son successeur (notamment chez May Chidiac sur la LBC), et quel bazar cela avait provoqué. Il expliquait alors que cet antagonisme entre les deux hommes se doublait d'une mauvaise volonté du gouvernement allemand à soutenir l'actuelle enquête. D'où, selon lui, la mention du paragraphe 103. Je livrais ici aux lecteurs non-arabophones un compte-rendu de l'article d'Al-Akhbar.

L'affaire a depuis rebondit, et c'est la Russie qui a souhaité, la semaine dernière à l'ONU, que Serge Brammertz révèle dans son prochain rapport le nom de ces dix pays dont la coopération est jugée insuffisante. L'article du Daily Star qui raconte l'agitation onusienne est assez savoureux; où l'on constatera que la France et les États-Unis souhaitent entendre la vérité, rien que la vérité, mais pas toute la vérité. Signalons que, si Al-Akhbar est un quotidien proche de l'opposition, le Daily Star ne l'est pas (il s'agit d'un quotidien libanais anglophone vendu comme supplément local à l'International Herald Tribune – j'aurais tendance à le trouver totalement inintéressant, mais c'est beaucoup plus supportable que L'Orient-Le Jour, et il y a chaque jour une belle épaisseur de papier, idéale pour accompagner un bon narguilé en fin de matinée au café Chatila).
Les États-Unis et la France bloquent la demande russe d'identifier les États qui résistent à l'enquête Hariri

La Russie s'est trouvée confrontée à la France, aux États-Unis et à d'autres membres du Conseil de sécurité quand elle a cherché à demander au chef des inspecteurs de la Commission d'enquête sur l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais qu'il révèle le nom des dix pays qui n'ont pas satisfait à ses demandes.

L'ambassadeur russe à l'ONU, Vitaly Churkin, a déclaré mardi qu'il était de la responsabilité du Conseil de sécurité de s'assurer que tous les pays coopèrent avec l'enquête sur l'assassinat de Rafiq Hariri.

Mais la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres pays ont soutenu la position de l'enquêteur en chef Serge Brammertz, qui ne veut pas que les noms de ces pays soient révélés en ce moment, ont raconté des diplomates du Conseil.

La Russie s'oppose habituellement au dévoilement nominatif et à l'humiliation des pays, mais Churkin a demandé si, le Conseil s'étant «si fermement» focalisé sur un seul pays – la Syrie – «pourquoi devrions-nous totalement ignorer, ou même ne pas chercher à savoir – qui sont ces pays?»

L'ambassadeur de Syrie à l'ONU, Bashar Jaafari, a pointé du doigt la France, initiateur avec les États-Unis pour obtenir que le Conseil de sécurité adopte l'enquête Hariri, l'accusant de bloquer la demande à Brammertz.

«L'initiative russe va dans la logique de la recherche de la vérité», a déclaré Jaafari.

Mardi dernier, Churkin a déclaré: «Je crois que nous sommes très proches d'un compromis sur cette question.»

La Russie a proposé un compromis, a-t-il ajouté, consistant à demander au Président du Conseil de sécurité – Churkin à partir de janvier – d'envoyer une lettre à Brammertz lui demandant «d'être plus précis lors de son prochain rapport en mars» au sujet des pays ne coopérant pas.

Dans son troisième rapport au Conseil du 13 décembre, Brammertz a déclaré que la coopération de la Syrie avec les enquêteurs «demeure opportune et efficace», tout en critiquant 10 autres pays – qu'il n'a pas identifiés – n'ayant pas répondu à 22 requêtes de la Commission d'enquête internationale.

Un rapport de 2005 par le précédesseur de Brammertz avait impliqué les services de sécurité syriens et libanais dans l'attentat à la voiture piégée du 14 février 2005 qui avait tué Hariri et 21 autres personnes dans le centre de Beyrouth. Chacun des rapports remis au Conseil a abordé la question de la coopération de la Syrie.

S'exprimant devant les journalistes le 18 décembre, Brammertz a expliqué qu'on lui avait demandé plusieurs fois de révéler le nom des 10 pays, mais que «ça n'est pas dans notre intention de le faire».

L'ambassadeur américain par intérim aux Nations unies, Alejandro Wolff, a déclaré que les États-Unis s'opposaient à la manœuvre russe.

«Nous ne pensons pas que ce soit la bonne façon de procéder», a dit Wolff, insistant sur le fait que les États-Unis avaient une «confiance énorme» en Brammertz «et qu'ils soutiendraient toujours sa propre opinion quant à la meilleure façon de l'aider – et de nombreux membres du Conseil partagent ce point de vue.»

La France a expliqué que si Brammertz voulait que le Conseil agisse, il peut le demander aux membres à tout moment, mais que le Conseil ne devrait pas interférer avant qu'il ne demande de l'aide, une position soutenue par les États-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres, ont expliqué des diplomates du Conseil, s'exprimant anonymement parce que les consultations étaient terminées.

Interrogé sur le point de savoir s'il avait consulté Brammertz, Churkin a expliqué qu'il ne l'avait pas fait.

«M. Brammertz subit assez de pression sur sa personne sans avoir à supporter des pays qui ne veulent pas coopérer complètement avec lui pour quelque raison que ce soit», a déclaré Churkin. «Ça peut être pour des motifs techniques. Ou pour des motifs non techniques.»

«Nous ne sommes pas en train d'essayer de gérer les détails du processus… mais il ne devrait pas être en train de devoir forcer les États à collaborer avec les exigences des résolutions du Conseil de sécurité», a dit Churkin. «Une délégation sera en train d'observer sa position… et nous serons également en train de réfléchir à une solution pour résoudre ce point spécifique.»
Le 12 janvier, Al-Akhbar publiait un nouvel article (pour rappel, on pourra lire un compte-rendu d'un premier article sur ce sujet sur ce blog), où il affirme révéler le nom de 9 pays ne collaborant pas correctement à l'enquête. Évidemment, le lecteur méfiant pourra trouver que cela a des airs de «conspiration internationale» mais, rappelons-le, c'est bien Serge Brammertz qui a dénoncé dans son rapport le manque de coopération d'une dizaine de pays, indiquant que cela avait de sérieuses conséquences sur le déroulement de l'enquête. De plus, les récentes manœuvres au Conseil de sécurité ne prouvent certes pas les affirmations d'Al-Akhbar, mais il est évident qu'un «dévoilement» (prétendu ou avéré) sera d'autant mieux reçu par les lecteurs qu'il survient juste après ce qui est perçu comme une tentative de dissimulation.

Voici un compte-rendu de la partie de l'article d'Al-Akhbar qui dresse la liste de ces pays (le début raconte l'épisode de l'ONU).
Selon nos informations, les noms des pays et les raisons pour lesquelles ces pays n'ont pas répondu aux requêtes des enqêteurs sont les suivants.

1. Les États-Unis, dont on pense qu'ils détiennent de nombreuses informations relevant du renseignement de haute technologie. Les images-satellite à leur disposition ne sont pas arrivées à la Commission d'enquête.

2. Israël, à qui l'on a demandé de fournir les rapports des vols de reconnaissance militaire réalisés dans les heures qui ont suivi ou précédé l'assassinat de Hariri ou d'autres crimes.

3. La France, qui refuse toujours de livrer le témoin Mohammed Zuhair Siddiq à la Commission ou au gouvernement libanais, et a empêché qu'il soit interrogé hors de leur contrôle et qu'il quitte le territoire français.

4. L'Allemagne, qui a refusé de livrer à l'actuelle Commission d'enquête des informations issues de réseaux de renseignement privés, informations réunies par l'équipe précédente dirigée par Mehlis et son bras droit Gerhard Lehman, ainsi que des rapports sur des témoignages obtenus par cette équipe. Le gouvernement a aussi refusé de fournir des enquêteurs spécialisés, nécessaires à Brammertz pour réaliser son travail, en plus de faire jouer la couverture diplomatique de Lehmann, empêchant ainsi la Commission de l'interroger et d'enquêter sur les accusations que porte contre lui le major-général Jamil As-Sayyed, à propos des accords et des négociations secrètes menés avant et après l'arrestation d'As-Sayyed, tractations dont on a trouvé la trace sur le CD-Rom de la Commission internationale et des autorités libanaises. Par ailleurs Mehlis comme Lehmann sont prêts à témoigner devant le tribunal international, mais pas à témoigner devant la Commission d'enquête actuelle.

5. L'Australie, qui n'a pas rendu tous les rapports des laboratoires d'études médico-légales et sur les enquêtes impliquant six Libanais, initialement suspectés dans l'enquête libanaise, et les échantillons d'explosif relevés sur les sièges de l'avion qu'ils ont emprunté immédiatement après l'explosion; cette version des faits fut par la suite démentie, et on affirma que leur visite au Liban n'avait eu lieu qu'au retour de leur pélerinage à la Mecque, sachant cependant qu'un rapport est arrivé au Liban quelques jours après une première requête et qu'il a été caché, ou bien ses résultats négligés, dans l'enquête menée par la Commission Mehlis.

6. L'Arabie Séoudite, qui n'a pas fourni d'informations exploitables pour savoir si ces six personnes avaient bien fait leur pélerinage, et comment ces personnes étaient entrées ou sorties sur royaume ainsi que tout autre relatif. De plus, le dossier d'un des six personnages arrêtés sous l'accusation d'appartenir à Al Qaeda, dont il se dit que des enquêteurs saoudiens l'ont interrogé dans son lieu de détention au Liban avant que la Commission d'enquête n'obtienne le rapport sur l'enquête sur un groupe de 13 personnes, dont il s'est avéré que certaines étaient en relation avec Ahmed Abou Adass et Khaled Taha, dont on a perdu toute trace. Il se dit qu'il allait être arrêté, mais qu'il a rejoint le camp d'Ein el-Hilweh et qu'on l'a exfiltré vers l'Irak.

7. Le Koweit, qui a empêché le contre-interrogatoire de l'éditeur en chef du Arab Times, Ahmed Al-Jarallah, dont le journal avait publié des informations en profusion sur l'enquête dans sa phase initiale, et dont la plupart ont été répétées ultérieurement par des témoins, notamment par Mohammed Zuhair Siddiq et d'importants politiciens libanais et des membres du gouvernement.

8. Les Émirats arabes unis, qui n'ont pas fourni toutes les informations sur les trafiquants d'armes et d'explosifs et sur le trajet du van Mitsubishi, que les services de sécurité japonais ont déclaré volé et envoyé dans l'Émirat de Sharjah des Émirats arabes unis, puis les histoires contradictoires sur le reste du périble se sont multipliées. Le service d'information des Forces de sécurité intérieure a affirmé auprès des commissions d'enquête libanaise et internationale qu'il existe des papiers de douane et des informations certifiées indiquant que le véhicule est entré au Liban en passant une frontière avec la Syrie.

9. Le Brésil, qui n'a pas fourni d'informations sur les détails de l'enquête menée contre Rana Koleilat, détenue là-bas, au sujet de la banque Al-Madina et du rapport de ces affaires avec l'assassinat.
Quelques commentaires.

1. Tout d'abord, l'origine de la «polémique» n'est pas une élucubration d'un journal proche de l'opposition libanaise (et encore moins un billet du présent blog daté du 24 décembre dernier), mais un paragraphe étonnant du dernier rapport de Serge Bremmertz. L'homme est sans doute intelligent, connaît l'importance de son enquête (élément vital qui peut décider de la guerre et de la paix entre nations, ou à l'intérieur d'une nation), sait que ses rapports sont disséqués par toutes les parties pour tenter d'en tirer des conclusions politiques... et il dénonce dans un paragraphe uniquement consacré à cet effet l'absence de réponse à 22 de ses requêtes par 10 pays... en refusant de les citer. Faut-il vraiment s'étonner que ce passage provoque des interrogations vives et bruyantes dans la presse arabe?

2. Évidemment, l'action de la Russie la semaine dernière au Conseil de sécurité a des motifs politiques propres. Mais, sachant que les Russes eux-mêmes ne sont pas des imbéciles, et connaissant les liens qu'ils tissent au Moyen-Orient (très différents, voir opposés à ceux des Occidentaux), on peut supposer qu'ils n'iraient pas lancer une telle revendication si, pour leur clouer le bec, il suffisait de sortir une liste de dix pays proches de leurs intérêts. On peut donc suspecter que, dans leurs propres analyses (sans même aller jusqu'à imaginer qu'ils aient leurs propres «sources»...), la liste des pays incriminés, telle qu'ils se la représentent, ne doit pas contenir beaucoup de leurs propres alliés.

3. Un point important de la liste d'Al-Akhbar est qu'elle renvoit à des éléments présents dans le rapport Mehlis. Certes, personne n'a lu ce rapport en Occident; mais dans le monde arabe, il l'a été, et avec attention. Tous les éléments exposés par Al-Akhbar «sonnent vrai» pour les lecteurs arabes, parce qu'ils renvoient à des éléments qu'ils ont lu, à l'époque, dans le fameux rapport Mehlis, là où un lecteur occidental aurait tendance à n'y lire qu'une n-ième théorie du complot sans fondements (lecteur qui doit bien se demander, par exemple, pourquoi on lui parle de cette «Rana Koleilat» dont il n'a rigoureusement jamais entendu parler auparavant).

4. Le lecteur aura également remarqué que cette liste désigne, pour la plupart, les membres du club des «usual suspects» du monde arabe. De fait, là où le paragraphe de Brammertz indique seulement des difficultés avec 10 pays, le texte d'Al-Akhbar fournit une explication qui apparaîtra cohérente à ses lecteurs; ce qui, j'en conviens, n'est pas une preuve non plus, mais il importe de comprendre le poids de cet article au Liban.

5. Par les points évoqués, qui renvoient à nombre de «preuves» du rapport Mehlis, l'article contribue au travail de sape contre l'enquêteur allemand dont l'enquête est, depuis belle lurette et dans une large partie de l'opinion, considérée comme totalement biaisée. Dénoncer la non-coopération sur des points précis de son rapport permet ainsi de donner un angle «scientifique» à une critique jusque là essentiellement politique: si même les rapports d'expertise médico-légale sont cachés au fond d'un tiroir...

6. Pour le pinailleur du forum, je prends les devants: oui, Brammertz a écrit «10 États», et Al-Akhbar en a donné 9. Et 9, ça n'a jamais fait 10. Même au Liban.

04 janvier 2007

Apprenez à reconnaître les uniformes

Chacun sait désormais que le gouvernement Saniora aime son armée et qu'il est fier qu'elle ait pris le contrôle du Sud. On sait aussi que les Occidentaux subventionnent les Forces de sécurité intérieure du gouvernement, chargées de défendre la démocratie à Beyrouth.

Ce qu'on sait moins, c'est que quand un défenseur de la démocratie libanaise (siglé FSI) passe à proximité d'un autre défenseur de la démocratie libanaise (siglé «watani»), ils s'échangent confraternellement des coups de crosse. C'était ce matin dans Al-Akhbar: même l'armée n'est pas très fana de la milice Hariri.

Accrochage entre les forces de sécurité intérieure et l'armée près du siège du gouvernement

C'est le premier incident de ce genre qui est survenu hier près du siège du Gouvernement, entre des membres de l'armée libanaise et des membres des Force de sécurité intérieure (FSI), la nuit dernière à 20h30, incident durant lequel des coups de crosse ont été échangés, causant des ecchymoses à des membres des FSI, et se concluant par une convocation immédiate des chefs de la sécurité et la prise de mesures destinées à éviter que cela se produise à nouveau.

L'incident est survenu tandis qu'environ 400 étudiants de différents partis arméniens manifestaient à l'entrée du siège du gouvernement, près de la tour Murr, du quartier des ambassades et de l'Évêché arménien de Beyrouth, pour protester contre la venue du Premier ministre turc Radjab Tayeb Erdogan au Liban, qui dînait avec M. Saniora; pendant que les FSI repoussaient les manifestants pour les empêcher de s'approcher des barbelés, certains membres des FSI du peloton chargé de la sécurité autour de la tour Murr ont empiété sur une zone du ressort de l'armée libanaise, ce qui a provoqué un accrochage entre les deux forces, accompagné d'une bousculade et d'un échange de coups de crosse de fusil, des cris ont retenti dans le secteur, parvenant aux oreilles des manifestants que les organisateurs se sont empressés d'éloigner par bus dès qu'est survenu l'incident.

02 janvier 2007

15 mai 1948, Le Monde salue «La résurrection de l'État juif»

Je viens de remettre la main dessus: La Une, Le Monde, 1944-1996. L'extrait qui suit n'est pas un document historique indispensable, mais cela pourra intéresser quelques lecteurs: il s'agit de la colonne «Bulletin de l'étranger» publiée en première page du quotidien Le Monde daté du 16-17 mai 1948. Le bulletin, lui est daté du 15 mai.

Le titre de Une, qui jouxte ce billet, est «L'État d'Israël proclamé cette nuit est aussitôt reconnu par Washington».

Clairement, il ne faut pas prendre ce texte pour un exposé historique: c'est un commentaire journalistique contemporain de l'événement en question.

Paris, 15 mai 1948
Bulletin de l'étranger
La résurrection de l'État juif

Après deux mille ans d'exil le peuple juif retrouve son indépendance dans le pays de ses ancêtres. L'événement réalise tout d'un coup devant nos yeux un chapitre nouveau de l'Histoire sainte qui apparente notre ère matérialiste aux temps bibliques.

Le nouvel État d'Israël a été conçu de sueur, de sang et de larmes. Autant que les exploits des combattants de la Haganah ou des exaltés de l'Irgoun, la souffrance des six millions de d'Israélites immolés par le nazisme a concouru à lui donner le jour.

L'enfantement lui-même s'est produit dans une confusion invraisemblable. Le 29 novembre 1947, les Nations unies, votant le plan de partage de la Palestine, envisageaient la création d'un État juif; deux jours plus tard leur quasi-totalité se dérobait devant la responsabilité de leur acte. Jusqu'à la onzième heure le partage a été combattu sur place par la Grande-Bretagne.

Mais l'attitude en apparence la plus incohérente a été, il faut le dire, celle des États-Unis, qui, principaux champions du partage, ont fait amende honorable, hésité, proposé jusqu'à hier encore une dizaine de solutions contradictoires, pour enfin se résoudre à une décision sensationnelle, qui surprit les Juifs eux-mêmes: la reconnaissance «de facto» du nouvel État.

Pourtant la décision américaine est moins surprenante qu'on ne le pense à première vue. Depuis la nomination du général Hilldring à la direction des affaires palestiniennes, il était possible de prévoir que la diplomatie américaine penchait de nouveau à reconnaître l'État de fait créé par les succès juifs en Palestine.

En réalité, deux facteurs essentiels paraissent avoir dicté la décision de Washington.

L'U.R.S.S. et ses satellites ont à plusieurs reprises laissé entendre que l'État juif serait reconnu par eux dès sa création. Pour des raisons de politique intérieure américaine, le président Truman ne pouvait se laisser devancer par la reconnaissance soviétique. Ses hésitations lui avaient valu de sévères critiques, et notamment l'échec électoral de Bronx. Sur le plan international, rien n'aurait pu empêcher les Juifs de Palestine de faire appel, pour la protection de leur nouvel État, à l'aide soviétique, dans le cadre parfaitement légal de la décision de l'O.N.U.

Quoi qu'il en soit, la reconnaissance des États-Unis a gagné de vitesse celle des l'U.R.S.S.

Les Juifs, à coup sûr, ne s'en plaindront pas. Leur État est maintenant assuré de l'appui des Deux Grands et, partant, de presque toutes les Nations unies.

Devant les dirigeants sionistes les tâches sont immenses.

Il importe d'abord qu'ils organisent leur État. Le flot de réfugiés prêt à déferler sur la Terre sainte doit être canalisé, réduit, étalé sur de longues années à venir. Ce fait à lui seul réserve de sérieuses difficultés à l'État d'Israël. Le territoire de celui-ci devra en outre être aménagé en vue de subvenir aux besoins de ses habitants. L'industrie sioniste, frappée en plein essor par les troubles de ces dernières années, a, en plus, perdu la plupart de ses débouchés, c'est-à-dire les marchés arabes.

Et précisément la tâche essentielle du gouvernement juif est de trouver un «modus vivendi» avec ses voisins.

Pour l'instant les hostilités sont ouvertes. Les armées arabes ont, selon les dernières dépêches, franchi la frontière palestinienne. La rencontre est à première vue inévitable. À moins que les arabes n'opèrent un freinage de dernière heure, qui permettrait au roi de Transjordanie de constituer l'unité arabe sur les anciens territoires promis à sa famille. La «Grande Jordanie» est déjà virtuellement réalisée, la Légion arabe occupe tous le points stratégiques de la Palestine arabe. Il est probable que le roi Abdallah hésitera à compromettre tant d'avantages sur un coup de dés. Un accord avec les Juifs lui paraîtra sans doute préférable.

De toute façon, sur ce plan également, l'événement est lourd de conséquences. La baudruche du panarabisme, un peu gonflée par la Grande-Bretagne, a été crevée. Quelle que soit l'issu du conflit, les États arabes sont maintenant placés devant leurs responsabilités. La Ligue arabe n'a pas eu jusqu'à ce jour une seule réalisation d'ordre social à son actif. Au lieu de chercher en Palestine ou en Afrique du Nord un dérivatif aux mécontentements de la masse arabe, ses dirigeants vont se voir contraints par le développement de la situation en Palestine à envisager des réformes et une amélioration du niveau de vie en Proche-Orient.

Aux uns comme aux autres, l'aide des Nations unies est nécessaire. L'O.N.U., dont le rôle en l'occurrence n'a pas été brillant, peut trouver là une occasion inespérée de se racheter. De toute façon, pour la première fois, et bien malgré elle, une de ses décisions a enfin été appliquée.

L'Amérique financerait de vieux amis syriens

On peut lire le paragraphe suivant au détour d'un article d'Adam Zagorin évoquant la fuite d'un document selon lequel l'administration Bush se prépare à «subventionner» l'opposition syrienne (en contournant – peut-être? – les contrôles auxquels l'administration américaine est soumise en matière d'actions spéciales). C'était dans Time Magazine le 19 décembre: «La Syrie dans le colimateur de Bush».

Le document indique qu'une partie de l'opération passerait par une fondation gérée par Amar Abdulhamid, membre basé à Washington d'un groupe chapeautant l'opposition syrienne connu sous le nom de Front de salut national (National Salvation Front, NSF). Le Front comprend, dans ses rangs, les Frères musulmans, une organisation islamiste qui a prêché pendant des décennies le renversement violent du gouvernement syrien, mais qui dit désormais vouloir une réforme démocratique et pacifique. (En Syrie, cependant, l'appartenance à la Fraternité est toujous passible de la peine de mort.) Un autre membre du Front est Abdel Halim Khaddam, ancien officiel syrien de haut rang et loyaliste de la famille Assad qui est récemment parti en exil après un clash politique avec le régime. Des représentants du Front de salut national, dont Abdulhamid, ont été reçus en audience par deux fois en début d'année à la Maison blanche, laquelle a décrit ces rencontre comme exploratoires. Depuis, le Front a annoncé son intention d'ouvrir prochainement un bureau à Washington.
(J'ai évoqué dans mon article sur la Mafiocratie libanaise les liens entre Abdel Halim Khaddam et le clan Hariri.) La BBC résume l'évidence:
En 1984, M. Khaddam a été promu vice-président, et a œuvré à conforter la domination de la Syrie sur le Liban.

Il était perçu comme l'architecte de la politique syrienne controversée de présence militaire et de domination politique sur Beyrouth.
Revenons à l'article de Time Magazine pour cette sympathique précision:
Cependant, pour rendre le plan d'«accompagnement de l'élection» en Syrie efficace, la proposition indique clairement que l'effort américain devra être caché: «Toute information concernant le financement de policiens [syriens] pour l'accompagnement des élections devrait être protégé de toute divulgation publique», indique le document.
Un plan – qui se définit lui-même comme secret – pour financer Abdel Halim Khaddam et les Frères musulmans en Syrie, ça doit être pour cela que la politique américaine est tellement appréciée au Moyen-Orient.

On pourrait cependant voir un intérêt assez pratique à cette fuite, l'article expliquant lui-même:
Toute tentative conduite par les américains de mener un tel effort d'accompagnement de l'élection pourrait rendre le dialogue entre Washington et Damas – tel que celui proposé par l'Iraq Study Group et plusieurs alliés des États-Unis – difficile ou impossible.
C'est donc un article relevant de ce style journalistique assez particulier: la parole performative. J'annonce que la révélation d'une «fuite» rendrait impossible un dialogue avec Damas, j'effectue dans le même temps la révélation de cette «fuite» et – miracle! – cette révélation interfère avec toute possibilité de dialogue avec Damas.

01 janvier 2007

Selon Ma'an, Saniora aurait rencontré Olmert et le prince Bandar en Égypte

J'invite le lecteur a traiter l'information qui suit avec beaucoup de prudence: largement diffusée, elle n'est à ma connaissance confirmée par aucune autre source, et l'origine en est une source anonyme.

Cependant, je pense intéressant de la publier, avec cette mise en garde, car elle est largement connue dans le monde arabe et au Liban, et évidemment les accusations qu'elle comprend rendent la situation politique libanaise particulièrement tendue.

Il s'agit d'une dépêche de l'agence de presse palestinienne en ligne Ma'an, datée du 21 décembre. En voici une traduction.

Béthléhem – Ma'an – L'agence de presse Ma'an a appris qu'une réunion secrète entre le Premier ministre israélien Ehoud Olmert, le Premier ministre Fouad Saniora, le conseil politique du Président égyptien, Osama El Baz et le chef de la Sécurité nationale saoudienne, le Prince Bandar, s'est tenue il y a deux mois, durant la fête de l'Aïd qui suit le Ramadan, à Sharm el Sheikh.

La source de cette information, un spécialiste des affaires israéliennes, a ajouté que la réunion, qui s'est tenue dans la résidence du Président égyptien, a duré cinq heures, durant lesquelles les participants ont discuté de la coordination et de la coopération entre l'Égypte, le royaume d'Arabie saoudite, Israël et ses alliés au Liban, pour faire front contre l'axe Téhéran-Damas et contre la coalition de groupes militants tels que le Hamas, le Hezbollah et le Jihad islamique.

Le Premier ministre israélien aurait déclaré au Premier ministre libanais que la présence internationale au Sud-Liban, et le soutien américain à leurs amis, «ont créé un chemin, le long duquel se trouvent une occasion sans précédent de se débarrasser des alliés de l'Iran et de la Syrie au Liban», a ajouté la source.

La source a confirmé que le Premier ministre Saniora avait déclaré à son homologue israélien que son gouvernement insistait sur le fait d'étendre la loi et l'ordre sur l'intégralité du territoire national, et de démanteler et désarmer toutes les milices, notamment les armes du Hezbollah, et de mettre fin à la présence de tout groupe ou personne qui serait pro-iranien ou pro-syrien.