Le racket de la dette
Une des grandes difficultés des débats au sujet du Liban concerne la mauvaise perception, à mon avis, que l'on a de l'origine de sa dette. Le CADTM (Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde) a ainsi proposé des commentaires qui lient, de manière très nette, la nature odieuse de la dette du Liban à ses périodes de guerre (et notamment à la dernière agression israélienne de l'été dernier):
Désormais, pour se reconstruire, le Liban va encore faire appel aux capitaux étrangers. Cela implique une nouvelle augmentation de la dette et de nouvelles mesures économiques d’ajustement structurel qui la conditionnent. De ce fait, le peuple libanais va devoir payer très cher, dans les années à venir, pour les conséquences de cette guerre infligée par Israël en violation des traités internationaux régissant les relations entre États.Au lendemain de l'assassinat de Rafiq Hariri, on a vu circuler sur l'internet un texte dénonçant la dette comme la conséquence unique d'un racket organisé par les Syriens. La logique me semble assez similaire: sans les Syriens, les Libanais menés par Hariri auraient pu développer une économie digne de la Suisse; sans les Israéliens, sans le Hezbollah, sans...
Cette attitude est fréquente dans les discours libanais (de tous bords). En cela, le discours sur la dette, au Liban, rejoint celui sur la guerre civile. L'économiste Charbel Nahas écrivait ainsi en septembre 2000, dans son étude «Le Liban, dix ans depuis la guerre, des enjeux sans joueurs»:
Un silence pesant s'est installé sur le sujet de la guerre dans son intégralité. Le discours-récit officiel et unifié en a fait un événement exogène et accidentel. [...] Le récit simpliste de la guerre, «guerre des autres sur notre terre», ne s'est imposé que parce qu'il produisait l'effet d'une amnésie disculpatrice, car si c'est bien un récit auquel personne ne croit – mais personne ne croit plus à grand chose – c'est surtout un récit auquel tout le monde a besoin de s'accrocher, car ce non-récit, ce récit vide que l'on sait ou que l'on suppose être le plus grand commun dénominateur, agit comme une sorte d'exorcisme.Ce refus d'aborder la guerre autrement que par l'idée d'une «guerre des autres» a évidemment des conséquences politiques. Politiques, mais aussi sociales et économiques.
[La guerre] a été marquée par l'exacerbation de comportements préexistants qui se perpétuent après sa fin. Elle a, en contrepartie, oblitéré et affaibli des tendances inverses qui auraient pu apporter des solutions alternatives aux causes du conflit. Elle a surtout extirpé, dès leurs racines, les projets antagoniques de société en les culpabilisant collectivement.De manière similaire, la perception d'une dette «imposée par les autres» induit des analyses erronées de la réalité politique libanaise et interdit les projets politiques alternatifs.
Plus généralement, les divers commentaires actuels s'attardent sur le fait que les caisses libanaises seraient vides: on comprend bien qu'il s'agit là d'un pays ruiné, qu'il n'y a plus d'argent, et que la conférence de Paris 3 était la dernière bouée de sauvetage.
Pourtant, il y a beaucoup d'argent au Liban. Il me semble intéressant de signaler à mes lecteurs qu'il y a, au Liban et, dans les poches des Libanais, beaucoup plus d'argent que le montant (pourtant astronomique) de leur dette. Et qui plus, cet argent est dans les banques!
Le PIB du Liban est d'environ 20 milliards de dollars annuels; le montant de la dette est d'environ 40 milliards de dollars. Ça, vous le savez peut-être déjà. Suivez bien, parce que je doute que vous l'entendiez souvent en ce moment: le montant des dépôts dans les banques libanaises est d'environ 65 milliards de dollars, et le montant des réserves de la banque centrale se situe autour de 10 milliards de dollars. Le Liban ne manque pas de liquidités.
Non, je ne fais pas le compte des «biens» de l'État libanais, des entreprises qu'il s'apprête à privatiser, des économies à venir en se débarrassant des fonctionnaires, etc. Je parle d'argent qui se trouve dans les banques libanaises: il y a plus de 60 milliards qui sont placés là.
Autrement dit: l'État libanais est extrêmement pauvre et endetté, mais «le Liban» est riche.
Quand le CADTM écrit: «Cela représentait plus de 6260 dollars par habitant, sans compter la dette interne qui est du même ordre de grandeur, ce qui en fait un des pays les plus endettés au monde par habitant.», il ne prend pas en compte qu'en réalité, «par habitant», le solde est positif.
Évidemment, «le Liban» ne signifie pas «les Libanais» dans leur ensemble. Selon un rapport du Conseil économie et social publié à Beyrouth en 2000, cité par Georges Corm:
Cette situation [de grande inégalité] est confirmée par la statistique de la répartition des dépôts bancaires par importance des dépôts: c'est ainsi que 72% des comptes bancaires ne représentent que 4,3% de la masse des dépôts, cependant que 9,2% des comptes détiennent 82,7% de la masse des dépôts.Un chiffre confirme que cette situation perdure; en novembre dernier, le quotidien Al-Akhbar indiquait que 2% de la population possède 60% des dépôts en banque, «une situation qui n'existe même pas au Brésil, où 18% de la population possède 60% des dépôts».
Ainsi, de manière caricaturale, les dépôts en banque de seulement 2% de la population représentent 39 milliards de dollar, ce qui couvre quasiment l'intégralité de la dette abyssale du pays...
J'ai déjà expliqué ce principe de la dette dans mon billet «Au Liban, une mafiocratie contre son peuple»; je vous invite à le lire si vous ne l'avez pas encore consulté, c'est le billet qui fonde mes réflexions sur ce blog (et, oui, c'est vraiment très long). Il me semble cependant utile de revenir sur cet aspect de la politique libanaise: là où l'on présente habituellement la dette libanaise comme une conséquence des politiques locales et régionales, je pense au contraire que la dette est le moteur même de la politique libanaise, le but de la politique Hariri-Sanioura étant justement la constitution de cette dette.
Rappelons que l'exposé du billet sur la «mafiocratie» commençait par indiquer que Taëf n'avait pas mis fin à la guerre milicienne: elle en avait seulement transformé les méthodes. La prédation contre les Libanais et leur État ne relève plus du hold-up milicien, mais d'un racket légalisé organisé par les plus hautes instances de l'État. Cette politique, que je qualifiais de «mafiocratie», est organisée autour de «vieux parrains» selon le terme d'Alain Gresh, qui pendant la guerre n'étaient que «des mafias associées» (Fawwaz Traboulsi) réunies au sein d'«un véritable syndicat du crime opposé à la population civile» (Georges Corm). On peut logiquement déviner pourquoi cette bande de gentils humanistes acceptent à Taëf de déposer les armes: ils vont partager cette nouvelle forme de pouvoir avec le milliardaire Hariri et engranger de juteux bénéfices. Ce «pacte» est ainsi décrit par Charbel Nahas:
Entre-temps, ceux qui étaient les jeunes chefs passionnés et éloquents des années soixante dix sont devenus les représentants de leurs communautés respectives. L’occasion de se normaliser en une nouvelle classe politique régnant sur le pays était offerte. Si la guerre avait été légitimée par le changement, la paix des miliciens a trouvé sa légitimité dans la restauration et la re-construction. C’était d’autant plus évident qu’un homme charismatique, ambitieux et puissant était prêt à assumer la direction de l’entreprise en marchandant avec eux les bénéfices. [C'est moi qui souligne.]En clair, les anciens parrains mafieux n'acceptent la fin de la guerre que parce que cette nouvelle activité politique sera tout aussi (voire plus) rentable que la précédente.
[...]
Le politique, encore une fois a fait défaut, le cartel des anciens miliciens et des pétro-milliardaires n’a pas pu gérer l’État.
J'ai déjà cité, dans «Une mafiocratie contre son peuple», ce passage dans lequel Georges Corm décrit les trois composantes de ce «cartel» qui, dès la fin de la guerre, va «gérer» le pays:
Trois groupes nouveaux sur la scène politique ont conjugué leurs efforts pour promouvoir l'idéal d'une reconstruction axée sur un retour du Liban à son ancienne fonction régionale, mais qui n'est que le retour en force du banal désir d'un pays «casino» et paradis fiscal régional, cher à l'ancienne couche dirigeante: les principaux chefs miliciens enrichis par tous les trafics de la guerre, les pillages et rançonnages de la population civile; les entrepreneurs de béton armé et les agents d'influence ayant fait des fortunes rapides et faciles dans les pays arabes exportateurs de pétrole durant les années du boom pétrolier; des intellectuels de l'ancienne mouvance laïque révolutionnaire arabe, reconvertis au néo-libéralisme international et aux théories de la modernisation par le marché mondial et la seule initiative privée. Pour ces derniers, certains d'entre eux ont, de plus, sagement retrouvé le chemin de leurs identités communautaires et travaillent à l'ombre de nouveaux entrepreneurs, millionnaires et milliardaires.Dans le billet sur la mafiocratie, j'expliquais les trois outils de la prédation (les trois sources de l'enrichissement sidérant des dirigeants et de leur entourage). Je reviendrai plus particulièrement dans le présent billet sur la dette et la rente qui en découle.
L'alliance de ces trois groupes représente une force considérable et tient le haut du pavé social et médiatique de la scène libanaise. Le nouveau chef du gouvernement [Rafic Hariri] est son ciment: il constitue une icône polarisant avec succès l'imaginaire qui a présidé à l'idéologie de la reconstruction. Il s'agit d'ailleurs d'une image que le modèle affirme et confirme en toute occasion.
Le premier outil concerne le détournement de l'argent emprunté. On pourra relire mon billet, il évoque un vaste système de corruption généralisée. On se doute que, de ce côté, les généraux syriens se sont beaucoup servis; mais ils ne sont pas les seuls, loin de là, et ça n'est qu'un des aspects de la question.
Le second volet est l'idéologie de la reconstruction, qui va draîner les capitaux et servir d'alibi aux immenses détournements effectués. Charbel Nahas:
Il fallait reconstruire un passé devenu glorieux, c’était tout ce qu’il y avait à faire, évidemment. Car ce Liban du passé représentait, pour ceux qui s’en étaient estimés exclus et qui arrivaient alors au pouvoir, l’objet de leur convoitise, enfin accessible ; pour les autres, pour le commun des gens, traumatisés dans leur ensemble et déçus, pour ceux qui avaient espéré mieux, il avait depuis longtemps fini par représenter un moindre mal, une issue au moins connue, un souvenir devenu comparativement positif. Ainsi en étaient-ils venus, par des chemins différents, à le croire. C’est là à la fois l’illustration et la justification de la défaite que la guerre a fait subir à la société libanaise. Il n’y avait pas de choix à faire, il n’y avait même plus lieu de tenir des débats: tout appel à la rationalité dans l’analyse des faits nouveaux et passés et de leurs conséquences sur la situation objective du pays était repoussé. Tout avis, toute opinion, toute analyse des faits nouveaux et passés étaient catalogués comme une opposition, nécessairement malveillante, à cette évidence salutaire. La reconstruction avait bon dos. Le prix à payer n’était jamais assez élevé, de plus l’argent était disponible, à profusion. Ce qui a d’ailleurs coûté bien plus que la reconstruction elle-même, ce sont les compromis conclus autour d’elle, ou sous son couvert, et l’attraction d’un flux permanent de capitaux, excédentaires par rapport à ses besoins, mais de plus en plus nécessaires pour masquer, sous les apparences d’une consommation soutenue et ostentatoire, son échec économique et sa faillite financière prématurés.La reconstruction est ainsi essentiellement un alibi. Qui connaît ce chiffre terrible livré par Charbel Nahas?
Sur sept ans [1993-1999], l’État a dépensé 50 000 milliards de Livres, soit près de 32 milliards de dollars. Il en a financé 42% par ses recettes et 58% par l’endettement. Contrairement à des opinions répandues, la part des investissements de reconstruction n’a guère été impressionnante, elle n’a pas dépassé 11,4% sur la période contre 34% pour les intérêts et 54% pour les dépenses courantes et les recettes publiques ont connu une croissance continue qui les a fait presque tripler.11,4% des dépenses de l'État dans la reconstruction des années 90! Ce qui fait 3,6 milliards de dollars sur sept ans. Le coût de cette reconstruction est donc très limité, et n'est pas la cause de l'endettement: sur la période, les dépenses de reconstruction représentent environ le quart des recettes de l'État.
L'autre aspect scandaleux de la reconstruction est, évidemment, le fait que Hariri Premier-ministre passait des commandes somptuaires au principal industriel-bétonneur du pays: lui-même.
Le troisième volet du système de prédation est à mon avis le plus important et le plus méconnu du grand public: c'est le système de la dette. Si l'on considère habituellement l'aspect négatif de la dette publique (l'État doit rembourser ses emprunts augmentés des intérêts), il ne faut pas oublier que celui qui prête, lui, est rémunéré grâce aux intérêts. Si vous empruntez 100 dollars à 10% sur un an, l'année suivante vous remboursez 110 dollars; celui qui vous a prêté 100 dollars a gagné 10 dollars en un an. Lorsque l'État emprunte un milliard de dollars à, disons, 20%, celui qui lui prête cet argent gagne 200 millions de dollars.
Est-ce que ça rapporte? Oui, ça rapporte. Voici un tableau réalisé d'après les données de la Banque du Liban. Il affiche l'évolution du taux de rémunération des bonds du Trésor à 24 mois, qui représentent la forme principale des emprunts.
Comme on peut le constater, au début des années 1990, on atteint des taux absolument énormes, alors même que le pays n'est pas encore très endetté. Avec des taux d'intérêt supérieurs à 15%, atteignant ou dépassant parfois les 30%, il est facile de comprendre qu'acheter la dette du Liban était l'un des investissement les plus rentables du pays; et, évidemment, beaucoup plus rentable qu'un investissement dans un projet industriel classique.
On constate que les taux ont énormément baissé, par palliers: le système était tellement intenable aux taux de 1995 et 1996 que chacun a dû se montrer un peu plus raisonnable pour ne pas totalement tuer la poule aux œufs d'or.
Est-ce que cela devait forcément coûter si cher? La question se pose évidemment, puisque le discours politique a prétendu qu'il fallait reconstruire à n'importe quel prix et qu'il n'y avait pas d'autre choix que le recours à la dette. Cependant, nous avons vu que la reconstruction en elle-même représente une partie très faible des dépenses de l'État sur cette époque. Surtout, ces taux délirants sont dénoncés par Georges Corm:
La responsabilité de cet endettement est attribuable principalement au système monétaire mis en place par Rafic Hariri à partir de la fin de 1992, tel qu'il est géré par la Banque du Liban, à la tête de laquelle un homme nouveau a été placé, très proche du Premier ministre. Comme on l'a vu, ce système a été caractérisé par le très haut niveau des taux d'intérêts sur les bons du Trésor émis en livres libanaises, en dépit de la convertibilité totale de la livre et de la parité fixe qui la lie au dollar depuis la dévaluation de 1992. [...] [C'est] l'insuffisance des ressources fiscales, qui ne représentent que 13% ou 14% du PIB [...], ainsi que le niveau des taux d'intérêt qui a fluctué entre 20% et 42% durant cette période [qui est responsable du niveau d'endettement]. Le prélèvement opéré par le service de la dette publique sur l'économie atteint environ 14% à 15% du PIB, soit plus que le prélèvement fiscal lui-même.Dans un autre texte, «La situation économique du Liban et ses perspectives de développement dans la région», il donne un exemple chiffré très significatif:
En décembre 1998, avec une inflation proche de zéro, le taux nominal des bons du Trésor à deux ans atteint 16,6%, mais leur rendement réel est de 22,5%, grâce aux généreuses opérations de swap que pratique la Banque centrale au profit du système bancaire et des gros déposants libanais et arabes.
[La dette] est passée de 1,7 milliards de dollars en 1992 à 32,5 milliards en octobre 2003. [...] Si la structure des taux d’intérêts au Liban avait été maintenue à un niveau naturel, proche de la structure des taux internationaux, le montant de la dette n’aurait pas dû dépasser la somme de 14 milliards de dollars.Est-ce que cela représente un gros volume? Vous connaissez déjà la réponse: oui. La dette dépasse 40 milliards de dollars cette année. Voici son évolution (où l'on constatera, pour rappel, qu'il n'y avait pas de dette à la fin de la guerre civile):
On peut constater que la progression est quasiment linéaire. Je fais apparaître ici la répartition entre les emprunts internes (auprès des banques locales, en rouge) et externes (marchés étrangers, en bleu).
Cette répartition permet de répondre à une autre question: à qui appartient la dette du Liban? Qui est l'heureux bénéficiaire du «service de la dette», qui est grassement rémunéré par l'État libanais pour lui prêter de l'argent? Voici une autre présentation des données précédentes, le total étant ramené à 100%:
Comme on peut le constater, jusqu'en 2000, la dette était détenue à 80% par... des banques libanaises. Ça n'est que depuis 2002 que la tendance est nettement à la conversion de la dette interne vers les marchés étrangers, qui proposent des taux moins pénalisants. Mais à ce jour, «les Libanais» détiennent encore environ 50% de leur propre dette.
On remarquera bien sûr que, lors des «années fastes» pour les détenteurs de la dette (taux supérieurs à 20%), les braves citoyens qui prêtent ainsi de manière presque désintéressée à l'État libanais sont – comme ça tombe bien – des Libanais à 85%!
La valeur scientifique de la courbe suivante est très discutable, mais je la trouve très drôle: je me suis amusé à superposer la courbe des taux d'intérêt des bons du Trésor à 24 mois (en rouge) avec le pourcentage que représente la dette interne sur la dette totale (c'est-à-dire la participation des banques libanaises dans la dette globale du pays, en bleu).
À chaque point de taux d'intérêt supplémentaire correspondent cinq pourcents de Libanais en plus dans la composition de la dette. Je propose de baptiser cette loi empirique «la loi Nidal-Saniora».
Évoquée en début de ce billet, voici une courbe étonnante: c'est la progression des dépôts dans les banques libanaises:
La dette se finançant dans le secteur bancaire libanais, avec des taux de rémunération particulièrement avantageux, lier la progression de la dette et le développement des dépôts bancaires n'est pas totalement idiot. On obtient cette courbe:
Attention: ça n'est pas la superposition graphique des deux courbes qui permet de conclure à un lien de cause à effet; deux courbes linéaires se ressemblent forcément beaucoup, sans pour autant qu'elles soient liées par un lien logique. (Je préfère prévenir, même si c'est dans ce sens que va mon exposé...)
L'ensemble des actifs et passifs des banques libanaises s'élève à 321% du PIB (près de 65 milliards de dollars). Le rapport annuel des banques, qui révèle ce chiffre, souligne que ce chiffre est inhabituellement élevé, non seulement pour la région, mais aussi sur le plan international.
La dette pour la «reconstruction» est en réalité doublée d'un autre dispositif: le maintien de la dollarisation totale de l'économie libanaise (le taux de change de la livre libanaise est fixé 1500 LL pour 1 dollar US, sans aucune marge de manœuvre; c'est quasiment une monnaie virtuelle, une subdivision du dollar) en recourant à des mécanismes de rémunération extrêmement coûteux pour le Trésor, alors que ces incitations sont injustifiées (la livre étant alignée sur le dollar, on ne prend pas de risque fou en investissant dans la livre plutôt que dans le dollar). Là encore, Georges Corm chiffre à plusieurs milliards de dollars la perte pour l'État libanais. Mais, évidemment, de l'autre côté, les investisseurs ont été très bien rémunérés pour leur «soutien moral» à la monnaie nationale.
Dans une étude de mai 2005, Hassan Ayoub et Marc Raffinot, moins «politiques» que Georges Corm, indiquent pour leur part:
La stabilité du taux de change depuis le début des années quatre-vingt dix écarte le risque de renchérissement du remboursement de la dette publique externe. Cependant elle se répercute sur la compétitivité des produits libanais. Afin de stabiliser le cours de la monnaie nationale et de lutter contre l’inflation, la Banque du Liban a eu essentiellement recours à une politique des taux d’intérêt réels positifs et élevés. Elle vise également à lutter contre la dollarisation de l’économie libanaise (encouragement à la conversion des dépôts vers la Livre libanaise LL) et à attirer des capitaux étrangers. Cependant, des taux d’intérêt trop élevés sur les bons du trésor canalisent l’essentiel de la liquidité vers le secteur public, au détriment du secteur privé («effet d’éviction»).Bref, le coût de la dette a été gonflé par les politiques économiques et monétaires des deux périodes dirigées par Rafiq Hariri, et cela dans des proportions ahurissantes au début des années 1990. Est-ce simplement la faute à pas de chance? Ou faut-il prendre pour réponse cette phrase énigmatique de Charvel Nahas:
En outre, il est nécessaire de préciser que cette propension des banques à accorder des crédits en L.L. au secteur public plutôt qu’au secteur privé résulte également des réticences des entreprises et des particuliers à emprunter en L.L. à un taux d’intérêt très élevé comparativement à l’emprunt en dollars. Cet état de fait compromet incontestablement la contribution du système financier au financement de l’économie nationale. Et il pose la question de sa viabilité.
La répétition des tragédies ne doit-elle pas suggérer qu’elles ont lieu, non pas du fait d’un complot interminable et malgré la volonté des protagonistes locaux, mais au contraire du fait de leur volonté profonde. Encore faut-il pouvoir la déchiffrer et la révéler.Car nous le verrons plus tard, l'explosion de la dette n'est pas la première «tragédie» économique qui, en ruinant la population libanaise, enrichit considérablement une petite élite.
De façon à créer cette dette, il faut aussi noter que les déficits budgétaires étaient constants, avec une faiblesse assez sidérante des rentrées fiscales. Georges Corm:
Pour compléter ce tableau des politiques de la reconstruction, il faut mentionner le fait qu’en 1994, le gouvernement abaisse drastiquement le niveau de l’impôt sur le revenu dont la progressivité est ramenée de 2% à 10%, cependant que les revenus du capital ne sont taxés qu’à 5%, que les plus values foncières et financières sont exonérées et que la retenue à la source sur les intérêts des dépôts bancaires ou les intérêts sur la dette en livre sont exonérés de tout impôt. À la différence de ce qui se fait après toutes les guerres, aucun prélèvement fiscal ou quasi-fiscal exceptionnel n’a été opéré par l’État à la fin de la guerre pour permettre de faire face aux charges exceptionnelles que cette dernière entraîne au titre de la reconstruction des infrastructures publiques, des capacités de production du secteur privé, des pensions à verser aux victimes de guerre.La tranche maximale d'imposition ne passe à 20% qu'en 1999, et la TVA n'est introduite qu'au début des années 2000.
Faut-il s'étonner que le généreux Rafiq Hariri n'aide pas que ses amis. Il s'aide aussi lui-même: la famille Hariri est l'heureuse propriétaire du Groupe Méditerranée, qui compte quatre banques – la Banque de la Méditerranée, la Saudi Lebanese Bank, la Allied Bank et la Banque de la Méditerranée Suisse. Fouad Sanioura, qui était le ministre des finances de Rafiq Hariri pendant toutes ces glorieuses années de creusement de la dette, dirigeait ce groupe bancaire. Il est par ailleurs membre du conseil d'administration de la Arab Bank. Depuis qu'il est Premier ministre, il est remplacé par Mohammed Ahmed Moukhtar Hariri à la tête du groupe Méditerranée.
Résumé des épisodes précédents. L'État libanais, dont le Premier ministre est Rafiq Hariri, passe commande pour de pharaoniques travaux de «reconstruction». Le prestataire de ces travaux, qui surfacture allègrement, est l'entrepreneur du BTP Rafiq Hariri. L'État libanais décide d'emprunter de l'argent pour payer ces travaux; pour cela, il rémunère à des taux extravagants le secteur bancaire libanais, dont un des fleurons est le groupe bancaire de Rafiq Hariri. Enfin, pour être certain que l'État libanais sera obligé de s'endetter, le Premier ministre Rafiq Hariri décide qu'il ne paiera lui-même pas plus de 10% d'impôts sur le revenu, et que ses bénéfices industriels et bancaires seront quasiment exemptés d'impôt.
Est-ce que ça n'est pas génial?
Bien sûr, autour de Rafiq Hariri gravite toute une nomenclature politico-affairiste qui profite également du système. Et, rappelons-le encore une fois, le ministre de l'Économie qui a réalisé ces exploits était Fouad Sanioura.
J'invite vraiment le lecteur à consulter l'étude de Charbel Nahas, déjà cité, c'est tout à fait passionnant. Parmi les multiples éléments donnant à réfléchir, il y a en début de texte un exposé de «Repères de l'histoire financière». On verra que des événements économiques que l'immense majorité des Libanais considèrent comme des catastrophes personnelles (et nationales) étaient, déjà, une bonne affaire pour quelques uns.
Ainsi de la terrible chute de la Livre:
L’effondrement de l’État libanais en 1984-1985 a été rapidement suivi de l’effondrement de la monnaie nationale. Les causes habituellement invoquées (déficits publics et achats d’armes) pour expliquer cet effondrement ne sont pas pleinement convaincantes, le niveau de couverture de la masse monétaire en livres restait tout à fait honorable et la masse des déposants n’avait pas encore acquis le réflexe dollar. Les sorties de capitaux, dont ceux rentrés en masse durant les deux années précédentes, y sont certainement pour beaucoup. La crise de liquidité a trouvé un exutoire commode dans la dégringolade de la Livre. Elle a permis d’éponger les déficits et les pertes accumulés, ce qui a sauvé le secteur financier d’une crise grave. Les transferts de richesse qui se sont opérés à cette occasion ont été massifs. De larges couches de la population ne s’en relèveront pas.
[...]
En 1992, et suite à des soubresauts sur le marché des changes qui ont fait passer le cours de la Livre de 840 Livres pour un dollar à près du double, une nouvelle phase s’est ouverte. Une manipulation financière majeure, dont les preuves directes ne sont pas accessibles mais qui est clairement repérable à travers les indicateurs indirects disponibles, a permis d’amplifier, dans un deuxième temps, la dévaluation de la Livre pour pouvoir ensuite la stabiliser à partir d’un cours notoirement inférieur et avec des niveaux d’intérêts notoirement supérieurs à l’équilibre du marché. Ainsi dopée, la stabilisation de la Livre permettait de claironner une victoire éclatante en l’attribuant à un sursaut de confiance en Rafiq Hariri, elle permettait aussi d’engranger des profits considérables au détriment du Trésor public, l’afflux des capitaux ainsi attirés permettait enfin de lancer un train inaccoutumé de dépenses publiques.
[...]
En septembre 1995, [...] une flambée généreuse des intérêts longs a pu appâter les banques et attirer le placement de capitaux flottants qui, au prix d’un déficit budgétaire record et d’un alourdissement de la dette publique, a permis de trouver un sursis au système.Au début de 1997, la situation de 1995 se reproduisait point par point, mais à des niveaux plus graves. D’autant plus que les indicateurs macro-économiques ne permettaient plus de continuer sur la lancée et l’année 1998 devait être une année d’austérité pour répondre aux pressions fermes mais discrètes des instances internationales. Il n’était plus possible de continuer suivant les mêmes techniques. Il fallait innover. C’est ce qui fut fait.
L’apparence du jeu a été conservée mais la configuration des joueurs a changé. Les banques libanaises, ou du moins la plupart d’entre elles, ont consenti, contre des avantages considérables en termes de bénéfices, à assumer le risque croissant de l’Etat, non plus en Livres et aux frais des déposants, mais en vrais dollars, elles acceptaient de se placer en première ligne en cas de crise. [...] Cela a permis au jeu dollar-livre de continuer à assurer au Trésor le financement de ses besoins croissants, et aux détenteurs de capitaux des rémunérations réelles alléchantes, face à un risque techniquement limité.
L'ensemble du texte de Charbel Nahas est très intéressant, souvent technique. Le système de prédation sur l'économie libanaise réalisée par sa classe dirigeante est décrit en conclusion, comme «une spécificité dont l'intérêt est d'être générique»:
Le Liban est progressivement entré dans une économie où la domination revient à la rente. Mais la rente, étant par nature une relation parasitaire, ne constitue pas un mode de production ou un système économique. Elle correspond en réalité à un mode de pouvoir, elle est même probablement le plus ancien et le mieux enraciné des modes de pouvoir.Voilà qui nous servira de conclusion.