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17 octobre 2006

Jacques Chirac remet la Légion d'honneur au patron de l'Anti-Defamation League

Encore une information qui ne fait pas la Une des médias français, mais qui en dit pourtant long sur l'état de la prétendue «politique arabe» de la France.

Je ne doute pas que les Libanais et la Palestiniens auront apprécié le geste: ce lundi 16 octobre, Jacques Chirac a remis les insignes de Chevalier de la Légion d'Honneur à Abraham Foxman, patron de l'Anti-Defamation League (pour les anglophones, le site de l'association est évidemment fier de vous faire part de la sauterie à l'Élysée). Jacques Chirac a annoncé sans rire:

Tout au long de votre vie, vous avez visé trois objectifs indissociables: le devoir de mémoire, le combat contre l'antisémitisme et le dialogue pour la paix.
Si vous ne connaissez pas l'ADL, je ne vais pas vous faire un gros topo ici. Une large documentation est disponible sur l'internet. Pour résumer: l'Anti-Defamation League est l'une des principaux organes d'indimidation, de diffamation, de manipulation et de désinformation pro-israëlienne de la planète. C'est l'une des pires officines de manipulation aux États-Unis en faveur l'Israël.

Dans Necessary Illusions, Noam Chomsky écrivait en 1989:
The leading official monitor of anti-Semitism, the Anti-Defamation League of B'nai Brith, interprets anti-Semitism as unwillingness to conform to its requirements with regard to support for Israeli authorities. These conceptions were clearly expounded by ADL National Director Nathan Perlmutter, who wrote that while old-fashioned anti-Semitism has declined, there is a new and more dangerous variety on the part of “peacemakers of Vietnam vintage, transmuters of swords into plowshares, championing the terrorist P.L.O.," and those who condemn U.S. policies in Vietnam and Central America while “sniping at American defense budgets.” He fears that “nowadays war is getting a bad name and peace too favorable a press” with the rise of this “real anti-Semitism.” The logic is straightforward: Anti-Semitism is opposition to the interests of Israel (as the ADL sees them); and these interests are threatened by “the liberals,” the churches, and others who do not adhere to the ADL political line.

The ADL has virtually abandoned its earlier role as a civil rights organization, becoming “one of the main pillars” of Israeli propaganda in the U.S., as the Israeli press casually describes it, engaged in surveillance, blacklisting, compilation of FBI-style files circulated to adherents for the purpose of defamation, angry public responses to criticism of Israeli actions, and so on. These efforts, buttressed by insinuations of anti-Semitism or direct accusations, are intended to deflect or undermine opposition to Israeli policies, including Israel's refusal, with U.S. support, to move towards a general political settlement. The ADL was condemned by the Middle East Studies Association after circulation of an ADL blacklist to campus Jewish leaders, stamped “confidential.” Practices of this nature have been bitterly condemned by Israeli doves -- in part because they fear the consequences of this hysterical chauvinism for Israel, in part because they have been subjected to the standard procedures themselves, in part simply in natural revulsion.
Pendant l'agression israélienne contre le Liban, l'Anti-Defamation League avait, par exemple, dénoncé le «parti pris» de Human Rights Watch lorsque celle-ci avait osé qualifier le bombardement de Qana de «crime de guerre». L'article, signé par Abraham Foxman lui-même, exposait une admirable conception du «dialogue pour la paix»:
Israel had to make clear to the Arabs that they would be hurt far, far more than the pain they could inflict. In other words, without Israel hitting back (not in an “eye for an eye a tooth for a tooth” fashion which Mr. Roth cited and is a classic anti-Semitic stereotype about Jews) but in a much stronger way, Israel would have been destroyed long ago.
Récemment, une partie de son activité s'est orientée vers l'intimidation des ambassades étrangères aux États-Unis. On lui doit les pressions qui ont provoqué l'annulation, la semaine dernière, d'une intervention de Tony Judt à l'ambassade de Pologne. Intimidation qui a précédé l'annulation, que j'ai évoquée ici, de la présentation d'un livre de Carmen Callil par les services de l'ambassade de France à New York (sans doute rien à voir avec l'affaire «polonaise», n'est-ce pas, seulement un hasard du calendrier consulaire).

Bravo Jacques: «le dialogue pour la paix» au sujet de l'ADL, c'est du pure jargon orwellien.

12 octobre 2006

Peut-on encore critiquer...?

Si, à Libération, on s'interroge doctement sur le thème «Peut-on encore critiquer l'islam», si les plateaux de télévision s'emplissent de sombres experts qui en appellent à Jacques Chirac pour défendre la liberté d'expression (non mais franchement, Jacques Chirac, la liberté d'expression! le ridicule ne tue pas...), d'un autre côté je peine à trouver la moindre ligne appelant à dénoncer le muselage de l'ambassade de France à New York tel qu'il vient de survenir cette semaine.

Comme je ne lis pas toute la presse et que je ne regarde pas toutes les télés, je peux bien sûr être simplement passé à côté. En tout cas, il m'a fallut passer par une dépêche Reuters en anglais pour apprendre cette (pas du tout) étonnante information. J'espère que Jacques Chirac interviendra pour défendre notre liberté d'expression aux États-Unis.

Au passage, ça tombe bien pour ce blog, l'auteur dont il est question, Carmen Callil, a des origines libanaises.

A-t-on encore le droit de critiquer Israël? La réponse est tellement «non» que Libération n'imagine même pas qu'il soit intéressant d'en faire article. (Notez tout de même que l'ambassade de France parvient à se faire enquiquiner alors même qu'elle organise un événement culturel rappelant la collaboration française avec l'occupant nazi et sa responsabilité dans la déportation des juifs. Et ça, il faut être sacrément doué.) J'en suis réduit à vous proposer cette traduction de Haaretz pour évoquer l'autocensure de l'ambassade de France à New York!

Reuters, 10 octobre 2006.

NEW YORK – L'ambassadeur de France a annulé lundi à New York la réception organisée autour d'un livre consacré à la collaboration de la France de Vichy avec l'Allemagne nazie, parce que la postface de l'auteur explique qu'Israël a opprimé les Palestiniens.

Les services culturels des bureaux de l'ambassade de France à New York avaient prévu d'organiser une réception mardi pour fêter la sortie en septembre du livre Bad Faith de l'auteur Carmen Callil, sur Louis Darquier de Pellepoix, le reponsable du gouvernement de Vichy qui a organisé la déportation des juifs français à Auschwitz.

Callil a expliqué à Reuters, lundi, que la fête avait été annulée suite aux plaintes de «fondamentalistes juifs».

Dans un email obtenu par Reuters, l'ambassade a écrit à l'éditeur de Random House, Alfred A. Knopf, «Les services culturels de l'ambassade de France ont décidé d'annuler leur participation à la réception organisée pour Bad Faith de Carmen Callil.

«Bien que l'ambassade de France attendait avec intérêt la présentation d'un travail explorant les heures les plus sombres de l'histoire française, elle ne pouvait pas approuver l'opinion personnelle de l'auteur, telle qu'exprimée dans la postface du livre.»

Une source au bureau de l'ambassade de France à New York a précisé que l'ambassade s'opposait à l'opinion de l'auteur «mettant au même niveau ce qui avait été fait aux juifs de France (sous le régime nazi) et ce qui a été fait au peuple palestinien».

Dans la postface du livre, Callil écrit: «Ce qui m'a angoissé pendant que je traquais Louis Darquier était de vivre de manière si proche avec la terreur et l'abandon des juifs de France, et de voir que les juifs d'Israël étaient en train de le faire subir au peuple palestinien.»

«Comme le reste de l'humanité, les juifs d'Israël “oublient” les Palestiniens. Tout le monde oublie, toute nation oublie.»

Dans un email obtenu par Reuters, envoyé par l'ambassade de France à la maison d'édition Random House, un officiel de l'ambassade disait du livre de Callil, le 22 août: «C'est un chef-d'œuvre».

«L'attaché culturel français l'a lu et en a fait des compliments incroyables», a expliqué Callil, qui est née en Autralie et s'est installée à Londres où elle a fondé la maison d'édition féministe Virago Press, et dirigé Chatto i Windus.

Mais Callil a expliqué que la réception de mardi a été annulée après «une série de lettres de plaintes de plusieurs fondamentalistes juifs. Ils considèrent que personne ne peut dire quoi que ce soit à propos des juifs que ne soit pas, à 100%, un compliment.» Elle n'a pas fourni les noms des auteurs des lettres.

Callil a défendu la postface de son livre.

«Je pense que les gens de Gaza vivent dans la pauvreté, serrées dans un minuscule territoire... parce que des gens n'aiment pas leur gouvernement», a-t-elle déclaré. «Mais si vous persécutez les gens, ils vont se soulever contre vous.»

Lorsqu'on lui a demandé si elle pendait que le gouvernement israélien actuel opprimait les Palestiniens, elle a répondu: «Oui».

«Je veux que les gens tirent les leçons du passé, afin que les mêmes terribles événements n'arrivent pas à nouveau. Si vous opprimés les gens, ils vont vous haïr, et je ne ne veux pas qu'on haïsse Israël», a-t-elle expliqué.

Paul Bogaards, le porte-parole de Random House, a qualifié le livre de Callil d'«important travail historique», ajoutant «nous soutenons ce livre dans son intégralité.» Un porte-parole de l'ambassade de France a confirmé par email l'annulation de la réception mais à refusé de donner d'autres commentaires.
En avril 2006, Pierre Assouline présente l'histoire du livre de Carmen Callil avec beaucoup d'émotion dans le Nouvel Obs. À l'instant, je cherche à nouveau l'expression «Callil» dans les archives du Monde, de Libération, du Figaro et de Google News France: «aucun résultat pour cette recherche».

08 octobre 2006

Déploiement russe au Liban

L'agence de presse russe RIA Novosti a le plaisir de vous faire savoir que:

MOSCOU, 6 octobre - RIA Novosti. Les militaires russes et le matériel du bataillon de construction de ponts du ministère russe de la Défense ont été acheminés au Liban par des avions des forces aériennes, a fait savoir vendredi à RIA Novosti le général d'armée Vladimir Mikhaïlov, Commandant en chef des Forces aériennes de Russie.

Les militaires russes ont été acheminés au Liban par six vols, a-t-il rappelé.
«Au total, plus de 300 tonnes de cargaisons, y compris plus de 10 engins, ont été transportés de l'aérodrome Tchkalovski des environs de Moscou au Liban», a déclaré Vladimir Mikhaïlov.

Le 26 septembre, le Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement russe) a autorisé l'envoi du bataillon du génie russe au Liban. 124 sénateurs ont voté pour cette décision. Conformément à la proposition du président russe, le bataillon russe au Liban comptera 400 hommes dotés d'armements et de matériel de guerre.

Les militaires russes ne feront pas partie de la Finul. Les effectifs du bataillon seront stationnés et s'acquitteront de leurs tâches en dehors de la zone des casques bleus déployés dans la région située au sud de Saida.

Le contingent russe qui séjournera trois mois au Liban rétablira la circulation automobile sur les routes dans une région déterminée, construira des ponts temporaires, réparera les secteurs endommagés des autoroutes et déminera les terrains dans la région des travaux de reconstruction.
Une précédente dépêche précisait:

NIJNI NOVGOROD, 13 septembre - RIA Novosti. Un bataillon russe du génie sera envoyé au Liban fin septembre - début octobre, a confirmé aux journalistes mercredi le vice-premier ministre russe et ministre de la Défense, Sergueï Ivanov.

L'effectif du bataillon sera de 350-400 hommes, tous des engagés sous contrat; deux pelotons de sécurité devraient l'accompagner vu les dangers d'un séjour au Liban, selon lui.

Le contingent du ministère russe de la Défense ne participera pas à l'opération de maintien de la paix des Nations Unies, il est envoyé au Liban dans le cadre des accords intergouvernementaux bilatéraux, a rappelé le ministre.

Les militaires russes resteront au Liban trois à quatre mois et participeront à la reconstruction de l'infrastructure du pays détruite au cours du conflit israélo-libanais.

Un groupe de reconnaissance composé de 16 officiers du ministère russe de la Défense et de responsables des ministères des Transports et des Affaires étrangères est arrivé mercredi au Liban pour déterminer le lieu de déploiement des troupes, évaluer les dégâts et les capacités des ports, ainsi que la quantité de moyens nécessaires pour les travaux de reconstruction, a également rappelé M. Ivanov.

La Russie envisage de construire au Liban cinq ponts flottants.

C'est donc une nouvelle soldatesque étrangère qui débarque au Liban. Outre l'argument humanitaire fort louable (reconstruire des routes et des ponts), on peut tout de même prendre note des éléments suivants:
  • «le bataillon russe au Liban comptera 400 hommes dotés d'armements et de matériel de guerre», précision importante, le «matériel de guerre» étant un élément indispensable, semble-t-il, pour reconstruire des ponts;
  • «les militaires russes ne feront pas partie de la Finul».
C'est ça qui est épatant avec les militaires: on peut à la fois y voir de l'aide humanitaire à la reconstruction, et un prépositionnement logistique au cas où...

Ajout du 9 octobre. Je viens de découvrir que ce sujet inquiétait certains sionistes hystériques, puisque le site desinfos.com publie la traduction d'un article de la Jewish World Review, qui imagine déjà les Russes faisant la guerre à Israël.

07 octobre 2006

La Syrie torture pour le compte... des États-Unis ?

Le rapport rendu public par les autorités canadiennes au sujet de la déportation, par les États-Unis, de Maher Arar, pour qu'il soit torturé en Syrie, confirme ce que l'on savait depuis de nombreux mois en matière de «soustraitance de la torture» par les autorités états-uniennes.

Le cas de Maher Arar est exemplaire: en septembre 2002, sur la foi d'informations fournies par les Canadiens aux États-Uniens, monsieur Arar est arrêté à l'aéroport JFK de New-York. Il est ensuite installé dans un jet privé, débarqué en Jordanie et, de là, livré au service de renseigment syrien Far Falestin, qui se charge de l'«interroger» pendant un an. Suite à quoi monsieur Arar est libéré et rendu aux Canadiens, qui ne retiennent aucune charge contre lui.

De nombreux rapports d'Amnesty International ont déjà tenté d'alerter l'opinion publique sur la soustraitance de la torture par les États-Uniens. Les autorités européennes ont fait semblant de s'inquiéter des passages des avions utilisés pour ces déportations dans des aéroports européens, voire de la présence de camps de torture dans des pays européens.

Un long article du Monde diplomatique faisait le point sur cette situation en avril 2005 («Les États-Unis inventent la délocalisation de la torture», par Stephen Grey). En février 2005, un article de Jane Mayer présentait le cas de Maher Arar dans le New YorkerOutsourcing torture»). Amnesty dénonçait déjà le cas de monsieur Arar dans un communiqué de novembre 2003!

Ainsi, le rapport «officiel» livré par la commission canadienne a l'avantage d'accréditer ce que l'on savait de longue date. Peu d'infos dans les médias français, mais cela est traité de manière quasi continue, en ce moment, sur CNN International.

Le fait que la Syrie pratique la torture n'est pas une information nouvelle, et la soustraitance par les États-Uniens de l'interrogation «musclée» de prisonniers n'est pas non plus inédite. Cependant, une question me taraude depuis que j'ai pris connaissance de cette information, et je n'ai pas encore trouvé d'explication qui puisse y répondre: que l'on avale les niaiseries sur l'axe du mal ou que l'on rejette la diabolisation de la Syrie, dans les deux cas, aucune de ces deux positions ne permet d'expliquer comment la Syrie peut jouer le rôle de soustraitant en matière de lutte contre Al Qaeda pour le compte des États-Unis.

J'en profite pour faire un aparté. Même dans les médias qui prétendent s'indigner de la pratique des «extraordinary renditions», les victimes de ces déportations sont systématiquement qualifiées de «terroristes présumés» ou, au mieux, de «personnes suspectées de liens avec des activités terroristes». On condamne ainsi les erreurs «extra-judiciaires» de cette pratique (comme dans le cas de monsieur Arar), ou son aspect illégal; en revanche, cela revient tout de même à accepter l'idée que cette pratique entre réellement dans le cadre d'une lutte des États-Unis contre le terrorisme. Or, si l'on se souvient (par exemple) des activités de la CIA en Amérique du Sud, l'objet de ses délicates attentions n'y étaient que rarement des terroristes ou même des combattants armés, mais tout bonnement des opposants politiques, des syndicalistes, des étudiants ou des prêtres... Pourquoi les déportés livrés à la torture aujoud'hui le seraient-ils réellement pour des raisons de lutte contre le terrorisme? D'où tient-on que la CIA ait jamais fait preuve de la moindre bonne foi, en cette matière? L'aspect totalement occulte de la pratique accentue au contraire le doute. Rien ne prouve donc que les personnes déportées soient même, tout simplement, déportées parce que la CIA les suspecte de terrorisme; vue l'opacité des méthodes, on ne peut même pas accorder ce crédit à la CIA. Fin de l'aparté.

L'article du Monde diplomatique de l'année dernière, reprenant les rapports d'Amnesty, fournit une liste des pays soustraitant la torture pour le compte de la CIA:

Les transferts de terroristes présumés enlevés par les Américains ont eu lieu non seulement dans les zones de conflits comme l’Afghanistan et l’Irak, mais dans le monde entier, que ce soit en Bosnie, en Croatie, en Macédoine, en Albanie, en Libye, au Soudan, au Kenya, en Zambie, au Pakistan, en Indonésie ou en Malaisie.
Plus loin, évoquant un avion états-unien suspect:
Depuis 2001, l’avion a sillonné le monde pour se rendre dans plus de 49 destinations situées hors du territoire américain. Il s’est fréquemment rendu en Jordanie, en Egypte, en Arabie saoudite, au Maroc et en Ouzbékistan – autant de pays où les Etats-Unis ont transféré des suspects pour les faire incarcérer.
Ce qui ne choquera pas grand monde, c'est que très logiquement tous les pays cités ici sont des États notoirement «clients» (c'est-à-dire «aux ordres») des États-Unis.

Sauf que la Syrie est officiellement un pays de l'«axe du mal», et que les États-Unis menacent de le bombarder tous les quatre matins. Pays dénoncé systématiquement comme «soutenant le terrorisme», accueillant des bases d'entraînement «terroristes», soutenant les «insurgés» d'Irak...

Ainsi le très pro-occidental Ahmed Fatfat (le ministre «qui s'effrite»), ministre de l'intérieur libanais «par interim» (un sujet d'article à part entière, d'ailleurs), explique aujourd'hui (samedi 7 octobre) au Nahar avoir découvert «quatre groupes affiliés à Al Qaeda» au Liban, indiquant qu'un des groupes était «Libanais-Palestinien», et qu'un autre était constitué de personnes «ayant suivi un entraînement en Syrie».

Suite à l'attaque avortée contre l'ambassade américaine à Damas, Jean-Pierre Perrin explique doctement dans Libération:
D'autre part, le régime syrien n'est pas sans lien avec les groupes sunnites, plus ou moins liés avec Al-Qaeda, opérant en Irak. Selon une source libanaise, la section palestinienne des renseignements militaires, qui est chargée de traquer les jihadistes en Syrie, s'occupe aussi de... les recruter.
[La section palestinenne des renseignements militaires, à laquelle la CIA a livré Maher Arar.] La magie des «sources libanaises», déjà remarquablement efficaces pour manipuler le Figaro.

Amnesty International faisait reposer son témoignage sur le très douteux Robert Baer, «ancien agent de la CIA pour le Moyen-Orient» (comment peut-on être un «ancien agent de la CIA» et prétendre servir de référence à une ONG humanitaire?). On avait alors une piste pour comprendre:
«On enlève un suspect ou on le fait enlever par un de nos pays partenaires. Puis ce suspect est envoyé à bord d’un avion civil dans un pays tiers où, ne nous en cachons pas, on torture.» Robert Baer a aussi raconté à la station Radio 4 de la BBC : «Si vous envoyez un prisonnier en Jordanie, il sera mieux interrogé. Si vous l’envoyez par exemple en Égypte, vous ne le reverrez sans doute jamais, et c’est la même chose en Syrie.»
Ce qui permettrait de comprendre la contradiction: il ne s'agirait pas d'une réelle coopération, simplement d'une «poubelle» où l'on se débarasse des indésirables. En gros: on livre des prisonniers à la Syrie et à l'Égypte, où ils disparaîtront. C'est certes assez moche, mais il n'y a pas une réelle collaboration, juste une «livraison» un peu criticable.

Cependant, ce n'est pas ce que décrit le rapport canadien:
Pendant que M. Arar était détenu en Syrie, le commissaire juge que les organismes canadiens ont accepté de l'information que les Syriens leur ont communiquée sur M. Arar et qui était vraisemblablement le fruit de la torture. Aucune évaluation adéquate de l’information n’a été effectuée pour déterminer si tel était le cas.
D'autres articles indiquent que M. Arar a été livré aux Syriens, dans le but d'être interrogé sur ses liens avec Al Qaeda, et que c'est bien sur cela que les tortionnaires de Far Falestin l'ont questionné. Le commissaire canadien affirme même (extrait ci-dessus) que les Syriens ont livré le résultat de leurs «interrogatoires» aux autorités canadiennes. Enfin, Maher Arar a bien été rendu aux Canadiens à la fin de... l'«enquête syrienne».

Ce qui n'a rigoureusement rien à voir avec la théorie de l'implication minimale (on livre, et hop les gens disparaissent). Les personnes livrées aux Syriens sont «réellement» interrogées sur leurs liens avec Al Qaeda, et les résultats sont livrés au moins aux autorités canadiennes (on suppose donc qu'ils sont également fournis aux commanditaires états-uniens).

Le Diplo développe:
Des pays comme la Syrie apparaissent comme des ennemis des Etats-Unis, mais sont restés des alliés dans la guerre secrète contre les militants islamistes. «Au Proche-Orient, la règle est simple: l’ennemi de mon ennemi est mon ami, et c’est comme cela que ça marche. Tous ces pays pâtissent d’une façon ou d’une autre de l’intégrisme islamiste, de l’islam militant», affirme M. Baer. Pendant des années, les Syriens ont proposé aux Américains de travailler avec eux contre les islamistes. «Ces offres ont été repoussées jusqu’au 11-Septembre. Nous évitions généralement les Égyptiens et les Syriens en raison de leur brutalité.» L’ancien responsable de la CIA estime que l’agence a recours à des «restitutions» depuis des années. Mais, après les attentats du World Trade Center, elles sont devenues systématiques et pratiquées à une vaste échelle.
[Au passage, l'idée que CIA écarte certains soustraitants en raison de leur «brutalité», c'est proprement n'importe quoi.] Plus loin:
Pour certains de ses défenseurs au sein du gouvernement américain, la «restitution» vise uniquement à éradiquer le terrorisme. Une fois qu’un terroriste présumé a été renvoyé en Egypte, par exemple, les États-Unis se désintéressent de ce qui se passe. Mais le cas d’un suspect australien, M. Mamdouh Habib, montre que ces «restitutions» ont aussi pour objectif de recueillir des renseignements – au moyen d’actes de torture auxquels les agents américains n’ont officiellement pas le droit de recourir.
C'est le cas pour monsieur Arar. Il ne s'agit pas que de faire disparaître un «présumé terroriste», mais bien de soustraiter son interrogatoire à un pays tiers, en l'occurence la Syrie.

Notez de plus que la livraison de monsieur Arar démontre elle-même une troublante connaissance des services de renseignement syriens. Si, par exemple, je voulais livrer quelqu'un aux Syriens pour le faire torturer, j'aurais un peu de mal à savoir à qui m'adresser. Ici, on décrit un parcourt savant: Mahrer Arar a été débarqué par avion en Jordanie, puis livré par la route à la section «Palestine» des services de renseignement militaires syriens, connus pour... leur brutalité.

Bref... de nombreuses questions, que ni mes amis pro-14-Mars (super-anti-syriens) ni les autres ne parviennent à m'expliquer logiquement.
  • Quels sont ou étaient les liens réels entre le régime syrien et le régime états-unien? Est-ce que ce sont réellement des «ennemis», l'un sur l'axe du mal et l'autre hérault de l'Occident chrétien?
  • Quel est le degré de compromission de la CIA avec les services de renseignement militaires syriens? Comment prétendre «dénoncer» leur activité au Liban tout en leur livrant des suspects à interroger à quelques dizaines de kilomètres de là?
  • En 2002-2003, la Syrie est encore au Liban, monsieur Hariri est le meilleur ami du vice-premier ministre syrien Abdel Halim Khaddam. Depuis 2001-2002, une valse des postes se déroule à Damas (en novembre 2002, Le Monde diplomatique évoque «Les déboires du “printemps de Damas”»). En octobre 2005, suicide du ministre de l'intérieur Ghazi Kanaan. Auparavant, «défection» de Abdel Halim Khaddam. En février 2006, important remaniement ministériel en Syrie, très orienté autour des questions de relations internationales et de services de sécurité. Comment relire tous ces événements à l'aune de cette «nouvelle» information: une partie des services de renseignement syriens effectuait à l'époque un travail de «renseignement» pour le compte de la CIA?
  • Vais-je devenir, à l'instar de mes amis arabes, un parfait obsédé des moukhabarat (services de renseignement)?

06 octobre 2006

Après les bombes, la pub

Évidemment, je sais ce que vous allez me dire: vous allez me dire que j'exagère. D'un autre côté, je n'en fais pas une montagne, je me contente de signaler la faute de goût...

Sur le site de L'Orient-Le Jour, une grande publicité trône, bien en vue sur la page d'accueil:

Si vous ne l'avez pas bien vue, voici cette pub en taille réelle:


Oui, c'est une publicité de l'entreprise privée (même si le graphisme du site suggère le contraire) USAGC, qui organise les loteries permettant de «gagner» une carte verte états-unienne (Green Card Lottery Information and Registration Service).

Sachant que:

  • 70% des Libanais considèrent que les États-Unis sont un ennemi du Liban, et que la récente guerre était «américano-israélienne»;
  • l'émigration est un véritable fléau qui contribue à la destruction de l'économie du Liban (on estime la population libanaise vivant sur le territoire national à près de 4 millions; la population expatriée à 13 millions); l'émigration est considérée sous deux aspects: le non-retour de compétences et de capitaux installés à l'étranger, et le départ continu de la jeunesse libanaise vers l'étranger;
  • beaucoup considèrent que la récente agression contre le pays a accentué le problème (à la fois en poussant encore plus de Libanais à s'expatrier, et en décourageant de nombreux expatriés de se réinstaller au pays);
  • l'agression a renforcé l'idée que la possession d'un passeport non libanais était une condition de survie (la majeure partie des personnes rapatriées par les navires occidentaux étaient des Libanais possédant une seconde nationalité).
Nous bombardons votre pays, nous déplaçons des centaines de milliers de personnes, nous réduisons l'économie de votre watan à l'état de champs de ruines, nous semons des mines dans vos villages, et maintenant nous faisons la publicité d'un service qui vous propose, contre monnaie sonnante et trébuchante, la possibilité de peut-être avoir une chance d'avoir le droit de venir refaire votre vie... chez nous.

Cette publicité me semble avoir d'élégance qu'un tract largué par l'aviation israélienne: «Quittez votre village, sinon vous serez tués. Post-scriptum: avez-vous pensé à demander une green card? »

28 septembre 2006

Doctor Newsweek and Mister Hide


Comme le montre le petit comparatif ci-dessus:

  • l'édition européenne de Newsweek affiche, en couverture, un gaillard au regard défiant, armé d'un lance-quelque chose, surmonté d'un béret artisanal de type islamo-musulman et à la barbe quasi-fourbe; c'est titré «Losing Afghanistan» («Perdre l'Afghanistan»);
  • l'édition pour l'Asie affiche, elle, un beau gars au regard un peu dur, mais avec beaucoup de tendresse au fond des yeux, il montre au public asiatique l'arme dont il est si fier car c'est à peu près tout ce qu'il possède dans ce bas monde, sa barbe est bien taillée et il arbore le traditionnel couvre-chef qui fait l'honneur des hommes de son pays; c'est titré «Losing Afghanistan»;
  • l'édition pour l'Amérique latine montre un homme au regard de fou de Dieu, menaçant le lecteur d'une arme de destruction massive portative et déambulatoire; on voit, à sa barbe mal taillée et à la saleté de son visage, qu'il arrivera au paradis dans un état d'hygiène effroyable; c'est titré «Losing Afghanistan»;
  • l'édition pour les États-Unis – ce pays qui avait justement «gagné l'Afghanistan» et dont Newsweek nous informe (nous autres non-Amerlocains) qu'il risque de «perdre l'Afghanistan» – a en image de couverture la photographe Annie Leibovitz avec ses enfants; c'est titré «My Life in Pictures» («Ma vie en images»).
Ça fait rire le Guardian, qui a obtenu cette explication du directeur de l'édition internationale, Fareed Zakari: aux États-Unis, Newsweek est un magazine grand public avec une large diffusion, alors qu'à l'étranger, «c'est en quelque sorte un magazine plus haut de gamme pour un public plus ouvert sur les affaires internationales».

27 septembre 2006

Divin jeu de mot, maître Capello

Chacun aura pu constater que le Hezbollah était doté d'une communication graphique contrastant avec l'amateurisme surchargé des mouvements islamiques. La typographie blanche et grise sur fond rouge à l'arrière de la tribune de la manifestation de vendredi dernier est à ce titre exemplaire:


Graphisme moderne et sobre, composition elle-même très contemporaine, les polices latine et arabe étant elles-mêmes sobres et modernes. De plus, l'affichage est trilingue arabe-anglais-français et le code couleur est totalement différent de celui du Hezbollah ou de l'islam (ni jaune ni vert).

En revanche, ce que n'aura sans doute pas perçu le spectateur non arabophone, c'est que le choix du slogan lui-même n'est pas lié qu'à des nobles considérations visant à résumer l'action politique du mouvement: c'est aussi un jeu de mot particulièrement transparent assurant la promotion du chef du parti.

Le simple fait de traduire le nom de famille du leader du Hezbollah permettra au lecteur de comprendre que, pour le chef d'un mouvement de Résistance islamique, ça tombe drôlement bien; Nasrallah se décompose ainsi:

  • nassr, qui signifie «la victoire»;
  • Allah, tout le monde connaît: «Dieu» (au passage, pour les chrétiens arabophones, «Dieu» est bien «Allah»; le choix du terme n'est en rien caractéristique de l'Islam, mais seulement de la langue arabe);
  • bref: «nassr allah» se traduit «la victoire de Dieu». (J'écarte ici l'éthymologie du prénom «hassan», qui s'écrit de la même façon que le verbe «hassana», «il a bien fait».)
Et quel est le slogan de la manifestation de vendredi dernier? «La victoire divine» en français, «the devine victory» en anglais, «nassr min allah» en arabe. C'est exactement ce qui est affiché derrière hassan «nassr allah» sur la photo. Pour ceux qui ont du mal avec les jeux de mot, je vous ai fait un petit panneau explicatif:

(«min» est plus fort que le «de» français; dans ce contexte, le terme signifie «qui vient de» ou «donné par», d'où la traduction «victoire divine».)

«nassr allah», «nassr min allah»... n'est-ce pas que c'est bien trouvé?

Accessoirement, Michel Aoun apportant son soutien à Nasrallah, sachez que «Aoun» signifie «l'aide». Le Courant patriotique libre devrait faire imprimer des portraits d'Aoun titrés: «l'aide à la victoire divine» (aoun li nassr allah). En même temps, faudrait voir à pas trop blasphémer.

26 septembre 2006

Le rapport d'incertitude

Comme à chaque rapport sur la mort de Rafic Hariri, la presse nous livre un condensé de certitudes. Le nouveau rapport Brammertz est déjà présenté sous l'angle de l'évidence dans la presse occidentale.

Associated Press:

NATIONS UNIES (AP) — De nouvelles analyses effectuées par la commission d'enquête de l'ONU sur l'assassinat de Rafic Hariri confirment la thèse selon laquelle l'ancien Premier ministre libanais a été tué lors d'un attentat-suicide au camion piégé, selon un rapport publié lundi.
Par ailleurs, dans ce nouveau rapport, les enquêteurs de l'ONU apportent des précisions sur le kamikaze: il s'agit probablement d'un jeune homme âgé entre 20 et 25 ans qui ne venait pas du Liban, selon des examens effectués par des médecins légistes.
Les enquêteurs ont en effet retrouvé sur les lieux de l'attentat 32 morceaux de restes humains appartenant selon toute vraisemblance au kamikaze. Parmi ces restes figure une dent dont la couronne porte une «marque distinctive» — non précisée — laissant penser que le kamikaze ne venait pas du Liban, selon le rapport.
Depuis un certain temps, les enquêteurs de l'ONU travaillaient sur l'hypothèse d'une bombe placée dans un minivan Mitsubishi et déclenchée par un kamikaze. Les nouvelles analyses corroborent cette hypothèse, en précisant que le kamikaze se trouvait soit à l'intérieur du van soit devant le véhicule et que la bombe était probablement composée de 1.800 kilos d'explosifs.
Les enquêteurs de l'ONU placés sous l'autorité du procureur belge Serge Brammertz notent également que la Syrie s'est montrée globalement coopérative avec eux, alors que Damas avait été accusé de faire obstruction à l'enquête.
Contrairement à son prédécesseur l'Allemand Detlev Mehlis, Serge Brammertz s'abstient de toute théorie ou spéculation sur les commanditaires ou les responsabilités. Ses rapports se révèlent être surtout des documents techniques, alors que ceux de M. Mehlis échafaudaient des hypothèses complexes sur l'implication présumée des services de renseignement syriens et libanais.
«Rapport purement technique» aiment déjà préciser nos médias, la thèse de l'attentat-suicide «confirmée»... Pourtant, la lecture des larges extraits du rapport, publiés aujourd'hui par L'Orient-Le Jour, sera certainement totalement différente dans le monde arabe. On trouve en effet la confirmation d'à peu près tous les soupçons qui circulent quant à la manipulation et l'«amateurisme» de l'enquête...

Dès le premier point, on est sidéré:
Un total de 56 éléments de restes humains ont été découverts en juin 2006, ainsi que quatre autres qui n’ont pu être analysés en raison de leur mauvais état.
Le rapport du 10 juin, en effet, n'en évoquait que 27. Il s'agit donc bien de restes découverts plus d'un an après l'attentat! Passer de 27 à 56 peut en effet se traduire: «l'enquête progresse».

La thèse unique présentée par les médias est celle du van Mitsubishi. Dans le rapport, on lit:
Par ailleurs, une reconstruction en 3D de la scène du crime, au-dessus et en dessous de la chaussée, est sur le point d’être finalisée et sera ajoutée à la base de données représentant l’inventaire des indices. Cet exercice a pour objectif de déterminer le lieu exact de la voiture piégée (i.e. le van Mitsubishi) ainsi que celui de la personne qui a actionné le détonateur.
On lit donc que, un an et demi après l'attentat, on ne sait pas encore «où» se trouvait la «voiture piégée», et on n'est pas encore certain que l'explosion ait eu lieu «au-dessus ou en dessous» de la chaussée. «Sous la chaussée», ça vous fait une drôle de «voiture piégée».

Le paragraphe qui permet à tous les médias d'affimer leur certitude est le suivant:
Des tests indépendants ont confirmé que l’explosion du 14 février est liée à la Mitsubishi blanche qui transportait une bombe équivalant à au moins 1200 kilogrammes de TNT et qui a été détonnée par un homme (dont 32 morceaux de corps ont été identifiés) se trouvant dans ou juste devant le van. Toutes les analyses sur la forme de l’explosion et ses conséquences ont été corroborées.
Le lecteur attentif se souvient que, au paragraphe précédent, on attend encore une «reconstruction en 3D» pour déterminer l'emplacement de la voiture piégée. Élément auquel s'ajoute une autre effroyable suspicion très répandue dans le monde arabe: la phrase suivante indique:
La commission étudie toutefois une nouvelle hypothèse relative à un lâcher aérien qui aurait causé l’explosion.
Encore une fois: cette thèse circule depuis les premiers jours, souvent sous la variante d'un missile à guidage laser. Elle n'est donc examinée que plus d'un an et demi après le crime. Comment, de toute manière, cette étude est-elle compatible avec la certitude absolue de la thèse du van exposée dans la phrase qui la précède immédiatement?

Plus loin, on revient sur la thèse de l'explosion au-dessus ou en dessous:
Le rapport expose toutes les méthodes suivies pour déterminer si l’explosion était oui ou non souterraine.
Puis, carrément, sur le nombre d'explosions!
La commission va, par ailleurs, effectuer une simulation pour pouvoir déterminer à partir de la position des témoins au moment de l’explosion s’il y a eu vraiment une ou deux déflagrations au moment et immédiatement après l’explosion.
Le rapport souligne, en outre, qu’une dernière étape d’interrogations est nécessaire pour tirer au clair cet aspect de l’enquête. À ce stade, l’hypothèse privilégiée de la commission demeure celle d’une seule déflagration, le phénomène des deux déflagrations entendues par un certain nombre de témoins pouvant être scientifiquement expliqué.
Le paragraphe sur les motifs du crime est un bel exemple de remplissage de papier (n'oublions pas que, dès le lendemain de l'attentat, chacun se répandait dans les médias assurant connaître les commanditaires et les raisons du crime, en s'appuyant souvent sur les «conclusions» supposées des rapports des enquêteurs):
La commission a identifié différents motifs potentiels, pas nécessairement corrélatifs, qui ont pu sceller la décision d’assassiner Hariri – sachant qu’il est tout à fait possible qu’il y en ait d’autres et que certains de ces motifs pourraient être les mêmes que ceux qui ont sous-tendu d’autres assassinats, tentatives d’assassinat, ou attentats. Ces mobiles en question prennent racine dans des considérations variées (internationales, régionales, nationales) et sont liés à des questions politiques, économiques, financières ou relatives au monde des affaires.
Encore une fois, nous allons assister au Liban et dans une large partie du monde arabe, à une déferlante d'analyses contradictoires. Mais dans les médias occidentaux, les paroles contradictoires, les témoignages circonstanciés sur les pressions sur les témoins, les accusations de torture, les preuves négligées ou détruites, etc., venant parfois de personnages importants et reconnus au Liban, seront totalement ignorés. Même pour les points qui sont pourtant présents à l'intérieur même du rapport officiel.

Le rapport officiel indique que les points suivants sont problématiques:
  • la moitié des échantillons humains disponibles ont été retrouvés plus d'un an après l'explosion;
  • on doit préciser le lieu de l'explosion... au-dessus ou en dessous du sol;
  • on enquête sur la possibilité d'un lâcher aérien;
  • on doit encore préciser le nombre de déflagrations.
L'Orient-Le Jour titre: «Pour Brammertz, plus l'ombre d'un doute: les 14 attentats sont bel et bien liés».

Deux poids différents, même mesure

Comique de répétition à RFI. En mars 2005, l'énorme manifestation parfaitement pacifique organisée par le Hezbollah et ses alliés était titrée «Démonstration de force des pro-syriens». L'immense manifestation de vendredi dernier, durant laquelle autour d'un million de Libanais (sur une population de quatre millions) ont célébré sans armes, sans débordements et sans «putch» l'action de la Résistance, était elle qualifiée de «Démonstration de force du Hezbollah». Cherchez «Hezbollah» et «démonstration de force» dans Google, vous pourrez constater le très rigoureux manque d'imagination des journalistes francophones.

Sur Libération, l'article traitant de cette même manifestation était initialement titré «Le Hezbollah mobilise dans le culte de la personnalité de son chef». Article rebaptisé «Le Hezbollah mobilise autour de son chef» par la suite, mais le flux de Google News révèle le titre initial et son «culte de la personnalité».

Le traitement dans les autres médias est généralement à l'avenant.

Ainsi en est-il du choix des photographies. Je ne parviens par exemple à trouver dans les médias occidentaux que des plans rapprochés des personnes présentes. Comparez par exemple les photographies reproduites par Angry Arab avec celle qu'on trouve sur le Monde et Libération.

Les photos d'Angry Arab montrent une foule immense.


La photo choisie par Le Monde: des drapeaux, mais pas d'image de la foule.


Pour Libé, l'image qui symbolise cette journée, ce sont dix péquins dans un camion.


Quant à savoir ce qu'a dit Hassan Nasrallah, il faut consulter l'internet pour y avoir accès. Si l'on se contente des «résumés» qu'en font les médias, les erreurs et les approximations ne permettront pas de se faire une quelconque idée de la réalité des déclarations du Hezbollah. Par exemple le Monde explique:
M. Nasrallah a délivré une série de messages, dont deux jamais formulés auparavant. L'armement du Hezbollah “n'est pas destiné à durer éternellement”, a-t-il dit, mais il sera maintenu aussi longtemps que “les causes” dont il n'est que “l'effet” auront été éliminées, à savoir : l'occupation israélienne, la détention de Libanais en Israël, le détournement par l'Etat juif des eaux de fleuves libanais et les agressions contre la souveraineté du Liban. Jamais aucun responsable du Hezbollah n'avait publiquement annoncé que la branche armée n'aurait plus de raison d'être une fois que le contentieux libano-israélien aura été apuré.
Ce qui est pourtant très exactement le contenu du «Document d'entente mutuelle» signé et rendu public par le CPL de Michel Aoun et le Hezbollah le 6 février 2006. Le dixième point de l'accord décrit littéralement ce que Mouna Naïm présente comme une innovation (c'est-à-dire dire, pour le lecteur, que cette «acceptation» de la possibilité d'un désarmement, serait liée à la guerre, à la résolution 1701 et au déploiement de la FINUL et de l'armée). Notamment:
Dans ce contexte, les armes du Hezbollah s’inscrivent dans une approche exhaustive ainsi délimitée : Premièrement, le maintien des armes du Hezbollah doit se baser sur des justifications qui font l’unanimité nationale et qui constituent une source de force pour le Liban et les Libanais, et deuxièmement, définir les circonstances objectives qui aboutiraient à la suppression des raisons et des justifications de leur existence.
L'accord décrivant les conditions du désarmement du Hezbollah, signé par le Hezbollah lui-même, précède de plusieurs mois l'agression israélienne; le lecteur du Monde se voit expliquer exactement le contraire.

Le blog d'Alain Gresh propose une traduction en anglais du discours de Hassan Nasrallah, et un des lecteurs a posté une version en français dans les forums. On y verra que – comme chacun le sait au Liban – Nasrallah énonce sa pensée avec une grande clarté et expose sa logique tout aussi clairement; il est reconnu pour cela, y compris par les commentateurs libanais qui lui sont hostiles. Logique qui devient pour Paul Khalifeh sur RFI: pendant sa «démonstration de force» Nasrallah «a défié ses ennemis» et parlé «sur un ton défiant». Là encore, une recherche sur Google permettra de voir que les termes «Nasrallah» et «défie» se marient très bien dans la vulgate journalistique.

Mais le traitement biaisé de cet énorme événement (plusieurs commentateurs affirment qu'il y avait plus de manifestants, vendredi, que pour la célèbre manifestation anti-syrienne du 14 mars 2005) semble ne pas suffire. Un minuscule événement du dimanche suivant, deux jours plus tard, va être sur-exploité pour terminer le travail.

Cet événement, c'est la «contre-manifestation» organisée par le groupuscule d'extrême-droite et ultra-minoritaire des Forces libanaises de Samir Geagea. J'ai déjà évoqué ce mouvement dans un précédent billet. Présenté comme «les chrétiens» par certains commentateurs, ce mouvement est très minoritaire, même dans la communauté chrétienne. Tenu à bout de bras par la propagande des médias Hariri, il ne parvient à obtenir, malgré sa participation à la «majorité» gouvernementale, que 5 sièges au parlement sur 128 (contre 21, par exemple, pour le bloc formé autour du chrétien Aoun).

À l'occasion de la messe à la mémoire des «martyrs» des Forces libanaises (pour ceux qui sont tombés les armes à la main, il est intéressant de rappeler que ces armes étaient «made in Israël»), les troupes des Forces libanaises s'étaient particulièrement mobilisées, et la presse toute entière a présenté l'événement comme une «contre-manifestation» à celle du Hezbollah. Parfois explicitement présenté selon la logique de mars 2005, lorsque l'immense manifestation du 14 (anti-syrienne) avait répondu à l'immense manifestation du 8 (pro-syrienne).

La dépêche de l'AFP est exemplaire: «Des chrétiens libanais célèbrent en masse leurs “martyrs”»:
Une foule dense s'est dirigée dans la matinée vers la cathédrale surplombant Beyrouth, où le chef des FL Samir Geagea assistait à la messe en présence de nombreuses personnalités des forces antisyriennes, dites «du 14 mars».

Cette commémoration intervient deux jours après une manifestation imposante du Hezbollah, soutenu par Damas et Téhéran, lors de laquelle le parti chiite a réitéré son refus de désarmer comme le demandent les «forces du 14 mars», majoritaires au Parlement, la communauté internationale et Israël.
Al Jazeera, qui est l'exact pendant des médias occidentaux dans la création et la promotion d'un «choc des civilisations», est heureux de titrer: «Lebanese Christians hold mass rally».

La première idée est, outre la promotion d'un «choc de civilisations» intra-libanais («chrétiens» contre «chiites»), de réduire la journée de célébration de la Résistance à une manifestation chiite. Ce qui est évidemment faux, tous les alliés du Hezbollah étaient présents, et le soutien à la Résistance traverse toutes les confessions. Voir par exemple la présentation d'un sujet d'Euronews; tout est élégamment résumé en un paragraphe:
Deux jours après un rassemblement massif de la milice chiite, ce mouvement chrétien voulait montrer au Hezbollah qu'il ne représente pas tout le Liban. Pour son leader Samir Geagea, Hassan Nasrallah n'a pas le droit de parler de victoire contre Israël. «Nous n'avons pas ressenti cela comme une victoire, beaucoup de Libanais n'ont pas vécu la guerre ainsi. Un immense désastre a commencé. Les espoirs pour le présent et le futur se sont envolés avec le vent.» La guerre a réveillé les tensions entre communautés au Liban. Un pays composé d'un tiers de Chrétiens, d'un tiers de Musulmans chiites et d'un tiers de Sunnites. Les forces libanaises n'avaient pas autant mobilisé depuis plusieurs années.
Nous avons donc le rassemblement «de la milice chiite» suivi de la manifestation d'un «mouvement chrétien», puis l'évocation des «tensions entre communautés».

L'autre aspect de ces articles est de présenter une «réponse» importante à la vague qui a submergé Beyrouth vendredi. Comme en mars 2005, présenter une contre-manifestation équivalente, comme la réponse du berger à la bergère. C'est ce que fait, très explicitement, le quotidien L'Orient-Le Jour (transformé, depuis quelques jours, en organe officiel des Forces libanaises; le quotidien francophone ferait désormais passer la Pravda des années 70 pour un exemple d'objectivité). Michel Touma se félicite:
Cela était prévisible. À la déferlante « jaune » du Hezbollah dans la banlieue sud, vendredi dernier, a correspondu une tout aussi impressionnante déferlante aux couleurs des Forces libanaises, hier à Harissa. Le double spectacle de ces masses populaires rassemblées, à quarante-huit heures d’intervalle, dans le fief du parti chiite puis sur les places et les routes du littoral du Kesrouan, confirme en quelque sorte ce qu’écrivait déjà en novembre 1943, au lendemain de la première indépendance, Michel Chiha, qui soulignait que «le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées (…) ; c’est la raison d’être de ce pays et c’est son originalité».
Une déferlante «tout aussi impressionnante». Comme c'est beau. À tel point que le surtitre indique que c'est Geagea qui fixe les règles («Le discours de Geagea définit les règles du jeu qui devraient régir le bras de fer avec le Hezbollah»).

Le reportage de Suzanne Baaklini donne l'ampleur de cette journée:
La célébration de la traditionnelle messe des martyrs des Forces libanaises (FL) aura été caractérisée cette année par une participation impressionnante de dizaines de milliers de personnes, qui a pris de court les militants eux-mêmes, à entendre leurs commentaires. Non seulement la place de la basilique Notre-Dame de Harissa et tous ses environs étaient pleins à craquer, mais toute la route reliant le littoral de Jounieh au célèbre sanctuaire regorgeait également de piétons, de voitures et de bus, et dans les heures qui ont précédé la messe, l’autoroute qui mène vers la montagne de Harissa étaient si embouteillée que des convois entiers n’ont pu accéder à l’église. Cette importante mobilisation populaire semblait être une réponse au grand rassemblement du Hezbollah vendredi dernier, tout comme le discours du leader des FL, Samir Geagea, dont la participation à cette messe annuelle était la première depuis sa libération, constituait une réponse à celui du secrétaire général du Hezbollah.
Parmi les détails anecdotiques, on apprend que la journaliste vedette de la LBC, May Chidiac, grièvement blessée dans un attentat l'année dernière, assistait à cette messe en hommage aux «martyrs» des Forces libanaises, comme le patron de L'Orient-Le Jour avait participé, lui, à la messe en souvenir de Bachir Gemayel il y a quelques jours. Le lecteur français peut ainsi comprendre que les deux médias (la LBC et L'Orient-Le Jour) qui fournissent la quasi totalité des «contacts libanais» aux grands médias français (notamment audiovisuels) affichent ouvertement, au Liban, leur affiliation partisane.

Il faut montrer que le rassemblement autour de Geagea est non seulement une déferlante «tout aussi impressionnante» que la journée de la Résistance, mais qu'elle surpasse aussi le mouvement aouniste:
Pour d’autres, ce nombre élevé équivaut à un défi. Toufic, de Aïn Ebel, trouve que «c’est ainsi que nous montrons que nous ne sommes pas une minorité et que d’autres sont loin de représenter 70% des chrétiens», dans une allusion claire au Courant patriotique libre (CPL) du général Michel Aoun.
D'autres articles de la presse pro-gouvernementale évoquent aussi, évidemment, la «réponse», «cinglante», de Walid Joumblatt. Je ne développe pas; en gros, tous ceux qui critiquent le gouvernement pro-américain d'un pays bombardé par les alliés des américains sont... des pro-syriens, donc des vilains qui feraient mieux de se taire (non, le niveau n'est pas bien élevé).

Quelques éléments d'information pour les lecteurs qui auraient raté l'essentiel:
  • la manifestation en l'honneur de la Résistance a rassemblé autour d'un million de personnes; elle accueillait des personnalités de nombreux groupes politiques et de toutes confessions;
  • la manifestation des Forces libanaises a rassemblé «plusieurs dizaines de milliers» de personnes, et il est certain qu'il n'y avait que des chrétiens dans la foule (l'image de ce parti, issu de la milice collaboratrice avec Israël, est exécrable en dehors du parti); pour la «tout aussi impressionnante déferlante» de L'Orient-Le Jour, il manque un ou deux zéros;
  • les Forces libanaises de Samir Geagea sont un parti ultra-minoritaire, y compris parmi les chrétiens;
  • Walid Joumblatt est tellement contesté qu'il est même parvenu à relancer la guéguerre inter-druze entre les familles Joumblatt et Arslane: il y aura désormais deux chefs Akl pour représenter la communauté, les Arslane ayant dénoncé l'autoritarisme des Joumblatt sur la communauté. Pour info, extrait de L'Orient-Le Jour:
«Il y aura désormais deux cheikhs Akl», a annoncé, hier, à Khaldé, le leader du Parti démocratique libanais, Talal Arslane, qui a intronisé cheikh Nasreddine el-Gharib, nouveau chef spirituel de la communauté druze. Devant quelque quatre mille partisans et religieux, et en présence des anciens ministres Wi’am Wahhab et Mahmoud Abdel-Khalek et de l’ancien député Fayçal Daoud, M. Arslane, qui avait violemment rejeté, en mai dernier, la nouvelle législation réorganisant les affaires de la communauté, a souligné qu’elle était «en dérogation avec les règles et les coutumes druzes qui s’opposent à la politisation de la religion et au détournement des fonds du Wakf. Pour cette raison, nous avons décidé de boycotter des élections caricaturales et de revenir au système des deux chefs spirituels. Aucun cheikh Akl élu selon la loi de la discorde, la loi de l’autorité pourrie, ne peut être considéré comme légitime», a déclaré M. Arslane. Pour rappel, M. Arslane proposait un accord politique fondé sur un partage équitable des représentants au Conseil druze qui serait formé de 50% de joumblattis et de 50% d’arslanis. Mais Walid Joumblatt avait refusé le marché. Mettant ainsi fin à un système d’alternance où le chef spirituel druze était tour à tour désigné par chacun des deux courants politiques majeurs de la communauté, M. Joumblatt avait demandé aux experts juridiques Talal Jaber et Ghassan Mahmoud, chargés des affaires législatives au sein du Parti socialiste progressiste auprès du Parlement, d’élaborer une loi permettant, au-delà des dissensions politiques internes, de moderniser les institutions de la communauté.
  • Début septembre, un sondage, déjà évoqué ici, indiquait que les 3 hommes politiques recueillant le plus d'opinions positives étaient: Hassan Nasrallah (79%), Nabih Berri (71%) et Michel Aoun (58%), c'est-à-dire les dirigeants des trois principaux mouvements politiques présents à la grande manifestation de vendredi;
  • le même sondage indiquait que les trois hommes politiques recueillant le plus d'opinions négatives étaient: Samir Geagea (57,5%) et Walid Joumblatt (56%).
Cela n'étonnera certainement personne: ceux qui prétendent que 90.000 valent un million et que ce sont les ultra-minoritaires qui définissent «les règles du jeu» sont évidemment les mêmes qui se gargarisent quotidiennement de leçons de «démocratie» et d'«idéaux républicains».

25 septembre 2006

Georges Corm vous cause dans le poste

Je le découvre avec un peu de retard, car je m'en suis rendu compte par hasard: abonné au podcast de «Concordance des temps», j'ai constaté ce week-end que le fichier installé automatiquement dans mon petit lecteur électronique et déambulatoire était consacré au Liban.

Excellente surprise: Jean-Noël Jeanneney maîtrise son sujet, et construit son émission du 9 septembre en permettant à Georges Corm d'exposer largement son analyse de l'histoire du Liban. L'émission est titrée «Les communautés au Liban: cohésion et dispersion» pour, dès les premières minutes, dénoncer l'usage même du terme de «communautés»...

Côté musique, certains découvriront l'excellentissime Beyrouth écœuré de Clotaire K (le reste de l'album vaut l'écoute). Quant à Fairouz, forcément c'est toujours nickel.

On devrait pouvoir écouter l'émission de France Culture pendant encore un mois en ligne. La page de l'émission en question est par là.

Pour ceux qui découvrent mon blog, je signale que j'utilise abondamment l'ouvrage Le Liban contemporain de Georges Corm pour mon explication «Au Liban, une mafiocratie contre son peuple».