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22 mars 2007

300 : le néocon et la nouvelle Sparte

Les thermo-piles perses, ancêtres des réacteurs nucléaires iraniens? Le lecteur est prié de ne pas confondre la bataille des Thermopyles avec cet autre épisode de l'histoire de Sparte durant lequel, selon Pierre Desproges, le général Pinochus se fit révéler le théorème de Pythagore en filant des coups de pelle aux Ponèses.

Aujourd'hui, le Figaro nous instruit du scandale que 300, le film tiré de la bande dessinée de Frank Miller, provoque à Téhéran. La lecture du quotidien français laisse penser que, vraiment, les censeurs iraniens n'ont que cela à faire: dénoncer le grand Satan parce qu'il vient de traiter leurs ancêtres de ramassis de tapettes. L'homophobie serait ainsi à voir du côté des iraniens (classique invocation de l'homophobie moyen-orientale, les Occidentaux étant eux notoirement gay-friendly depuis qu'ils ont inventé la philosophie des Lumières). Pourtant, dans la critique que deux journalistes de Libération faisaient hier du film (This is merdaaaa!, Alexis Bernier et Bruno Icher), l'homophobie est clairement décrite comme intrinsèque au film américain:

Prétexte à exalter la bravoure, l'esprit de sacrifice et la chaude camaraderie des soldats en jupette, cette histoire minimaliste est aussi l'occasion de dénigrer en vrac les politiciens et les religieux ­ un ramassis de pleutres, corrompus et libidineux, les alliés ­ ces mauvais guerriers qui vous abandonnent dès la première escarmouche ­ et les pacifistes, «ces Athéniens philosophes et amateurs de garçons». Sans oublier, bien sûr, les étrangers en général, complaisamment décrits comme des basanés dégénérés.
L'article du Figaro évoque au détour d'une phrase l'affreuse censure iranienne:
Produit aux États-Unis et interdit d'écran en Iran - comme la plupart des films américains -, 300 aurait pu passer inaperçu dans la capitale iranienne.
Loin de moi l'idée de défendre la censure iranienne, mais si l'on va par là, il me semblerait légitime d'évoquer la censure inverse: combien de films iraniens sont vus aux États-Unis? Combien de films du Moyen-Orient sont montrés aux spectateurs américains? Même en France, à moins de fréquenter quelques petites salles du Quartier latin, qui peut voir un film iranien ou arabe (à part l'insignifiant Bosta)? Censure pour censure, mais la presse occidentale préfère le stéréotype facile.

Le Figaro laisse le lecteur croire que seul «Téhéran dénonce une “guerre psychologique” de l'Occident». Les journalistes de Libération, pourtant, ne dénoncent pas autre chose:
C'est que, selon l'idéologue neocon et ultraréac Frank Miller, cet épisode glorieux est rien de moins que «l'acte de naissance de la civilisation occidentale», des valeurs qu'il faut, aujourd'hui encore, avoir les couilles de défendre dans le sang et les larmes.
Le Figaro accompagne d'ailleurs la présentation du scandale irano-iranien d'une interview de Frank Miller particulièrement anodine, qui laisse à penser qu'il ne s'agit que de license artistique: «Frank Miller entre l'histoire et la mythologie». L'homme avoue qu'il a «essayé de revenir à la période bénie de [ses] 5 ans»; les Iraniens seraient donc scandalisés par ce qui n'est finalement que le fruit d'une âme d'enfant.

Pourtant, il existe une autre interview de Frank Miller, autrement plus édifiante, livrée le 9 mars dernier sur la radio indépendante américaine NPR (National Public Radio). On pourra l'écouter sur Little Green Footballs (site néo-con). On en trouvera la transcription sur de nombreux sites américains. Je vous en propose une traduction en français.
NPR : […] Frank, qu'en est-il de l'état de l'Union ?

Frank Miller: Bon, je ne suis pas tant en train de m'inquiéter de l'état de l'Union que de l'état du front intérieur. Il me semble évident que notre pays ainsi que le monde occidental tout entier sont actuellement confrontés à un ennemi existentiel qui, lui, sait exactement ce qu'il veut... Les grandes cultures ne sont pratiquement jamais conquises, elles s'effondrent de l'intérieur. Et, franchement, je pense que beaucoup d'Américains se comportent comme des gamins trop gâtés à cause de tout ce qui ne fonctionne pas parfaitement en permanence.

NPR: Hum, et quand vous dites que nous ne savons pas ce que voulons, quelle en est selon vous la raison?

FM: Bon, je pense qu'en partie c'est lié à la façon dont nous sommes instruits. On nous dit constamment que toutes les cultures sont égales, et que tout système de croyance est aussi valable qu'un autre. Et en général l'Amérique est connue pour ses défauts plutôt que pour ses qualités. Quand vous pensez à ce que les Américains ont accompli, en construisant ces villes incroyables, et à tout le bien qu'ils ont apporté au monde, c'est plutôt un crève-cœur de voir autant de haine contre l'Amérique, pas seulement à l'étranger, mais même chez nous.

NPR: Nombre de personnes vous diraient que c'est ce que l'Amérique a fait à l'étranger qui a provoqué ces doutes et même la haine de ses propres citoyens.

FM: Bien, OK, alors finalement parlons des ennemis. Pour une raison quelconque, personne ne semble parler de ce que nous combattons, ni de la barbarie du sixième siècle qu'ils représentent. Ces gens décapitent la tête des gens avec des scies. Ils asservissent les femmes, ils mutilent le sexe de leurs filles, ils ne se comportent selon aucune des normes culturelles auxquelles nous tenons. Je parle dans un micro qui n'aurait jamais pu être un produit de leur culture, et je vis dans une ville dont trois mille de mes voisins ont été tués par des voleurs d'avions qu'ils n'auraient jamais pu construire.

NPR: Quand vous regardez les gens autour de vous, cependant, pour quelle raison sont-ils si, comme vous le diriez, si égocentiques, si pleurnichards?

FM: Bon, je dirais que c'est de la même façon que se comportaient les Athéniens et les Romains. Nous tenons quelque chose d'un peu meilleur actuellement. Ce que je reprocherais le plus au président Bush, c'est qu'à la suite du 11 Septembre, il a motivé nos militaires, mais il n'a pas appelé la nation à se placer en état de guerre. Il n'a pas expliqué que cela demanderait un effort commun contre un ennemi commun. Ainsi nous avons en quelque sorte mené une guerre sur le côté, et nous sommes assis comme des Romains se plaignant à ce sujet. De plus, je pense que George Bush a un talent surnaturel pour être quelqu'un que les gens détestent. Je croyais que Clinton était le président le plus détesté que j'ai jamais vu, mais je n'ai jamais rien vu de tel que la haine contre Bush. C'est complètement fou.

NPR: Et quand vous parlez aux gens dans la rue, aux gens que vous rencontrez au travail, socialement, comment est-ce que vous leur expliquez cela?

FM: Essentiellement en termes historiques, surtout en expliquant que le pays qui a combattu à Okinawa et Iwo Jima verse aujourd'hui un sang précieux; mais si peu en comparaison, c'en est presque ridicule. Et les enjeux sont aussi élevés qu'ils l'étaient à l'époque. La plupart du temps j'entends les gens demander: «Pourquoi avons-nous attaqué l'Irak?», par exemple. Bien, nous prenons une idée. Personne ne demande pourquoi, après Pearl Harbor, nous avons attaqué l'Allemagne nazie. C'était parce que nous étions confrontés à une forme de fascisme global: nous faisons la même chose aujourd'hui.

NPR : Bon, ils nous avaient déclaré la guerre, mais…

FM : Bon, comme l'a fait l'Irak.
Oui, on dirait du Philippe Val sous amphétamines.

Un point que ni le Figaro ni la critique de Libération n'évoquent est pourtant important: au Moyen-Orient et en Iran, le film était suspect dès avant d'être vu, de part sa simple référence à Sparte. Il ne s'agit pas de quelconques Croisés qui dessoudent ici des infidèles, mais de Spartiates. Chose assez méconnue ici, mais largement diffusée là-bas, l'idéologie des néo-conservateurs est associée à l'admiration pour Sparte et au rejet des civilisations athéniennes et romaines. Toute une analyse repose sur la dénonciation de cette admiration néo-con pour Sparte, et la prétention à construire «une nouvelle Sparte». Ce qu'on retrouve, d'ailleurs, dans l'interview de Frank Miller. On pourra lire, exceptionnellement, une évocation de cette critique de la dérive néo-spartiate dans un article de Counterpunch, «The New Sparta».

Voir, de septembre 2004, «La menace», de Youssef Aschkar (ancien patron du PSNS libanais):
Les nouveaux totalitaires ne s’inspirent pas de Rome mais de Sparte. Le legs de celle-ci s’accorde avec leur vision et leurs plans, à tous les niveaux conceptuels, structurels et fonctionnels. Aristocratie ou élite conquérante transformée, par un esprit mytho-politique, en caste curieusement totalitaire. Contrôle et moulage des idées et des activités. Réduction de leur pays en camp retranché, pour sa propre sécurité, et en rempart de régimes oligarchiques et totalitaires, pour la domination du monde extérieur. Souci constant du danger de l’expansion démographique des «auxiliaires», conçus par cette caste comme ennemis naturels, et recours à tous les moyens meurtriers pour empêcher cette expansion

Autant de concordance qui rend Sparte le meilleur repère. Alors que l’impérialisme de Rome ne suffit pas à traduire les principes et les ambitions de l’idéologie des nouveaux Spartiates. Trop copié par les successeurs de Rome et banalisé à travers les siècles, notamment aux derniers temps coloniaux de l’Europe, le concept impérial romain semble, aux Néoconservateurs, manquer d’originalité, alors que leur nouveau projet mondial se veut unique. Jugés peu révolutionnaires et trop tendres dans la culture de la conquête et de l’occupation, insuffisamment démolisseurs et trop bâtisseurs, les Romains ne peuvent assez inspirer les nouveaux idéologues de la «destruction créatrice». Mais le tort impardonnable des maîtres de Rome est d’avoir été trop soucieux des intérêts « conventionnels » de leur pays, et ce aux dépens des exigences exceptionnelles de leur projet mondial. Alors qu’eux, les nouveaux modeleurs du monde, ne se sentent responsables qu’envers leur projet, pour lequel on ne peut trop sacrifier. Et les autorités des É.-U. d’agir moins en leur qualité d’autorité d’un pays, responsable envers son peuple, qu’en leur nouvelle qualité d’état major investi de la mission de remodeler le monde par une guerre ambulante et perpétuelle. Moins en tant qu’autorité légitime, ayant été élue par le peuple et étant investie d’un mandat bien défini et délimité par la constitution, qu’en tant qu’élite initiée dont la légitimité est acquise, au préalable, par sa seule volonté politique de mener son propre projet à son terme, et dont le mandat n’est tenu à se conformer à aucune obligation ni à obéir à aucune loi. Et cette double compétence transcendante (légitimité et mandat) de se confirmer par la victoire.
Une telle analyse, souvent sous des formes plus simples, est largement connue au Moyen-Orient. La perception de l'idéologie néo-conservatrice dans l'œuvre de Miller ne se résume donc pas, comme le laisse croire l'article du Figaro, à une simple histoire d'insulte homophobe que les censeurs iraniens instrumentalisent. Pour un occidental, l'interview de Frank Miller entraîne la même réaction que celle des chroniqueurs de Libération: on perçoit seulement la bêtise raciste et réactionnaire. Pour quelqu'un qui connait les analyses du discours néoconservateur sous l'angle de la référence à Sparte (c'est-à-dire à peu près tout le monde au Moyen-Orient et en Iran, en y adhèrant ou non), lire l'interview de Miller et la critique de Libé renvoit à quelque chose de bien plus alarmant et dangereux, car beaucoup plus cohérent.