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28 septembre 2006

Doctor Newsweek and Mister Hide


Comme le montre le petit comparatif ci-dessus:

  • l'édition européenne de Newsweek affiche, en couverture, un gaillard au regard défiant, armé d'un lance-quelque chose, surmonté d'un béret artisanal de type islamo-musulman et à la barbe quasi-fourbe; c'est titré «Losing Afghanistan» («Perdre l'Afghanistan»);
  • l'édition pour l'Asie affiche, elle, un beau gars au regard un peu dur, mais avec beaucoup de tendresse au fond des yeux, il montre au public asiatique l'arme dont il est si fier car c'est à peu près tout ce qu'il possède dans ce bas monde, sa barbe est bien taillée et il arbore le traditionnel couvre-chef qui fait l'honneur des hommes de son pays; c'est titré «Losing Afghanistan»;
  • l'édition pour l'Amérique latine montre un homme au regard de fou de Dieu, menaçant le lecteur d'une arme de destruction massive portative et déambulatoire; on voit, à sa barbe mal taillée et à la saleté de son visage, qu'il arrivera au paradis dans un état d'hygiène effroyable; c'est titré «Losing Afghanistan»;
  • l'édition pour les États-Unis – ce pays qui avait justement «gagné l'Afghanistan» et dont Newsweek nous informe (nous autres non-Amerlocains) qu'il risque de «perdre l'Afghanistan» – a en image de couverture la photographe Annie Leibovitz avec ses enfants; c'est titré «My Life in Pictures» («Ma vie en images»).
Ça fait rire le Guardian, qui a obtenu cette explication du directeur de l'édition internationale, Fareed Zakari: aux États-Unis, Newsweek est un magazine grand public avec une large diffusion, alors qu'à l'étranger, «c'est en quelque sorte un magazine plus haut de gamme pour un public plus ouvert sur les affaires internationales».

27 septembre 2006

Divin jeu de mot, maître Capello

Chacun aura pu constater que le Hezbollah était doté d'une communication graphique contrastant avec l'amateurisme surchargé des mouvements islamiques. La typographie blanche et grise sur fond rouge à l'arrière de la tribune de la manifestation de vendredi dernier est à ce titre exemplaire:


Graphisme moderne et sobre, composition elle-même très contemporaine, les polices latine et arabe étant elles-mêmes sobres et modernes. De plus, l'affichage est trilingue arabe-anglais-français et le code couleur est totalement différent de celui du Hezbollah ou de l'islam (ni jaune ni vert).

En revanche, ce que n'aura sans doute pas perçu le spectateur non arabophone, c'est que le choix du slogan lui-même n'est pas lié qu'à des nobles considérations visant à résumer l'action politique du mouvement: c'est aussi un jeu de mot particulièrement transparent assurant la promotion du chef du parti.

Le simple fait de traduire le nom de famille du leader du Hezbollah permettra au lecteur de comprendre que, pour le chef d'un mouvement de Résistance islamique, ça tombe drôlement bien; Nasrallah se décompose ainsi:

  • nassr, qui signifie «la victoire»;
  • Allah, tout le monde connaît: «Dieu» (au passage, pour les chrétiens arabophones, «Dieu» est bien «Allah»; le choix du terme n'est en rien caractéristique de l'Islam, mais seulement de la langue arabe);
  • bref: «nassr allah» se traduit «la victoire de Dieu». (J'écarte ici l'éthymologie du prénom «hassan», qui s'écrit de la même façon que le verbe «hassana», «il a bien fait».)
Et quel est le slogan de la manifestation de vendredi dernier? «La victoire divine» en français, «the devine victory» en anglais, «nassr min allah» en arabe. C'est exactement ce qui est affiché derrière hassan «nassr allah» sur la photo. Pour ceux qui ont du mal avec les jeux de mot, je vous ai fait un petit panneau explicatif:

(«min» est plus fort que le «de» français; dans ce contexte, le terme signifie «qui vient de» ou «donné par», d'où la traduction «victoire divine».)

«nassr allah», «nassr min allah»... n'est-ce pas que c'est bien trouvé?

Accessoirement, Michel Aoun apportant son soutien à Nasrallah, sachez que «Aoun» signifie «l'aide». Le Courant patriotique libre devrait faire imprimer des portraits d'Aoun titrés: «l'aide à la victoire divine» (aoun li nassr allah). En même temps, faudrait voir à pas trop blasphémer.

26 septembre 2006

Le rapport d'incertitude

Comme à chaque rapport sur la mort de Rafic Hariri, la presse nous livre un condensé de certitudes. Le nouveau rapport Brammertz est déjà présenté sous l'angle de l'évidence dans la presse occidentale.

Associated Press:

NATIONS UNIES (AP) — De nouvelles analyses effectuées par la commission d'enquête de l'ONU sur l'assassinat de Rafic Hariri confirment la thèse selon laquelle l'ancien Premier ministre libanais a été tué lors d'un attentat-suicide au camion piégé, selon un rapport publié lundi.
Par ailleurs, dans ce nouveau rapport, les enquêteurs de l'ONU apportent des précisions sur le kamikaze: il s'agit probablement d'un jeune homme âgé entre 20 et 25 ans qui ne venait pas du Liban, selon des examens effectués par des médecins légistes.
Les enquêteurs ont en effet retrouvé sur les lieux de l'attentat 32 morceaux de restes humains appartenant selon toute vraisemblance au kamikaze. Parmi ces restes figure une dent dont la couronne porte une «marque distinctive» — non précisée — laissant penser que le kamikaze ne venait pas du Liban, selon le rapport.
Depuis un certain temps, les enquêteurs de l'ONU travaillaient sur l'hypothèse d'une bombe placée dans un minivan Mitsubishi et déclenchée par un kamikaze. Les nouvelles analyses corroborent cette hypothèse, en précisant que le kamikaze se trouvait soit à l'intérieur du van soit devant le véhicule et que la bombe était probablement composée de 1.800 kilos d'explosifs.
Les enquêteurs de l'ONU placés sous l'autorité du procureur belge Serge Brammertz notent également que la Syrie s'est montrée globalement coopérative avec eux, alors que Damas avait été accusé de faire obstruction à l'enquête.
Contrairement à son prédécesseur l'Allemand Detlev Mehlis, Serge Brammertz s'abstient de toute théorie ou spéculation sur les commanditaires ou les responsabilités. Ses rapports se révèlent être surtout des documents techniques, alors que ceux de M. Mehlis échafaudaient des hypothèses complexes sur l'implication présumée des services de renseignement syriens et libanais.
«Rapport purement technique» aiment déjà préciser nos médias, la thèse de l'attentat-suicide «confirmée»... Pourtant, la lecture des larges extraits du rapport, publiés aujourd'hui par L'Orient-Le Jour, sera certainement totalement différente dans le monde arabe. On trouve en effet la confirmation d'à peu près tous les soupçons qui circulent quant à la manipulation et l'«amateurisme» de l'enquête...

Dès le premier point, on est sidéré:
Un total de 56 éléments de restes humains ont été découverts en juin 2006, ainsi que quatre autres qui n’ont pu être analysés en raison de leur mauvais état.
Le rapport du 10 juin, en effet, n'en évoquait que 27. Il s'agit donc bien de restes découverts plus d'un an après l'attentat! Passer de 27 à 56 peut en effet se traduire: «l'enquête progresse».

La thèse unique présentée par les médias est celle du van Mitsubishi. Dans le rapport, on lit:
Par ailleurs, une reconstruction en 3D de la scène du crime, au-dessus et en dessous de la chaussée, est sur le point d’être finalisée et sera ajoutée à la base de données représentant l’inventaire des indices. Cet exercice a pour objectif de déterminer le lieu exact de la voiture piégée (i.e. le van Mitsubishi) ainsi que celui de la personne qui a actionné le détonateur.
On lit donc que, un an et demi après l'attentat, on ne sait pas encore «où» se trouvait la «voiture piégée», et on n'est pas encore certain que l'explosion ait eu lieu «au-dessus ou en dessous» de la chaussée. «Sous la chaussée», ça vous fait une drôle de «voiture piégée».

Le paragraphe qui permet à tous les médias d'affimer leur certitude est le suivant:
Des tests indépendants ont confirmé que l’explosion du 14 février est liée à la Mitsubishi blanche qui transportait une bombe équivalant à au moins 1200 kilogrammes de TNT et qui a été détonnée par un homme (dont 32 morceaux de corps ont été identifiés) se trouvant dans ou juste devant le van. Toutes les analyses sur la forme de l’explosion et ses conséquences ont été corroborées.
Le lecteur attentif se souvient que, au paragraphe précédent, on attend encore une «reconstruction en 3D» pour déterminer l'emplacement de la voiture piégée. Élément auquel s'ajoute une autre effroyable suspicion très répandue dans le monde arabe: la phrase suivante indique:
La commission étudie toutefois une nouvelle hypothèse relative à un lâcher aérien qui aurait causé l’explosion.
Encore une fois: cette thèse circule depuis les premiers jours, souvent sous la variante d'un missile à guidage laser. Elle n'est donc examinée que plus d'un an et demi après le crime. Comment, de toute manière, cette étude est-elle compatible avec la certitude absolue de la thèse du van exposée dans la phrase qui la précède immédiatement?

Plus loin, on revient sur la thèse de l'explosion au-dessus ou en dessous:
Le rapport expose toutes les méthodes suivies pour déterminer si l’explosion était oui ou non souterraine.
Puis, carrément, sur le nombre d'explosions!
La commission va, par ailleurs, effectuer une simulation pour pouvoir déterminer à partir de la position des témoins au moment de l’explosion s’il y a eu vraiment une ou deux déflagrations au moment et immédiatement après l’explosion.
Le rapport souligne, en outre, qu’une dernière étape d’interrogations est nécessaire pour tirer au clair cet aspect de l’enquête. À ce stade, l’hypothèse privilégiée de la commission demeure celle d’une seule déflagration, le phénomène des deux déflagrations entendues par un certain nombre de témoins pouvant être scientifiquement expliqué.
Le paragraphe sur les motifs du crime est un bel exemple de remplissage de papier (n'oublions pas que, dès le lendemain de l'attentat, chacun se répandait dans les médias assurant connaître les commanditaires et les raisons du crime, en s'appuyant souvent sur les «conclusions» supposées des rapports des enquêteurs):
La commission a identifié différents motifs potentiels, pas nécessairement corrélatifs, qui ont pu sceller la décision d’assassiner Hariri – sachant qu’il est tout à fait possible qu’il y en ait d’autres et que certains de ces motifs pourraient être les mêmes que ceux qui ont sous-tendu d’autres assassinats, tentatives d’assassinat, ou attentats. Ces mobiles en question prennent racine dans des considérations variées (internationales, régionales, nationales) et sont liés à des questions politiques, économiques, financières ou relatives au monde des affaires.
Encore une fois, nous allons assister au Liban et dans une large partie du monde arabe, à une déferlante d'analyses contradictoires. Mais dans les médias occidentaux, les paroles contradictoires, les témoignages circonstanciés sur les pressions sur les témoins, les accusations de torture, les preuves négligées ou détruites, etc., venant parfois de personnages importants et reconnus au Liban, seront totalement ignorés. Même pour les points qui sont pourtant présents à l'intérieur même du rapport officiel.

Le rapport officiel indique que les points suivants sont problématiques:
  • la moitié des échantillons humains disponibles ont été retrouvés plus d'un an après l'explosion;
  • on doit préciser le lieu de l'explosion... au-dessus ou en dessous du sol;
  • on enquête sur la possibilité d'un lâcher aérien;
  • on doit encore préciser le nombre de déflagrations.
L'Orient-Le Jour titre: «Pour Brammertz, plus l'ombre d'un doute: les 14 attentats sont bel et bien liés».

Deux poids différents, même mesure

Comique de répétition à RFI. En mars 2005, l'énorme manifestation parfaitement pacifique organisée par le Hezbollah et ses alliés était titrée «Démonstration de force des pro-syriens». L'immense manifestation de vendredi dernier, durant laquelle autour d'un million de Libanais (sur une population de quatre millions) ont célébré sans armes, sans débordements et sans «putch» l'action de la Résistance, était elle qualifiée de «Démonstration de force du Hezbollah». Cherchez «Hezbollah» et «démonstration de force» dans Google, vous pourrez constater le très rigoureux manque d'imagination des journalistes francophones.

Sur Libération, l'article traitant de cette même manifestation était initialement titré «Le Hezbollah mobilise dans le culte de la personnalité de son chef». Article rebaptisé «Le Hezbollah mobilise autour de son chef» par la suite, mais le flux de Google News révèle le titre initial et son «culte de la personnalité».

Le traitement dans les autres médias est généralement à l'avenant.

Ainsi en est-il du choix des photographies. Je ne parviens par exemple à trouver dans les médias occidentaux que des plans rapprochés des personnes présentes. Comparez par exemple les photographies reproduites par Angry Arab avec celle qu'on trouve sur le Monde et Libération.

Les photos d'Angry Arab montrent une foule immense.


La photo choisie par Le Monde: des drapeaux, mais pas d'image de la foule.


Pour Libé, l'image qui symbolise cette journée, ce sont dix péquins dans un camion.


Quant à savoir ce qu'a dit Hassan Nasrallah, il faut consulter l'internet pour y avoir accès. Si l'on se contente des «résumés» qu'en font les médias, les erreurs et les approximations ne permettront pas de se faire une quelconque idée de la réalité des déclarations du Hezbollah. Par exemple le Monde explique:
M. Nasrallah a délivré une série de messages, dont deux jamais formulés auparavant. L'armement du Hezbollah “n'est pas destiné à durer éternellement”, a-t-il dit, mais il sera maintenu aussi longtemps que “les causes” dont il n'est que “l'effet” auront été éliminées, à savoir : l'occupation israélienne, la détention de Libanais en Israël, le détournement par l'Etat juif des eaux de fleuves libanais et les agressions contre la souveraineté du Liban. Jamais aucun responsable du Hezbollah n'avait publiquement annoncé que la branche armée n'aurait plus de raison d'être une fois que le contentieux libano-israélien aura été apuré.
Ce qui est pourtant très exactement le contenu du «Document d'entente mutuelle» signé et rendu public par le CPL de Michel Aoun et le Hezbollah le 6 février 2006. Le dixième point de l'accord décrit littéralement ce que Mouna Naïm présente comme une innovation (c'est-à-dire dire, pour le lecteur, que cette «acceptation» de la possibilité d'un désarmement, serait liée à la guerre, à la résolution 1701 et au déploiement de la FINUL et de l'armée). Notamment:
Dans ce contexte, les armes du Hezbollah s’inscrivent dans une approche exhaustive ainsi délimitée : Premièrement, le maintien des armes du Hezbollah doit se baser sur des justifications qui font l’unanimité nationale et qui constituent une source de force pour le Liban et les Libanais, et deuxièmement, définir les circonstances objectives qui aboutiraient à la suppression des raisons et des justifications de leur existence.
L'accord décrivant les conditions du désarmement du Hezbollah, signé par le Hezbollah lui-même, précède de plusieurs mois l'agression israélienne; le lecteur du Monde se voit expliquer exactement le contraire.

Le blog d'Alain Gresh propose une traduction en anglais du discours de Hassan Nasrallah, et un des lecteurs a posté une version en français dans les forums. On y verra que – comme chacun le sait au Liban – Nasrallah énonce sa pensée avec une grande clarté et expose sa logique tout aussi clairement; il est reconnu pour cela, y compris par les commentateurs libanais qui lui sont hostiles. Logique qui devient pour Paul Khalifeh sur RFI: pendant sa «démonstration de force» Nasrallah «a défié ses ennemis» et parlé «sur un ton défiant». Là encore, une recherche sur Google permettra de voir que les termes «Nasrallah» et «défie» se marient très bien dans la vulgate journalistique.

Mais le traitement biaisé de cet énorme événement (plusieurs commentateurs affirment qu'il y avait plus de manifestants, vendredi, que pour la célèbre manifestation anti-syrienne du 14 mars 2005) semble ne pas suffire. Un minuscule événement du dimanche suivant, deux jours plus tard, va être sur-exploité pour terminer le travail.

Cet événement, c'est la «contre-manifestation» organisée par le groupuscule d'extrême-droite et ultra-minoritaire des Forces libanaises de Samir Geagea. J'ai déjà évoqué ce mouvement dans un précédent billet. Présenté comme «les chrétiens» par certains commentateurs, ce mouvement est très minoritaire, même dans la communauté chrétienne. Tenu à bout de bras par la propagande des médias Hariri, il ne parvient à obtenir, malgré sa participation à la «majorité» gouvernementale, que 5 sièges au parlement sur 128 (contre 21, par exemple, pour le bloc formé autour du chrétien Aoun).

À l'occasion de la messe à la mémoire des «martyrs» des Forces libanaises (pour ceux qui sont tombés les armes à la main, il est intéressant de rappeler que ces armes étaient «made in Israël»), les troupes des Forces libanaises s'étaient particulièrement mobilisées, et la presse toute entière a présenté l'événement comme une «contre-manifestation» à celle du Hezbollah. Parfois explicitement présenté selon la logique de mars 2005, lorsque l'immense manifestation du 14 (anti-syrienne) avait répondu à l'immense manifestation du 8 (pro-syrienne).

La dépêche de l'AFP est exemplaire: «Des chrétiens libanais célèbrent en masse leurs “martyrs”»:
Une foule dense s'est dirigée dans la matinée vers la cathédrale surplombant Beyrouth, où le chef des FL Samir Geagea assistait à la messe en présence de nombreuses personnalités des forces antisyriennes, dites «du 14 mars».

Cette commémoration intervient deux jours après une manifestation imposante du Hezbollah, soutenu par Damas et Téhéran, lors de laquelle le parti chiite a réitéré son refus de désarmer comme le demandent les «forces du 14 mars», majoritaires au Parlement, la communauté internationale et Israël.
Al Jazeera, qui est l'exact pendant des médias occidentaux dans la création et la promotion d'un «choc des civilisations», est heureux de titrer: «Lebanese Christians hold mass rally».

La première idée est, outre la promotion d'un «choc de civilisations» intra-libanais («chrétiens» contre «chiites»), de réduire la journée de célébration de la Résistance à une manifestation chiite. Ce qui est évidemment faux, tous les alliés du Hezbollah étaient présents, et le soutien à la Résistance traverse toutes les confessions. Voir par exemple la présentation d'un sujet d'Euronews; tout est élégamment résumé en un paragraphe:
Deux jours après un rassemblement massif de la milice chiite, ce mouvement chrétien voulait montrer au Hezbollah qu'il ne représente pas tout le Liban. Pour son leader Samir Geagea, Hassan Nasrallah n'a pas le droit de parler de victoire contre Israël. «Nous n'avons pas ressenti cela comme une victoire, beaucoup de Libanais n'ont pas vécu la guerre ainsi. Un immense désastre a commencé. Les espoirs pour le présent et le futur se sont envolés avec le vent.» La guerre a réveillé les tensions entre communautés au Liban. Un pays composé d'un tiers de Chrétiens, d'un tiers de Musulmans chiites et d'un tiers de Sunnites. Les forces libanaises n'avaient pas autant mobilisé depuis plusieurs années.
Nous avons donc le rassemblement «de la milice chiite» suivi de la manifestation d'un «mouvement chrétien», puis l'évocation des «tensions entre communautés».

L'autre aspect de ces articles est de présenter une «réponse» importante à la vague qui a submergé Beyrouth vendredi. Comme en mars 2005, présenter une contre-manifestation équivalente, comme la réponse du berger à la bergère. C'est ce que fait, très explicitement, le quotidien L'Orient-Le Jour (transformé, depuis quelques jours, en organe officiel des Forces libanaises; le quotidien francophone ferait désormais passer la Pravda des années 70 pour un exemple d'objectivité). Michel Touma se félicite:
Cela était prévisible. À la déferlante « jaune » du Hezbollah dans la banlieue sud, vendredi dernier, a correspondu une tout aussi impressionnante déferlante aux couleurs des Forces libanaises, hier à Harissa. Le double spectacle de ces masses populaires rassemblées, à quarante-huit heures d’intervalle, dans le fief du parti chiite puis sur les places et les routes du littoral du Kesrouan, confirme en quelque sorte ce qu’écrivait déjà en novembre 1943, au lendemain de la première indépendance, Michel Chiha, qui soulignait que «le Liban est un pays de minorités confessionnelles associées (…) ; c’est la raison d’être de ce pays et c’est son originalité».
Une déferlante «tout aussi impressionnante». Comme c'est beau. À tel point que le surtitre indique que c'est Geagea qui fixe les règles («Le discours de Geagea définit les règles du jeu qui devraient régir le bras de fer avec le Hezbollah»).

Le reportage de Suzanne Baaklini donne l'ampleur de cette journée:
La célébration de la traditionnelle messe des martyrs des Forces libanaises (FL) aura été caractérisée cette année par une participation impressionnante de dizaines de milliers de personnes, qui a pris de court les militants eux-mêmes, à entendre leurs commentaires. Non seulement la place de la basilique Notre-Dame de Harissa et tous ses environs étaient pleins à craquer, mais toute la route reliant le littoral de Jounieh au célèbre sanctuaire regorgeait également de piétons, de voitures et de bus, et dans les heures qui ont précédé la messe, l’autoroute qui mène vers la montagne de Harissa étaient si embouteillée que des convois entiers n’ont pu accéder à l’église. Cette importante mobilisation populaire semblait être une réponse au grand rassemblement du Hezbollah vendredi dernier, tout comme le discours du leader des FL, Samir Geagea, dont la participation à cette messe annuelle était la première depuis sa libération, constituait une réponse à celui du secrétaire général du Hezbollah.
Parmi les détails anecdotiques, on apprend que la journaliste vedette de la LBC, May Chidiac, grièvement blessée dans un attentat l'année dernière, assistait à cette messe en hommage aux «martyrs» des Forces libanaises, comme le patron de L'Orient-Le Jour avait participé, lui, à la messe en souvenir de Bachir Gemayel il y a quelques jours. Le lecteur français peut ainsi comprendre que les deux médias (la LBC et L'Orient-Le Jour) qui fournissent la quasi totalité des «contacts libanais» aux grands médias français (notamment audiovisuels) affichent ouvertement, au Liban, leur affiliation partisane.

Il faut montrer que le rassemblement autour de Geagea est non seulement une déferlante «tout aussi impressionnante» que la journée de la Résistance, mais qu'elle surpasse aussi le mouvement aouniste:
Pour d’autres, ce nombre élevé équivaut à un défi. Toufic, de Aïn Ebel, trouve que «c’est ainsi que nous montrons que nous ne sommes pas une minorité et que d’autres sont loin de représenter 70% des chrétiens», dans une allusion claire au Courant patriotique libre (CPL) du général Michel Aoun.
D'autres articles de la presse pro-gouvernementale évoquent aussi, évidemment, la «réponse», «cinglante», de Walid Joumblatt. Je ne développe pas; en gros, tous ceux qui critiquent le gouvernement pro-américain d'un pays bombardé par les alliés des américains sont... des pro-syriens, donc des vilains qui feraient mieux de se taire (non, le niveau n'est pas bien élevé).

Quelques éléments d'information pour les lecteurs qui auraient raté l'essentiel:
  • la manifestation en l'honneur de la Résistance a rassemblé autour d'un million de personnes; elle accueillait des personnalités de nombreux groupes politiques et de toutes confessions;
  • la manifestation des Forces libanaises a rassemblé «plusieurs dizaines de milliers» de personnes, et il est certain qu'il n'y avait que des chrétiens dans la foule (l'image de ce parti, issu de la milice collaboratrice avec Israël, est exécrable en dehors du parti); pour la «tout aussi impressionnante déferlante» de L'Orient-Le Jour, il manque un ou deux zéros;
  • les Forces libanaises de Samir Geagea sont un parti ultra-minoritaire, y compris parmi les chrétiens;
  • Walid Joumblatt est tellement contesté qu'il est même parvenu à relancer la guéguerre inter-druze entre les familles Joumblatt et Arslane: il y aura désormais deux chefs Akl pour représenter la communauté, les Arslane ayant dénoncé l'autoritarisme des Joumblatt sur la communauté. Pour info, extrait de L'Orient-Le Jour:
«Il y aura désormais deux cheikhs Akl», a annoncé, hier, à Khaldé, le leader du Parti démocratique libanais, Talal Arslane, qui a intronisé cheikh Nasreddine el-Gharib, nouveau chef spirituel de la communauté druze. Devant quelque quatre mille partisans et religieux, et en présence des anciens ministres Wi’am Wahhab et Mahmoud Abdel-Khalek et de l’ancien député Fayçal Daoud, M. Arslane, qui avait violemment rejeté, en mai dernier, la nouvelle législation réorganisant les affaires de la communauté, a souligné qu’elle était «en dérogation avec les règles et les coutumes druzes qui s’opposent à la politisation de la religion et au détournement des fonds du Wakf. Pour cette raison, nous avons décidé de boycotter des élections caricaturales et de revenir au système des deux chefs spirituels. Aucun cheikh Akl élu selon la loi de la discorde, la loi de l’autorité pourrie, ne peut être considéré comme légitime», a déclaré M. Arslane. Pour rappel, M. Arslane proposait un accord politique fondé sur un partage équitable des représentants au Conseil druze qui serait formé de 50% de joumblattis et de 50% d’arslanis. Mais Walid Joumblatt avait refusé le marché. Mettant ainsi fin à un système d’alternance où le chef spirituel druze était tour à tour désigné par chacun des deux courants politiques majeurs de la communauté, M. Joumblatt avait demandé aux experts juridiques Talal Jaber et Ghassan Mahmoud, chargés des affaires législatives au sein du Parti socialiste progressiste auprès du Parlement, d’élaborer une loi permettant, au-delà des dissensions politiques internes, de moderniser les institutions de la communauté.
  • Début septembre, un sondage, déjà évoqué ici, indiquait que les 3 hommes politiques recueillant le plus d'opinions positives étaient: Hassan Nasrallah (79%), Nabih Berri (71%) et Michel Aoun (58%), c'est-à-dire les dirigeants des trois principaux mouvements politiques présents à la grande manifestation de vendredi;
  • le même sondage indiquait que les trois hommes politiques recueillant le plus d'opinions négatives étaient: Samir Geagea (57,5%) et Walid Joumblatt (56%).
Cela n'étonnera certainement personne: ceux qui prétendent que 90.000 valent un million et que ce sont les ultra-minoritaires qui définissent «les règles du jeu» sont évidemment les mêmes qui se gargarisent quotidiennement de leçons de «démocratie» et d'«idéaux républicains».

25 septembre 2006

Georges Corm vous cause dans le poste

Je le découvre avec un peu de retard, car je m'en suis rendu compte par hasard: abonné au podcast de «Concordance des temps», j'ai constaté ce week-end que le fichier installé automatiquement dans mon petit lecteur électronique et déambulatoire était consacré au Liban.

Excellente surprise: Jean-Noël Jeanneney maîtrise son sujet, et construit son émission du 9 septembre en permettant à Georges Corm d'exposer largement son analyse de l'histoire du Liban. L'émission est titrée «Les communautés au Liban: cohésion et dispersion» pour, dès les premières minutes, dénoncer l'usage même du terme de «communautés»...

Côté musique, certains découvriront l'excellentissime Beyrouth écœuré de Clotaire K (le reste de l'album vaut l'écoute). Quant à Fairouz, forcément c'est toujours nickel.

On devrait pouvoir écouter l'émission de France Culture pendant encore un mois en ligne. La page de l'émission en question est par là.

Pour ceux qui découvrent mon blog, je signale que j'utilise abondamment l'ouvrage Le Liban contemporain de Georges Corm pour mon explication «Au Liban, une mafiocratie contre son peuple».

24 septembre 2006

La justice est trop laxiste...

Comme, la semaine dernière, cette information est passée relativement inaperçue parmi mes compatriotes français, voici la traduction d'un article du Guardian du mercredi 20 septembre. [Note: rien à voir, évidemment, avec la dénonciation du laxisme du tribunal de Bobigny par un certain ministre de chez nous; rien à voir avec la joie de Georges Bush d'annoncer devant l'ONU les progrès de la démocratie partout où sont intervenus les bombardiers américains; rien à voir non plus avec le rêve d'un tribunal international au Liban.]

Le procès de Saddam Hussein a tourné à la farce hier quand le président du tribunal a été renvoyé après que le gouvernement iraquien a prétendu qu'il avait perdu sa neutralité en déclarant en audience que Saddam n'était pas un dictateur.

Ce dernier rebondissement dans un processus légal qui a été marqué par des meurtres, des démissions, des accusations d'intimidation et d'ingérence politique, a fait suite à des remarques émises la semaine dernière par le président du tribunal Abdullah al-Amari.

Il a été remplacé, à la tête du groupe de cinq juges, par Mohammed al-Uraibiy, qui était son adjoint, selon une source au tribunal.

L'accusation avait demandé le remplacement de al-Amiri la semaine dernière, après qu'il avait autorisé Saddam à s'en prendre à un témoin kurde, et avait provoqué une controverse en déclarant à l'ancien président: «vous n'étiez pas un dictateur».

Le tribunal juge Saddam, son cousin Ali Hassan al-Majeed, surnommé Ali le Chimiste [Chemical Ali], et cinq autres accusés, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, pour leur rôle dans la campagne d'Anfal de 1998 contre les Kurdes.

Saddam et Majeed sont de plus accusés de génocide.

Le différend entre le président du tribunal et le chef de l'accusation, Minqith al-Faroon, a éclaté mercredi dernier lorsque al-Faroon s'est plaint que le président avait autorisé Saddam a accuser un témoin kurde d'être un «agent de l'Iran et du sionisme» et avait menacé d'«écraser la tête» de ses accusateurs.

«Vous avez permis que le tribunal devienne une estrade politique pour les accusés», a déclaré al-Faroon à al-Amiri. «L'action de la court penche en faveur des accusés. C'est pourquoi je demande à votre honneur de se récuser.» Al-Amiri avait alors refusé.

Le lendemain, durant le contre-interrogatoire d'un témoin kurde, Saddam a déclaré: «Je me demande pourquoi cet homme voulait me rencontrer, si j'étais un dictateur?»

C'est alors qu'al-Amiri est intervenu, dans un aparté amical à l'adresse de Saddam: «Vous n'étiez pas un dictateur. Les gens autour de vous ont fait passer pour un dictateur.»

«Merci», a répondu Saddam, inclinant la tête.

Ce n'est pas la première crise que traverse le tribunal. Un juge dans un procès séparé contre Saddam pour l'assassinat de 150 chiites dans le village de Al-Dujaul dans les années 1980 s'est retiré plus tôt cette année, arguant d'ingérences politiques de la part du gouvernement.

Si le tribunal a initialement été constitué par les forces d'occupation américaines pour poursuivre Saddam pour les crimes commis sous son autorité, il est maintenant dirigé par des Iraqiens, bien que des Américains interviennent comme conseillers.

Depuis le début du procès, trois membres de l'équipe juridique de la défense ont été tués. Saadoun Sughaiyer al-Janabi et Adel al-Zubeidi sont morts dans des fusillades différentes à l'automne dernier et Khamis al-Obeidi a été enlevé et tué en juin 2006 par plusieurs hommes portant des uniformes de la police.

Le procès a été lourdement critiqué, le plus récemment par Amnesty International, qui a réclamé des changements pour assurer que le procès réponde aux critères internationaux.

Il a attiré l'attention sur le manque de garde-fous garantissant l'intépendance juridique du tribunal; la sécurité des avocats, des témoins et de tous ceux impliqués dans le procès; les droits de la défense; et le processus légal nécessaire.

The premier verdict devrait être rendu le 16 octobre 2006.
[Note : remarquez que «Saddam» est le seul à être systématiquement dénommé par son seul prénom. Tous les autres sont désignés par leur nom de famille.]

Je complète cet article d'une dépêche de Reuters sur la reprise de l'audience.
Saddam Hussein a été évacué de la salle d'audience par le nouveau président du tribunal qui remplace Abdallah al Amiri, et les avocats de la défense ont quitté la salle dès l'ouverture de la séance pour protester contre ce changement de magistrats.

Saddam a accusé le nouveau président, Mohamed al Oureïbi, d'être le fils d'un ancien espion du gouvernement avant l'invasion américaine en 2003.

«Votre père était un agent de sécurité. Je le connaissais. Il s'était fait opérer ici», a lancé Saddam en désignant son abdomen.

«Je vous mets au défi de le prouver au public», a répliqué Oureïbi d'un ton sans appel, en ordonnant le renvoi de l'accusé.

Le prédécesseur du nouveau juge a été révoqué mardi à la demande du gouvernement irakien qui n'a pas admis qu'Amiri ait dit la semaine dernière à Saddam Hussein qu'il n'était pas un dictateur.

Me Wadood Fawzi, l'avocat de Saddam et d'un de ses coaccusés, son cousin Ali Hassan al Madjid, a protesté contre les pressions exercées par le gouvernement.

«Le licenciement de ce juge a confirmé nos craintes, à savoir que cette cour est dépourvue des conditions permettant de mener un procès équitable», a-t-il affirmé.

Les avocats de la défense ont finalement quitté la séance.

Oureïbi a ordonné que les accusés soient défendus par des avocats désignés par la cour, puis a poursuivi les auditions.

19 septembre 2006

Sondage palestinien

Un communiqué de presse annonce les résultats d'un sondage du «Palestinian Center for Policy and Survey Research» (avec le soutien de la fondation Konrad Adenauer à Ramallah), mené dans la bande de Gaza et en Cisjordanie du 14 au 16 septembre 2006, auprès de 1270 adultes.

Principaux résultats:

  • Une majorité de 54% est mécontente de l'action du gouvernement du Hamas, contre 42% de satisfaits. Le mécontentement au sujet des questions économiques, telles que les salaires et la pauvreté, atteint 69%, pour seulement 26% des satisfaction.
  • Un large consensus, à 84%, déclare que la situation des Palestiniens, aujourd'hui, est mauvaise ou très mauvaise, avec seulement 5% d'opinions donnant les conditions des palestiniens bonnes ou très bonnes. De plus, 80% des sondés déclarent qu'eux et leur famille ne se sentent pas en sécurité dans les territoires palestininiens. La perception d'une Autorité palestinienne corrompue culmine à son plus haut niveau, à 89%, tandis que 72% des sondés pensent que les emplois aujourd'hui sont largement obtenus grâce au wasta (par piston).
  • Cependant, malgré le large mécontentement contre le gouvernement du Hamas, le pourcentage de ceux qui déclarent vouloir voter pour lui si de nouvelles élections se tenaient aujourd'hui reste quasiment inchangé, stable à 38% (contre 39% il y a trois mois). La popularité du Fatah a légèrement augmenté sur cette période, passant de 39% à 41%. La popularité des autres factions et groupes atteint 9% pour ce sondage, et 12% se déclare indécis. La popularité du Hamas avait atteint son plus haut niveau en mars 2006, un mois après l'élection parlementaire: elle était alors de 47%, contre 39% pour le Fatah.
  • Surtout, une majorité (67%) ne pense pas que le Hamas devrait accéder à la demande de la communauté des pays donateurs de reconnaître Israël, et seulement 30% pense qu'il devrait le faire.
  • Seulement un quart soutient la formation d'un gouvernement d'union nationale composé de toutes les factions sous la direction du Hamas. Un autre quart (24%) soutient la création d'un gouvernement apolitique composé de professionnels et de technocrates. Le plus important pourcentage (46%) soutient la création d'un gouvernement d'union nationale dans lequel le Fatah et le Hamas auraient des poids équivalents.
  • Un large pourcentage (32%) veut que la première priorité d'un gouvernement d'union nationale soit le renforcement de la loi et de l'ordre, suivi par le retour au processus de paix et aux négociations (25%), la fin des sanctions financières et politiques internationales contre l'Autorité palestinienne (23%), et la mise en place de réforme politique et de la lutte contre la corruption (18%).
  • Le taux de satisfaction quant à l'action du Président Mahmoud Abbas (Abu Maren) s'élève à 55%. Il y a trois mois, sa popularité était de 53%.
  • Le plus important pourcentage (46%) pense que la grève des employés et des enseignants de l'Autorité palestinienne n'est pas politique, mais vise à protester contre la détérioration des conditions de vie, alors que 36% pense qu'elle vise politiquement le gouvernement du Hamas, et 16% la voit comme une grève politique contre la communauté internationale.
  • Une majorité écrasante (86%) s'oppose aux enlèvements d'étrangers résidant en territoire palestinien, contre 13% qui les soutienne.
Évidemment, le chiffre qui sera sans doute commenté sera celui des 67% «qui ne pensent pas que le Hamas devrait accéder à la demande de la communauté des pays donateurs de reconnaître Israël». Je pense que cela sera reformulé médiatiquement ainsi: «67% des palestiniens opposés à la reconnaissance d'Israël»; notez cependant que la phrase du communiqué de presse officiel en anglais ne dit pas cela. Il y a ici deux «pièges» dans un tel changement de tournure:
  • le communiqué de presse évoque le comportement que devrait adopter le Hamas, et non l'opinion personnelle du sondé sur le sujet; «est-ce que le Hamas devrait...» n'est pas la même chose que «est-ce que vous devriez...»;
  • la tournure du communiqué indique «accept the demand of the donor community to recognize Israel» («accéder à la demande de la communauté des pays donateurs de reconnaître Israël»), et non «le Hamas devrait reconnaître Israël». La question suggère non pas une décision politique interne au Hamas ou à l'Autorité palestinienne, mais introduit le fait de céder au blocus international.
On lira certainement dans la presse le «refus» des Palestiniens à reconnaître Israël, là où le communiqué de presse semble plutôt indiquer un légitime refus de capituler face à une agression internationale (le blocus mené par les Israéliens et la communauté internationale).

Un autre piège dans ces chiffres consisterait à présenter ainsi «25% (seulement) des Palestiniens souhaitent un retour au processus de paix» (j'ai déjà lu une telle remarque dans un forum: «donc les Palestiniens ne veulent pas la paix»); or, ce passage interroge les sondés sur la priorité d'un nouveau gouvernement. Ce type de question, dans un sondage, ne donne jamais un résultat intéressant. Notamment parce que la question introduit une exclusion là où il n'y en a pas; on demande au sondé sa priorité, ce qui lui interdit évidemment de donner plusieurs réponses, alors même qu'un gouvernement, une fois nommé, peut très bien mener de front le rétablissement de la sécurité, les négociations avec Israël, la levée des sanctions, etc.; c'est bien pour cela qu'un gouvernement est composé de plusieurs ministres...

18 septembre 2006

De l'inconfort du bidasse

Pas content, le général Pellegrini, indique Le Monde du 14 septembre (en citant La Croix):

«Je ne trouve pas actuellement de terrains. Je vais sûrement être obligé de retarder l'arrivée de certains contingents car je ne peux pas les loger», a déclaré au journal le général français Alain Pellegrini. «Je rappelle aux autorités libanaises qu'elle doivent nous proposer des terrains, ce que pour l'instant elles ne font pas. Nous sommes ici à leur demande et la moindre des choses serait qu'elles nous aident», a-t-il poursuivi.
L'Orient-Le Jour du 18 août (aujourd'hui) se préoccupe toujours du confort du bidasse onusien («La Finul de plus en plus confrontée au manque de terrains pour ses contingents»):
Pendant ce temps, la Finul renforcée se retrouve de plus en plus confrontée à un manque de terrains. De nombreux propriétaires accepteraient de louer leurs parcelles directement à la force de l’ONU, mais étant obligés de passer par l’État libanais, seul habilité à traiter avec la Finul, ils s’y refusent, de peur d’être impayés.
C’est dans ce contexte que la ministre française de la Défense, Michèle Alliot-Marie, est arrivée hier soir à Beyrouth, dans une visite axée à la fois sur la coopération en matière de reconstruction et sur le bon déroulement de la mission des Casques bleus français.
C'est ballot, tout de même: des chars encore plus balaises que les chars israéliens, des centaines de véhicules blindés, de l'anti-missile, plusieurs flottes occidentales au large du Liban, des ponts, du génie, de l'armement «crédible»... et on se retrouve obligés de coucher sous la tente.

Je me permets donc de mettre en parallèle ces informations sur le manque de logements mis à disposition de la FINUL avec cette autre information: les pertes matérielles au Liban. On trouve une telle liste, par exemple, pour le 31 août. Outre les 1200 morts et 3700 blessés, l'article recense les pertes matérielles:
Les pertes matérielles libanaises directes s'élèvent à 3,6 millards de dollars, selon le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR, organisme officiel), mais selon le PNUD (programme des nations unies pour le développement) les pertes directes et indirectes pourraient atteindre 15 milliards de dollars.

La Commission des secours estimait qu'avaient été détruits ou endommagés:
  • 29 installations vitales: aéroport de Beyrouth, ports, réservoirs d'eau, stations d'épuration, centrales électriques.
  • 630 km de routes
  • 32 stations-service
  • 145 ponts et bretelles
  • 900 usines, commerces, fermes et marchés.
En ce qui concerne les logements le Hezbollah a estimé à 15000 le nombre d'unités d'habitation complètement détruites. Le Premier ministre libanais Fouad Siniora a fait état de 130000 habitations détruites ou endommagées.
Ont également été touchés: des relais de télévision, radio et téléphonie, des sites religieux, des permanences du Hezbollah, bureaux et domiciles de cadres du parti chiite, et de nombreuses bases et équipements militaires.

Les villes considérées comme des bastions du Hezbollah, de même que les régions et villages alentour ont été bombardés: Tyr, Bint Jbeil, Khiam, Nabatiyé, Cana, Saïda (sud), Beyrouth (banlieue chiite), Masnaa, la vallée de la Békaa, Baalbeck et sa région (est). Dans le nord, le plateau du Akkar est également visé.

Le bombardement de la centrale électrique de Jiyé a provoqué une marée noire sur plus de 140 km de côtes libanaises, qui s'est étendue aux eaux syriennes.
Bref, il n'y a pas que la Finul qui manque de logements au Liban.

Il y aurait bien une solution immédiate, simple et juste, connue de tous dans le monde arabe, mais qui semble avoir du mal à franchir le «fossé civilisationnel»: installer la moitié du contingent de la FINUL de l'autre côté de la frontière, sur le sol israélien, et demander au gouvernement israélien des terrains et des logements pour accueillir la soldatesque onusienne. Le général Pellegrini n'ignore pas que sa phrase – «Nous sommes ici à leur demande et la moindre des choses serait qu'elles nous aident» – peut tout aussi bien s'appliquer aux autorités israéliennes.

15 septembre 2006

La majorité gouvernementale célèbre la mémoire d'un ami d'Israël

Énorme barouf dans le Landerneau libanais: nettement moins réservé qu'à l'accoutumée, Hassan Nasrallah a attaqué frontalement, sur Al Jazeera, la majorité gouvernementale. Selon le quotidien marocain Al Bayane (parmi tant d'autres):

Sorti grand vainqueur de l'agression israélienne contre le Liban, Sayyed Hassan Nasrallah a accusé mardi soir des forces politiques libanaises d'«avoir en quelque sorte participé aux côtés d'Israël à la guerre» contre la résistance. Son intervention sur la télévision Al-Jazeera est une nouvelle attaque du Hezbollah, dans lequel nombre de Libanais se reconnaissent, contre le gouvernement de Fouad Siniora, et la majorité gouvernementale pro-occidentale.
Sur le site français du Rassemblement Pour le Liban (mouvement de Michel Aoun), un communiqué signé du mouvement aouniste titre «Nasrallah démasque le “14 février”...» et indique que «Sayyed Nasrallah s'en est également pris à ceux qu'il appelle les “complices dans l'agression contre le Liban”». (Le choix dans la date: pour évoquer le même groupe politique – l'actuelle majorité gouvernementale –, on parle généralement du groupe du «14 Mars», date d'une manifestation monstre organisée à Beyrouth par ce groupe; Nasrallah les nomme «14 Février», date de la mort de Rafic Hariri; et Bachar Assad utilise l'image du «17 Mai». Le Bloc de la Résistance, organisé autour du Hezbollah, de Amal et du PSNS, et hostile au «14 Mars» est, lui, parfois quafilié de «8 Mars», en référence à l'autre manifestation monstre organisée une semaine avant celle du 14; pour RFI, cette grande manifestation pacifique et, évidemment, sans armes était un «Impressionnant étalage de force des pro-syriens à Beyrouth».)

Évidemment, depuis, la «majorité» (du «14 Mars», donc) se répand en dénonciations de cette «diffamation». Selon le RPL:
Sayyed Nasrallah avait à peine terminé son discours sur Al Jazeera que l'orchestre de la « majorité » s'est levé, mené par le « Chef supérieur du parti Kataëb », le Chef exécutif des Forces libanaises et le Chef du PSP, auxquels se sont joints des membres du Courant du Futur, pour répliquer à sayyed Hassan Nasrallah. Toutefois, le Premier ministre n'a fait aucune déclaration ni aucun commentaire jusqu'à présent. Dans la soirée, les «milieux du Futur» ont commenté sur les propos de Nasrallah au sujet des «chambres fermées» disant : «il peut dire ce qu'il veut au sujet des chambres fermées... Israël demeure notre ennemi et nos contacts avec les US se font dans l'intérêt du Liban».
Évidemment, il suffit de lire L'Orient-Le Jour pour avoir l'intégralité des réactions outrées des membres du «14 Mars». Chacun poussant sa déclaration sur l'air de «Israël demeure notre ennemi».

Pourtant, L'Orient-Le Jour de ce jour (15 septembre) publie un «reportage» particulièrement émouvant de Patricia Khoder, envoyée spéciale à la «Grand-messe FL-Kataëb à la commémoration de l'assassinat de Béchir Gemayel». Le style empoulé et grandiloquent du quotidien francophone fait encore des merveilles.
Une foule galvanisée. Des feux d’artifice qu’on brûle en plein jour. Une pluie de riz et de pétales de roses. Des tonnerres d’applaudissements. Achrafieh a réservé hier un accueil triomphal à un homme qui a passé onze ans dans une cellule individuelle. L’occasion s’y prêtait, ces gestes se répétant immuablement depuis probablement la première messe célébrée pour commémorer l’assassinat du président élu Béchir Gemayel et ses compagnons, le 14 septembre 1982. Mais hier la présence, pour la première fois depuis longtemps, du chef des Forces libanaises, Samir Geagea, à l’office religieux et sa participation à la marche traditionnelle jusqu’au lieu de l’assassinat a électrisé une foule de partisans déjà acquise, présente chaque année avec ses mêmes slogans, portraits et drapeaux à cette commémoration. Cette même foule, comme tous les 14 septembre, a acclamé la famille de Béchir Gemayel et son fils Nadim, qui a prononcé hier sur le parvis de l’église un discours en arabe littéraire pour donner probablement plus de poids aux idées politiques qu’il avançait.
[...]
Plusieurs milliers de personnes – parmi eux beaucoup de jeunes âgés de moins de 24 ans – ont participé hier à la 24e commémoration de l’assassinat du président élu, Béchir Gemayel, et ses compagnons, lors d’une messe célébrée en la basilique de la Médaille miraculeuse des pères lazaristes, à Achrafieh. Dès le début de l’après-midi, les partisans FL et Kataëb, venus de plusieurs régions du pays notamment du Chouf, du Metn, du Kesrouan, du Batroun et de la Békaa-Ouest, ont commencé à affluer à Achrafieh, les étudiants phalangistes se donnant, eux, rendez-vous à Saïfi.

Des convois de voitures dont les occupants arboraient les drapeaux FL et Kataëb ainsi que les portraits de Béchir Gemayel et Samir Geagea ont sillonné la place Sassine, diffusant des discours du président assassiné ou des chants partisans à fond la caisse. Comme chaque année, les magasins et les restaurants de la place Sassine ont baissé leur rideau le temps de la messe. Sur le parvis de l’église, avant l’arrivée des personnalités, une sorte de cacophonie régnait parmi les jeunes partisans présents: on acclamait, pêle-mêle, Samir Geagea, Amine Gemayel et Béchir Gemayel «vivant en nous»...
Bachir Gemayel et Samir Geagea

Ce rassemblement des Phalanges chrétiennes (en arabe, Kataëb) et des Forces libanaises (les «FL»; avant de devenir un parti politique, il s'agissait de la milice chrétienne d'extrême-droite de Béchir Gemayel, bras armé des Phalanges chrétiennes dont Pierre Gemayel, père de Béchir, était le fondateur) donne l'occasion de ressortir les vieux slogans nauséabonds:
Il y avait aussi des partisans à peine sortis de l’adolescence qui scandaient des slogans appartenant aux années soixante-dix : «Seules les Forces libanaises peuvent protéger l’est (de Beyrouth).»
Pour rappel, Beyrouth-Est était la zone à majorité chrétienne, contrôlée par les Forces libanaises; Beyrouth-Ouest était la zone des partis progressistes, de l'OLP, des milices musulmanes, des pro-syriens... (avec une mixité religieuse bien plus importante qu'à l'est, Ras Beirut étant même le symbole du brassage libanais; voir ou revoir le très beau film de Ziad Doueiri, West Beirut). Évoquer en 2006 la «protection de l'est» a une saveur bien particulière.

D'accord, c'est assez malhonnête de ma part, mais ça fait du bien... Rassemblement de joyeux militants des Forces libanaises. Amis des États-Unis, (naguère) armés et soutenus par Israël, aujourd'hui alliés politiques de «démocrates» tels que Saad Hariri et Walid Joumblatt, les membres des Forces libanaises aiment montrer qu'ils sont drôlement musclés du bras droit. Image non datée et non localisée, trouvée sur le site du «Christian Falangist Party of America» (mais ce rassemblement a bien lieu au Liban).

Une autre pour lever le doute.
L'article de L'Orient-Le Jour fournit une seule information à peu près intéressante: il présente la liste des participants. Outre Samir Geagea (ancien chef militaire de la milice des Forces libanaises, actuel chef du parti politique que sont devenues les FL) et les membres de la famille Gemayel, voici ce que raconte l'envoyée spéciale:
Étaient notamment présents à l’office religieux les ministres Nayla Moawad, Michel Pharaon et Pierre Gemayel, le député Akram Chéhayeb représentant le chef du PSP, Walid Joumblatt, l’ancien député Ghattas Khoury représentant le chef du Courant du futur, Saad Hariri, les députés Georges Adwan, Atef Majdalani, Hagop Pakradounian, Antoine Ghanem, Henri Hélou et Pierre Daccache, le président de la Ligue maronite et ancien ministre Michel Eddé, le chef des Kataëb, Karim Pakradouni, l’ancien candidat aux élections de Beyrouth, Massoud Achkar, et l’ancien candidat aux élections du Metn, Selman Samaha.
Autant dire que tous les courants de la majorité gouvernementale du «14 Mars» sont représentés. Le représentant de Saad Hariri, Ghattas Khoury, est un ami de la famille: il avait déjà abandonné le siège de député maronite de Beyrouth à la veuve de Béchir Gemayel. Nous avons aussi un représentant de Walid Joumblatt (c'est vraiment le pompon!) ainsi que plusieurs ministres du gouvernement.

L'Orient-Le Jour semble ne pas trouver utile de signaler à ses lecteurs que Michel Eddé, «président de la Ligue maronite et ancien ministre», est également le PDG de L'Orient-Le Jour.

Tout ce beau monde célèbre la mémoire de Bachir Gémayel qui, à la tête de la milice chrétienne d'extrême-droite des Forces libanaises, a été armé par Israël, a organisé ses actions militaires en étroite collaboration avec l'État major israélien (notamment avec Ariel Sharon) et les services américains, pour finalement prendre le pouvoir en 1982 grâce à l'invasion de Beyrouth par les troupes d'Ariel Sharon. Aucun homme politique au Liban ne symbolise plus que lui l'association avec Israël.

Et c'est à la mémoire de cet homme que la fine équipe gouvernementale s'est réunie. Les jours impairs, «Israël demeure notre ennemi»; les jours pairs, on célèbre l'homme d'Israël au Liban.

14 septembre 2006

Le cessez-le-feu si ça me chante

Pour rappel, j'avais reproduit ici, le 11 septembre, une brève de L'Orient-Le Jour:

La marine israélienne a effectué hier des tirs d’intimidation en direction de trois embarcations de pêcheurs au large du Liban-Sud, au deuxième jour de la reprise de leur activité après un blocus de deux mois.

Une vedette israélienne a tiré à l’aube pendant cinq minutes au-dessus de l’embarcation de trois pêcheurs qui se trouvait dans les eaux territoriales libanaises, au large de Naqoura, selon la police.

Deux autres incidents similaires se sont produits dans la nuit de samedi à dimanche dans le même secteur, a-t-on ajouté de même source.
Le 13 septembre, une dépêche de l'Associated Press (signée «Alfred de Montesquiou», sans doute un cousin de Gérard Depardiou) signale la création d'un no-man's land contrôlé par Israël en territoire libanais:
Les soldats de la paix des Nations unies ont demandé à l'armée israélienne, mercredi, de démonter une nouvelle barrière de barbelés que les Libanais disent empiéter sur leur territoire, mais Israël nie qu'il s'agisse du sol du Liban – un test pour le cessez-le-feu en vigueur depuis un mois.
[...]
Les casques bleus des Nations unies ont inspecté la barrière contestés – deux rouleaux de fil de fer barbelé déroulés quelques 13 mètres à l'intérieur du Liban, juste en face de la ville israélienne de Kiryat Shemona.

Le Premier ministre Fouad Sanioura a protesté contre la barrière et le porte-parole de la mission des Nations unies au Liban a déclaré que les forces de la maintien de la paix ont demandé à l'armée israélienne de la retirer.

«Nous attendons qu'il le fasse aussi tôt que possible», a déclaré Alexander Ivanko.

Mais les militaires israéliens, qui disent qu'il s'agit uniquement de la réparation de la clôture le long de la route dessinée par une résolution onusienne de 2000, nie qu'elle soit en territoire libanais.
[...]
À la frontière, un nouveau chemin de terre contrôlé par les israéliens peut être vu, situé entre la haute barrière de la frontière et des fils de fer barbelés tranversant un champ libanais.

«Les soldats israéliens sont arrivés et ont commencé à dérouler leurs fils de fer au milieu de ma terre», a raconté Mahmoud Sheikh, qui moissonnait du foin à proximité. Il a déclaré que cet incident avait eu lieu trois jours auparavant et que les soldats l'avaient renvoyé lorsqu'il avait tenté d'intervenir.

De nouvelles barrières ont été installées dans plusieurs régions, notamment dans la plaine de Khiam et la ville de Gadjar, sur une distance d'environ trois kilomètres, selon l'armée libanaise et des officiels des Nations unies.
Le 14 septembre, un article du Guardian (de Clancy Chassay, à Aïta ash-Shaab) témoigne de violations encore plus importantes.
Selon les habitants, des tanks et des bulldozers israéliens traversent la frontière la nuit, tandis que des combattants du Hezbollah patrouillent dans les collines à la végétation épaisse au-dessus du village. Le son des drones israéliens est familier des gens du Sud du Liban, qui rendent compte de survols quotidiens.

D'après Alexander Ivanko, le porte-parole de la FINUL, il y a eu plus de 100 violations enregistrées du cessez-le-feu par les forces israéliennes durant le dernier mois. Il s'est agit essentiellement de survols et d'incursions de blindés, de troupes et de bulldozers. M. Ivanko a déclaré que 24 civils libanais – dont quatre hommes d'Aïta ash-Shaab – ont été arrêtés manu militari par les troupes israéliennes. Tous ont ensuite été libérés.

En plus de ces incursions, il y a également eu un certain nombre de tirs – décrits par les habitants d'Aïta ash-Shaab comme «des tirs d'intimidation».

Quelques habitants ont déménagé pour échapper aux coups de feu en bordure du village, à quelques centaines de mètres de l'endroit où les deux soldats israéliens ont été capturés le 12 juillet [...]. Wafa Srour, 21 ans, a expliqué: «Les balles arrivaient très près de la maison, aussi nous avons déménagé dans la maison d'un ami proche du centre du village.»
Le 14 septembre, L'Orient-Le Jour démontrait sa capacité d'analyse de la situation en proposant, sous la plume de Philippe Abi Akl, cette explication à la logique pour le moins étonnante (c'est moi qui souligne la conclusion):
Et à cet égard, les milieux gouvernementaux mettent l’accent sur le fait que l’arsenal militaire [du Hezbollah] encore présent dans la région méridionale du pays est devenu totalement non opérationnel. La seule présence de plus de 10000 soldats libanais et de près de 12000 Casques bleus – lorsque le déploiement de la nouvelle Finul sera achevé – rend en effet quasiment impossible toute manœuvre ou opération militaire du Hezbollah au Liban-Sud. De ce fait, les armes du Hezbollah au sud du Litani ne peuvent pratiquement pas être utilisées, ce qui rend caduc l’arsenal du parti chiite dans cette région.
Aucune mention des Israéliens: la Résistance se doit de rendre ses armes, tout simplement parce qu'elle n'est pas en train de les utiliser.

13 septembre 2006

«Ce que nous avons fait était dingue et monstrueux, nous avons couvert des villes entières de sous-munitions»

Article de Meron Rappaport, publié ce mardi 12 septembre dans Haaretz: «Un commandant de l'armée israélienne déclare: nous avons tiré plus d'un million de sous-munitions au Liban». En voici une traduction.

«Ce que nous avons fait était dingue et monstrueux, nous avons couvert des villes entières de sous-munitions,» a déclaré le chef d'une unité de fusées des forces de défense israéliennes (FDI) au sujet de l'utilisation de bombes à sous-munitions et des bombes au phosphore pendant la guerre.

Citant le commandant de son bataillon, le chef d'unité a indiqué que les FDI ont lancé environ 1800 bombes à sous-munitions, contenant plus de 1,2 millions de sous-munitions.

Par ailleurs, des soldats d'unités d'artillerie des FDI ont témoigné que l'armée avait utilisé des bombes au phosphore pendant la guerre, largement interdites par la loi internationale. Selon leurs affirmations, la grande majorité de ces engins explosifs a été tirée pendant les 10 derniers jours de la guerre.

Le commandant de l'unité de fusées a déclaré que des systèmes de lancements multiples de fusées (Multiple Launch Rocket System, MLRS) avaient été lourdement utilisés malgré leur imprécision notoire.

Un MLRS est une plateforme de lancement mobile, à pneus ou à chenilles, capable de lancer un très grand nombre de fusées, la plupart n'étant pas guidées. La fusée de base, lancée par la plateforme, est non guidée et imprécise, avec une portée d'environ 32 kilomètres. Les fusées sont conçues pour exploser en sous-munitions à une certaine altitude, de façon à tapisser les positions de l'ennemi avec de plus petites charges explosives.

L'utilisation d'un tel armement est controversé, principalement à cause de son imprécision et de sa capacité à provoquer de terribles destructions contre des cibles indéterminées sur de larges surfaces du territoire, avec une marge d'erreur atteignant 1200 mètres par rapport à la cible.

Les sous-munitions qui n'ont pas explosé à l'impact, selon les Nations unies, représenteraient environ 40% de celles tirées par les FDI au Liban; elles restent au sol en tant que munitions non explosées, polluant le paysage avec des milliers de mines qui continuent à faire des victimes bien après la fin de la guerre.

À cause de leur important pourcentage d'échec à l'explosion, on estime qu'il y a environ 500.000 sous-munitions non-explosées sur le sol libanais. À ce jour 12 civils libanais ont été tués par ces mines depuis la fin de la guerre.

Selon le commandant, dans le but de compenser l'imprécision des fusées et leur incapacité à toucher des cibles individuelles précises, les unités auraient «inondé» le champ de bataille de telles munitions, ce qui a provoqué ce paysage souillé et explosif du Liban d'après-guerre.

Quand sa période de réserve est arrivée à son terme, le commandant en question a envoyé une lettre au ministre de la Défense Amir Peretz, soulignant l'utilisation de ces bombes à sous-munitions, lettre qui est restée sans réponse.

Blessures excessives et souffrances inutiles

Il est apparu que des soldats des FDI ont tiré des bombes au phosphore afin de provoquer des incendies au Liban. Un commandant d'artillerie a admis avoir vu des camions chargés d'obus au phosphore en route vers des unités d'artillerie dans le nord d'Israël.

Un coup direct d'une bombe au phosphore provoque, typiquement, des brûlures sévères et une mort lente et douloureuse.

La loi internationale interdit l'utilisation d'armes qui provoquent «des blessures excessives et une souffrance inutile», et plusieurs experts pensent que les bombes au phosphore ressortent directement de cette catégorie. La Croix-Rouge internationale a déterminé que la loi internationale interdit l'utilisation d'obus utilisant le phosphore ou d'autres types de produits inflammables contre les personnes, qu'elles soient civiles ou militaires.

Selon les FDI: pas de violation de la loi internationale

En réponse, le bureau du porte-parole des FDI a affirmé que «la loi internationale n'inclut pas une interdiction claire de l'utilisation des armes à sous-munitions. La Convention sur les armes conventionnelles n'interdit pas [les armes au phosphore], mais régule l'usage qui en est fait.»

«Pour des raisons opérationnelles compréhensibles, les FDI ne fournissent pas de détails sur les armements en leur possession.»

«Les FDI ne recourent qu'à des méthodes et des armements autorisés par la loi internationale. Les tirs d'artillerie, dont les tirs par MLRS, n'ont été utilisés qu'en réponse à des tirs contre l'État d'Israël.»

Le bureau du ministre de la Défense affirme ne pas avoir reçu de messages au sujet de tirs de bombes à sous-munitions.
D'après Maariv cité par Al-Akhbar (attention, c'est donc de l'hébreux traduit en arabe traduit en français...), le colonel de réserve de l'armée de l'air israélienne, le Dr Shmuel Gordon aurait déclaré: «il y a une ressemblance frappante entre les voisinages détruits par l'armée de l'air israélienne dans les banlieus du Sud de Beyrouth, et la ville de Guernica détruite par l'aviation nazie en 1937 pendant la guerre civile espagnole et qui avait tué 1600 civils.»

11 septembre 2006

La paix libanaise, continuation de la guerre israélienne?

Pour de nombreux commentateurs libanais (et pour de nombreux citoyens libanais), la nouvelle ère qui s'ouvre n'est pas celle d'une reconstruction pacifique. Ils considèrent au contraire que s'ouvre une très instable période marquée par la tentative de réalisation politique, par les forces gouvernementales du «14 Mars», de ce qui n'a pu être réalisé par l'agression israélienne.

On peut évidemment prétendre que cette attitude relève d'une paranoïa orchestrée par l'«axe du mal syrien et iranien», mais il ne faut pas cacher ce fait: une très large partie de la population, ainsi que certains milieux politiques, sont persuadés qu'une «guerre politique» s'organise contre eux, avec le risque d'un dérapage vers la guerre civile. Rappelons que, pour de nombreux libanais, la situation politique dans le pays est déjà celle d'une «démocrature» (voir mon billet: «Au Liban, une mafiocratie contre son peuple».

Alors que les médias occidentaux évoquent désormais un Liban pacifié (où la force internationale se déploit simplement dans le but de déminer le Sud du pays, sans se demander à quoi peuvent bien servir les armements lourds débarqués par les Français... le bref échange entre Chirac et Zapatero laissant entendre que les chars Leclerc n'étaient pas là que pour une mission de déminage), au Liban, beaucoup évoquent désormais un «coup d'État permanent» destiné à maintenir au pouvoir le gouvernement du «14 Mars», à désarmer le Hezbollah et à réaliser les buts de guerre américano-israéliens.

Même le site du quotidien israëlien Yedioth Ahronoth publie des informations allant dans le sens de ces grandes manœuvres: «Les États-Unis s'apprêtent à armer et à entraîner l'armée libanaise»:

Des instructeurs, ainsi que de l'équipement militaire à hauteur de 30 millions de dollars s'apprêtent à partir de Washington à Beyrouth. Le but: renforcer le gouvernement de Fouad Siniora contre le Hezbollah et les éléments pro-syriens.
[...]
Le plan américain comprend plusieurs étapes. Dans la première étape, des équipements militaires d'une valeur de 30 millions de dollars vont être envoyés au Liban, dont des véhicules militaires et des équipements de communication.

Le plan a été présenté la semaine dernière par le Conseiller à la sécurité nationale de la Maison blanche, Stephen Hadley, aux émissaires du premier ministre Ehud Olmert, Yoram Turbowicz et Shalom Turjeman, lors de leur visite à Wahsington.

Les Israéliens ont exprimé leur accord de principe sur le plan américain d'équipement et d'entraînement de l'armée libanaise.
Georges Corm prévient, depuis le début du cesser-le-feu, qu'une «guerre des mots» remplace désormais le conflit armé et que le Liban va devenir un «État-tampon» (un intermédiaire au service d'intérêts régionaux).

Aujourd'hui (11 septembre), c'est l'éditorial d'Ibrahim el-Amine, dans le nouveau quotidien al-Akhbar («Les informations») qui se livre à cet exercice, en dénonçant ce que sont, selon lui, les manigances de Walid Joumblatt (éminent membre de la coalition du «14 Mars»).

El-Akhbar est le nouveau quotidien d'information qui vient de démarrer à Beyrouth. Fondé par Joseph Samaha et Ibrahim el-Amine, il est clairement hostile à la coalition gouvernementale et soutient le bloc de la Résistance. Ibrahim el-Amine était un éditorialiste important du quotidien as-Safir («Le diplomate»), lui-même hotile au gouvernement; il en avait été évincé, selon certaines sources, suite à des pressions du clan Hariri; il est connu pour avoir des contacts privilégiés avec le Hezbollah. Quant à Joseph Samaha, il était l'ancien rédacteur en chef du Safir.

Son article ressort du genre très classique de l'interprétation politique; il ne fournit ni sources ni citations précises. Le lecteur pourra y adhérer en fonction de la notoriété et de la crédibilité de l'auteur, des éléments convergents entre cette interprétation et des événéments récents, etc. Je me garderai donc de vous le présenter comme une analyse pertinente ou non: encore une fois, c'est un article d'opinion, de la part d'un commentateur ayant pour certains une grande crédibilité, pour d'autres rigoureusement aucune...

Je pense cependant nécessaire de présenter cette thèse, car elle reflète des préoccupations et des analyses largement diffusées au Liban, que j'entends ici et là, et qui devraient éclairer mes lecteurs français (essentiellement) sur l'ambiance tendue qui règne actuellement dans les débats politiques libanais. Ces thèses, en effet, décrivent la mise en place d'une guerre civile larvée, d'un coup d'État contre une partie de la population, et la réalisation par le gouvernement actuel des buts de guerre américano-israéliens. De plus, ces thèses ont certainement une forte influence sur les stratégies politiques de l'«opposition»; en décrivant des maœuvres attribuées à Walid Joumblatt, l'article sert, en miroir, de révélateur des craintes qui justifient les actions de ses opposants. Vraies ou fausses, il est intéressant que les lecteurs français sachent que de telles analyses ont une audience considérable au Liban. Ne serait-ce que par respect pour la démocratie libanaise, il convient de les connaître.

Notez enfin qu'il ne s'agit pas ici d'une traduction littérale (j'en suis incapable), mais d'une présentation de l'article.

L'article de Ibrahim el-Amine explique que Walid Joumblat est en train de donner des instructions à ses troupes politiques, en préparation d'une résolution internationale visant la Résistance (c'est-à-dire, principalement, le Hezbollah). L'une des idées sous-jacentes est de convaincre les occidentaux (en premier chef les Français) qu'il va être nécessaire de rééquilibrer la vie politique libanaise pour contrer les ingérences de l'«axe du mal syro-iranien» grâce à une nouvelle résolution et que, pour cela, la force internationale devra être utilisée pour autre chose que le déminage des champs de tabac et d'oliviers.

La répartition des tâches serait, selon el-Amine, définie selon cinq axes.

1. Renforcer l'alliance avec le Mouvement du Futur du clan Hariri, et soutenir ceux qui, dans ce clan, souhaitent interdire tout dialogue sérieux avec le Hezbollah et le général Michel Aoun. Pour cela, Marwan Hamadé est chargé de livrer des fuites «explosives» sur l'enquête internationale sur l'assassinat de Rafiq Hariri. [Note: dans cette optique, voir les articles du Figaro: «La Syrie soupçonnée dans un attentat au Liban» et le scandaleux «L'ombre du Hezbollah sur l'assassinat de Hariri» de Georges Malbrunot.]

2. Envoyer Samir Frangié et Faris Said jour et nuit auprès du patriarche maronite Nasrallah Sfeir pour le convaincre de reprendre un rôle politique et d'amener les Chrétiens à soutenir la majorité gouvernementale. C'est-à-dire fédérer l'opposition chrétienne au général Aoun et relancer le mouvement du Qornet Shehwan (éventuellement sous une autre appellation).

3. Fournir à Samir Geagea (chef des Forces libanaises) tout le soutien politique et non-politique nécessaire pour contrer la montée du Mouvement patriotique libre de Michel Aoun dans les zones chrétiennes.

4. Discuter avec les Forces libanaises et le Mouvement du Futur pour les convaincre de profiter du déploiement sécuritaire de la FINUL et de l'armée libanaise dans les zones frontalières pour provoquer des accrochages qui permettraient d'isoler les régions, de défaire l'union qui s'est soudée suite à la dernière guerre, et d'impliquer le Hezbollah en tant que «milice» (le Hezbollah est largement considéré comme n'étant pas une milice du conflit inter-libanais mais comme une force de résistance uniquement orientée contre Israël) et ainsi convaincre ceux qui le soutiennent de la nécessité de son désarmement.

5. Faire entrer le maximum de militants des Forces libanaises de Samir Geagea et d'autres forces du Qornet Shehwan dans les services sécuritaires, notamment par le recrutement de 3500 policiers issus de ces militants, de façon à faire comprendre à l'opinion publique qu'ils sont en position d'agir si cela était nécessaire.

Quant à l'équipe de Walid Joublatt, elle se consacrerait aux tâches suivantes.

1. Éviter à tout prix la confrontation avec le Président du parlement Nabih Berri (également chef du grand parti chiite Amal, lui aussi du Bloc de la Résistance). Pour cela, demander à tout le monde de ne l'agresser sous aucun prétexte. Demander à Saad Hariri pour faire pression sur Fouad Siniora pour dépenser le plus tôt possible les fonds destinés au Sud, au prétexte qu'il ne faut pas que ces populations dépendent économiquement du Hezbollah.

2. L'organisation, en coopération avec le Premier ministre, d'un appel à 40 personnalités chiites religieuses, politiques, universitaires et économiques, de façon à diffuser médiatiquement et internationalement l'existence d'un «résistance chiite» au Hezbollah. Travailler avec les ambassades occidentales et les médias internationaux. [On pourra lire par exemple le récent article de Libération annonçant les «Premières fissures dans le camp chiite au Liban».]

3. Isoler politiquement le général Aoun à l'intérieur de son propre parti en lui proposant comme colifichet de remplacer le président Lahoud, et monter ses cadres contre lui en expliquant qu'il joue «contre les intérêts chrétiens, et au service des intérêts de nations de l'axe du mal».

Mais l'aspect le plus sérieux de tout cela, ce sont les «alertes sécuritaires» qu'émet Joumblatt à jet continu, avertissant toujours d'un attentat ici ou d'une tentative d'assassinat là (étrange compétence sécuritaire, qui peut en permanence prévenir, mais n'est parvenue à éviter absolument aucun crime). Ensuite, commencer à diffuser l'idée de «bombes sophistiquées importées d'Irak», pour dénoncer l'Iran et le Hezbollah, selon le même argument que les Britanniques et les Américains utilisent pour justifier les attaques contre leurs forces sur place. Cela n'a pas traîné avant que Joumblatt se mette à lancer volontairement ce genre d'accusations. Ainsi insiste-t-il sur le fait que Samir Chéhadé, numéro deux des services de renseignement de la gendarmerie libanaise, cible d'un attentat le 5 septembre, est sunnite. Ainsi le leader druze essaie-t-il de créer des tensions entre les chiites et les sunnites.

La levée du blocus si je veux

Puisque L'Orient-Le Jour ne laisse pas ses archives accessibles en ligne, je reproduis cette brève publiée aujourd'hui:

Tirs d’intimidation israéliens contre des pêcheurs libanais au large de Naqoura

La marine israélienne a effectué hier des tirs d’intimidation en direction de trois embarcations de pêcheurs au large du Liban-Sud, au deuxième jour de la reprise de leur activité après un blocus de deux mois.

Une vedette israélienne a tiré à l’aube pendant cinq minutes au-dessus de l’embarcation de trois pêcheurs qui se trouvait dans les eaux territoriales libanaises, au large de Naqoura, selon la police.

Deux autres incidents similaires se sont produits dans la nuit de samedi à dimanche dans le même secteur, a-t-on ajouté de même source.

Le président du syndicat des pêcheurs de Tyr, Khalil Taha, a déclaré à l’AFP que les tirs d’intimidation israéliens avaient été dirigés vers des embarcations qui n’avaient à aucun moment franchi les eaux territoriales libanaises.

Israël marque la frontière entre ses eaux territoriales et celles du Liban par une ligne de flotteur sur une dizaine de miles marins, a-t-il précisé.

Le commandement de l’armée libanaise a par ailleurs affirmé dans un communiqué que l’aviation israélienne avait violé samedi soir l’espace aérien libanais.

« Un avion de reconnaissance ennemi a survolé samedi entre 20h20 et 22h55 locales Abbassiyé et Ansariyé », des villages de l’est de la ville portuaire de Tyr, précise le communiqué de l’armée.

Georges Galloway sème sa zone sur Sky News



Cet extrait date un peu (6 août 2006), mais je ne l'avais pas vu à ce moment-là.

10 septembre 2006

Israël, tu l'aimes ou tu la quittes

Il faut que ça cesse! Le ministre de l'Intérieur israélin fulmine: trois députés israéliens se sont rendus sans autorisation en Syrie. Trois députés israéliens... arabes. C'est une dépêche de l'AFP qui nous l'apprend:

Trois députés arabes israéliens qui se sont rendus en Syrie en fin de semaine sans autorisation préalable sont menacés de poursuites judiciaires, a-t-on appris dimanche de source officielle.

Le procureur général de l'État, Menahem Mazuz, a demandé à la police d'enquêter sur le voyage à Damas des députés Jamal Zahalqa, Wassel Taha et Azmi Bichara, de la liste Balad (Rassemblement démocratique national), un mouvement laïc de tendance nationaliste arabe.

Ils se sont rendus en Syrie, un pays en principe en état de guerre avec Israël depuis 1948, sans avoir obtenu l'autorisation préalable du ministère de l'Intérieur.

«Il faut faire le nécessaire pour qu'ils soient jugés et que ce phénomène (des voyages non autorisés) cesse», a déclaré le ministre de l'Intérieur Ronni Bar-On en séance hebdomadaire du gouvernement.

Il s'agit de la première visite de ces députés à Damas depuis l'adoption par le Parlement israélien en 2001 d'une loi étendant aux députés l'interdiction faite aux Israéliens de visiter sans autorisation préalable des «pays ennemis», ce qui s'applique à la Syrie.
Malgré ce développement d'un sujet qui concerne clairement Israël, une de ses lois et le traitement que ce pays va réserver à trois de ses députés arabes, la dépêche de l'AFP conclut tout de même par une note perfide sur... la Syrie:
La Syrie accepte des visites de députés arabes israéliens mais jamais de députés juifs.
Recopier les communiqués de presse du ministère de l'Intérieur israélien, c'est vraiment tout un métier!

Pourtant, en guise de conclusion, l'agence aurait tout aussi bien pu citer ce «sondage», tel que rapporté par «The Jewish Press», qui se présente comme le principal hebdomadaire juif indépendant aux États-Unis. (J'ai bien conscience que ces gens-là ne sont certainement pas une bande de joyeux hippies pacifistes, mais enfin, remarque perfide pour remarque perfide, celle-ci n'est pas plus éloignée du sujet – ces arabes israéliens qui s'acoquinent avec l'ennemi – que celle de l'AFP.)
Il convient de comparer cette évolution [la droitisation sécuritaire de l'opinion publique juive israélienne] avec la position adoptée par les citoyens arabes d'Israël, la plupart d'entre eux ne craignant pas d'affirmer leur allégeance aux ennemis de leur pays. Dans un sondage mené par le Mina Tezmach's Dahaf Institute, 73% ont refusé de dire qu'ils soutenaient Israël dans sa guerre contre le Hezbollah, dont 54% annonçaient carrément qu'ils étaient opposés à Israël.

Les traîtres de l'intérieur d'Israël [Israel's internal traitors], comme ses voisins hostiles, sont résolus dans la poursuite de leurs objectifs. Ils affirment de manière éhontée ce qu'ils ressentent réellement, sans craindre de cracher leur déloyauté à la face d'un pays dont le gouvernement a été bien trop timide dans la préservation de la sécurité de ses citoyens loyaux.

Mais l'opinion des Israéliens arabes ne devrait pas nous distraire du glissement dans ce que pensent les Israéliens juifs. Le sondage du professeur Yitzhak Katz s'est aventuré dans des territoires politiquement incorrects en demandant à ses interviewés si l'État d'Israël devait proposer aux Palestiniens de Judée et Samarie une compensation raisonnable en échange de leur émigration. Quarante-huit pourcents ont répondu positivement, 41% négativement, et 11% ont dit qu'ils ne savaient pas.

Interrogés pour savoir s'«ils approuvaient la proposition selon laquelle les Arabes israéliens ne devraient pas être citoyens d'Israël, mais devraient plutôt adopter une autre citoyenneté», 46% ont approuvé, 37% désapprouvé et 17% ne savaient pas.
L'«ennemi de l'intérieur», la dénaturalisation des apatrides avant leur expulsion, ça me rappelle quelque chose... D'ici à que certains se mettent à faire des listes de «traîtres israélites», ça sera le pompon.

Ah, on me signale dans l'oreillette que c'est déjà le pompon!

09 septembre 2006

Le kibboutz, Chomsky et la gauche

L'image des colons juifs en Palestine a beaucoup changé. Depuis le retrait de Gaza décidé par Sharon, même la propagande officielle s'autorise à présenter les colons comme des extrêmistes de droite et ultra-religieux. Manière assez paradoxale de faire passer les gouvernements israéliens comme beaucoup moins à droite et beaucoup moins religieux, au point que les médias occidentaux sont parvenus à dépeindre Sharon en homme de paix! L'image qu'Israël donne d'elle-même est désormais bien plus celle d'un pays urbanisé, moderne et hautement technologique.

Cependant, cela n'a pas toujours été le cas. Très longtemps, une large partie de la communication s'est focalisée sur les kibboutzim, ces communautés collectivistes et autogérées fondées sur des idéaux socialistes. L'influence de l'imagerie du kibboutz sur les gauches occidentales a longtemps été très importante, et même les gouvernements guerriers et expansionnistes israéliens ont exploité la «sympathie» qu'ils inspiraient.

Au point qu'on peut encore lire, dans la fiche de Wikipedia consacrée au terme «Kibboutz», l'incroyable jugement de valeur suivant:

Le kibboutz est sans doute la plus réussie et la plus poussée des expériences collectivistes et anti-autoritaires issues des idéologies socialistes du XIXe siècle.
Alexandre Arcady utilisait encore, en 1991, cet axe de la propagande israélienne dans son film Pour Sacha, dans lequel on découvrait la vie de la très belle Sophie Marceau dans un kibboutz en 1967.

Oui, c'est un drame romantique avec des fusils mitrailleurs. Richard Berry y est d'ailleurs très sexy dans son uniforme de l'armée israélienne.


Cette imagerie socialiste a sans doute beaucoup joué dans le soutien d'une partie des juifs de France, forte d'une importante composante «de gauche» (malgré la montée en puissance, notamment médiatique, de groupes liés au Likoud). J'ai ainsi quelques amis qui ont tenté une installation en Israël dans les années 70, avec de fortes motivations socialistes (et retour, écœurés, environ un an plus tard).

S'il ne faut pas confondre les différentes composantes des gauches en occident, je voudrais cependant regrouper ici trois textes qui concernent cette relation entre les gauches et l'idéal du kibboutz.

Uri Avnery dénonce dans un texte paru le 7 septembre 2006, ces gens «De gauche, mais...» (mais qui soutiennent la guerre). Il dénonce en particulier trois auteurs «de gauche» qui ont affiché dans la presse leur soutien à l'agression contre le Liban dans les premiers jours du conflit (Amos Oz, A. B. Yehoshua et David Grossman). La dernière partie de son texte propose une explication historique des errements de la gauche israélienne en invoquant les contradictions fondamentales liée à l'idéologie du kibboutz.
Depuis le début du mouvement juif ouvrier [Jewish Labor Movement] dans ce pays, la Gauche a souffert d'une contradiction interne: elle était à la fois socialiste et nationaliste. De ces deux composantes, le nationalisme était de loin le plus important. Ainsi, l'adhésion au syndicat (Histadrut) était basée sur une sélection strictement nationale: pas un seul Arabe ne fut autorisé à être membre de cette entité dont le nom officiel était «L'organisation générale des travailleurs hébreux en Eretz-Israël» (The General Organization of the Hebrew Workers in Eretz-Israel). Ça n'est que plusieurs années après la fondation de l'État d'Israël que des Arabes furent autorisés à adhérer.

L'une des plus importantes tâches du Histadrut été d'empêcher par tous les moyens, y compris par la violence, l'embauche d'Arabes dans les lieux de travail juifs. Pour cela, du sang a été versé.

Ceci est également vrai pour la plus glorieuse des créations socialistes: le kibboutz. Aucun Arabe n'a jamais été autorisé à en devenir membre. Cela n'était pas un accident: les kibboutzim se voyaient eux-mêmes non seulement comme la réalisation d'un rêve socialiste, mais aussi comme des forteresses dans la lutte des juifs pour le pays. La création d'un nouveau kibboutz, comme celui de Hanita à la frontière libanaise en 1938, a été célébrée comme une victoire nationale.

La composante la plus gauchiste du mouvement des kibboutzim, Hashomer Hatsa'ir (la base du parti Mapam, devenu aujourd'hui Merezt), avait pour slogan officiel: «Pour le sionisme, le socialisme et la fraternité des peuples». L'ordre n'était pas non plus accidentel: il exprimait les réelles priorités. Hashomer Hatsa'ir admirait certes Staline, «le soleil des peuples», jusqu'à sa mort, mais ses principales réalisations furent des colonies, en général sur des terres achetées à de riches propriétaires fonciers absents, après que les Fellahin, qui les avaient exploitées pendant des générations, ont été évincés. Après la fondation d'Israël, les kibboutzim Hashomer Hatsa'ir furent installés sur les terres des réfugiés et sur les terres enlevées par expropriation aux citoyens arabes. Le kibboutz Bar'am est installé sur les terres du village de Bir'am, dont les habitants arabes furent chassés après la fin des combats en 1948. Beaucoup de sionisme, très peu de fraternité des peuples.

Dans chaque situation de crise, cette contradiction interne du «sionisme de gauche» (comme ils aiment se désigner eux-même) devient évidente. C'est le fondement de cette double personnalité de la «gauche, mais...».

Quand les canons grondent et que le drapeau est levé, la «gauche, mais...» se met au garde-à-vous et salue.
En août 2006, la revue libertaire À voix autre livrait un très intéressant article historique sur les relations entre Les anarchistes, le sionisme et la naissance de l'État d'Israël. C'est un article à la documentation tout à fait intéressante et qui rend compte des contradictions des approches du sionisme dans les milieux anarchistes. Sylvain Boulouque y évoque notamment l'influence de l'idéal du kibboutz dans ces réflexions. Je ne reproduirai que sa conclusion (lisez l'article complet en ligne, il est vraiment très éclairant):
Les kibboutz, et de manière plus générale les formes de travail collectif, sont mis en valeur, idéalisés au point d’en faire des sociétés libertaires à part entière. Au-delà de la méfiance que les anarchistes conçoivent pour un État, force est de constater que les anarchistes ont de facto reconnu la naissance de l’État d’Israël, même si par la suite la critique de l’État hébreu est plus acerbe. Plusieurs facteurs expliquent cette reconnaissance, les kibboutz en sont l’élément déterminant. La naissance d’un État et l’affirmation du nationalisme juif - au-delà du discours antiétatiste et antinationaliste affiché - n’est finalement pas un obstacle à la reconnaissance d’Israël et de sa légitimité. En effet, l’objectif est le dépassement du cadre national et étatique né d’une vision quasi théologique et millénariste de l’évolution des sociétés. Cependant cette reconstruction de la société selon un imaginaire qui néglige les réalités au profit de la construction d’idéaux-types, dont les kibboutz sont la pierre angulaire, permet aux anarchistes d’éviter de se poser réellement la question de la naissance d’un État et de l’adhésion des populations à cette forme de société. Ils passent par cette non réflexion volontaire au dessus des interrogations qui remettraient en cause les fondements traditionnels de l’anarchisme.
Je terminerai avec le récit d'un ancien membre de kibboutz: Noam Chomsky. Celui-ci s'est installé en 1953, pour une durée de six semaines, près de Haïfa. Cet épisode est désormais utilisé pour lui reprocher d'avoir «un pied toujours à Sion», comme dans cet extrait de Jeffrey Blankfort:
Tout en faisant des recherches en vue de la rédaction du présent article, je pense que j’ai trouvé la réponse. En 1974, Chomsky a écrit un petit opuscule, Peace in the Middle-East (La Paix au Moyen-Orient), qui renferme beaucoup de réponses à cette énigme. Mais le paragraphe ci-après liait ensemble toutes ces réponses. Chomsky écrivait, en effet :
«… quelques années après [la création d’Israël], je passai plusieurs mois emplis de bonheur à travailler dans un kibboutz, et j’ai pensé retourner y vivre définitivement pendant plusieurs années. Certains de mes amis les plus proches, dont plusieurs avaient exercé une influence indéniable sur ma propre pensée, au fil des années, vivent aujourd’hui dans des kibboutzim, ou ailleurs en Israël et je conserve avec eux des relations étroites qui échappent pratiquement à toute attitude ou à tout jugement de nature politique. Je mentionne tout ceci afin d’indiquer très clairement que je vois inévitablement ce conflit, qui s’éternise, d’un point de vue très particulier, coloré par ces relations personnelles. Sans doute, cette histoire personnelle a-t-elle tendance à déformer ma perspective. À toutes fins, [j’en informe] le lecteur, [qui] doit en avoir la notion.»
Bien que Peace in the Middle-East ait été réédité en 2003, en première partie d’un énième bouquin de Chomsky, Middle-East Illusions, il est loisible de s’interroger sur le nombre des admirateurs de Chomsky qui connaissent ce «détail» de son passé. On trouvait une allusion à la jeunesse sioniste de Chomsky dans l’interview de Safundi citée plus haut, et ceci semblait justifier sa détermination à vouloir protéger Israël (un pays envers lequel il nourrit manifestement une grande affection), contre toute sanction, en dépit de ses exactions. Voici ce que déclarait Chomsky lors de sa dernière interview :
«J’ai été impliqué dans cela [= le sionisme, ndt] depuis mon enfance, dans les années 1930. J’appartenais au mouvement sioniste. En fait, j’étais un dirigeant des jeunesses sionistes. Mais j’étais contre l’idée d’un État juif, qui faisait partie du programme du mouvement sioniste, à l’époque. Ce n’était pas le principal de ce programme, mais cela était considéré comme faisant partie d’un tout… Ainsi, j’ai pu être un dirigeant militant des jeunesses sionistes – chose qui importait plus que tout, pour moi, durant mon adolescence – mais je demeurai opposé à la création d’un État juif, jusqu’en 1948.»
En 2004, dans une interview avec Amy Goodman, Noam Chomsky revient sur cet épisode (j'utilise ici une traduction en français réalisée par Jean Puesh trouvée en ligne):
NOAM CHOMSKY: À ce point là, à ce moment là, la plus part des détails n’étaient pas connus, bien que j’ai pu en avoir une vue juste en ce temps là et après quand j’ai vécu en Israël, pour un temps.

AMY GOODMAN: Quand?

NOAM CHOMSKY: En 1953. Dans un kibboutz, un kibboutz de Hashomer Hatza'ir, un kibboutz très à gauche. Haïfa était proche, mais tout est près d'une frontière, tout n'est pas loin de frontières. Je me rappelle sortant la nuit, de garde avec des amis, et voir que certains d'entre eux refusaient de prendre des armes. Nous leur demandions pourquoi vous refusez de prendre des armes avec vous. Ils n’étaient pas alors appelés des terroristes. En fait, le mot hébreu pour terroriste n’était pas encore créé. On les appelaient les envahisseurs, mais il fallait les foutre dehors. Je me rappelle demander à certains de ces types, «pourquoi vous ne portez pas d’armes?» Et ils m'ont dit, «écoutes, ces gens sont le peuple qui avait l'habitude de vivre ici. De leur point de vue, nous moissonnons leur terre, alors je ne vais pas les tuer. Je veux dire, je ne les veux pas ici». Des terroristes. Ils ont dû partir, mais...

AMY GOODMAN: Vous compreniez qu’ils étaient arabes?

NOAM CHOMSKY: Oh, oui. Chacun savait qui ils étaient. C’étaient les Palestiniens qui vivaient là. Une fois, je travaillais dans un domaine avec, encore, un homme plus âgé du kibboutz, et nous portions des tuyaux d'irrigation ou quelque chose comme cela, et j'ai remarqué un amas des rochers sur une colline, et je lui ai demandé ce que c’était. Il fit en sorte de changer de sujet et ne voulut pas en parler. Mais deux jours plus tard, il me prit à part et me dit : «Écoutes, c’était un village arabe, c’était un village paisible, mais quand il a fallu se battre, nous avons pensé qu’ils ne pouvaient pas rester là, alors nous les avons chassé et nous avons détruit le village». Et je rappelle que c’était un kibboutz très à gauche… des «colombes», pour le bi-nationalisme. En fait c’étaient des Bubériens, venant la plus part d’Allemagne.

AMY GOODMAN: se réclamant de Martin Buber.

NOAM CHOMSKY: Oui, et il était techniquement, en tout cas il était en faveur d'un bi-nationalisme. Et ils étaient extrêmes et je n’aime pas ça, mais c’est ce qui est arrivé.
Le lecteur attentif aura remarqué que Naom Chomsky évoque «un kibboutz de Hashomer Hatza'ir», c'est-à-dire «la composante la plus gauchiste du mouvement des kibboutzim» évoquée par Uri Avnery.

J'ai trouvé un autre texte de Noam Chomsky où il évoque les kibboutzim, et ce texte me semble le plus explicite sur ce sujet. Il s'agit d'une interview, que l'on trouve dans la compilation publiée par les éditions Aden sous le titre Comprendre le pouvoir. Chomsky a juste auparavant décrit son modèle social idéal, autogéré et proche de l'anarcho-syndicalisme. Il répond alors la question suivante: «On dirait que le modèle que vous préconisez ressemble à celui des kibboutzim.»
Le kibboutz est en effet aussi proche d'une démocratie qu'on peut l'être. J'ai vécu dans l'un d'eux pendant un certain temps et j'avais décidé d'y rester justement pour ces raisons. Mais la vie est remplie de surprises. Et, comme j'ai fini par le comprendre au fil des ans, si les kibboutzim sont des démocraties authentiques à l'intérieur, ils ont aussi de très mauvais côtés.

D'abord, ils sont extrêmement racistes: je ne pense pas qu'on puisse trouver un seul Arabe dans un kibboutz israélien et il s'avère que bon nombre d'entre eux ont été rejetés. Ainsi, si un couple se forme entre un membre juif d'un kibboutz et un Arabe, ils finissent en général par habiter dans un village arabe.

Ensuite, ils entretiennent une relation extrêmement désagréable avec l'État – chose que je ne savais pas jusqu'à il y a peu, même si cela dure depuis assez longtemps. L'une des raisons qui font que les kibboutzim réussissent économiquement est qu'ils reçoivent de substantielles subventions de l'État. Et en retour de ces subventions, ils fournissent les unités militaires israéliennes d'élite en corps d'officiers. Ainsi, si vous regardez qui fréquente les écoles de formation de pilotes, les commandos d'élite et ce genre d'unités, vous vous apercevez que ce sont des fils des kibboutzim – voilà le marché: le gouvernement les finance tant qu'ils alimentent la garde prétorienne. Et je crois même que c'est en partie grâce à l'éducation des kibboutzim qu'ils arrivent à alimenter cette garde prétorienne. Et là, il y a des choses qui devraient vraiment inquiéter ceux qui, comme moi, croient à des idéaux libertaires.

II y a dans la structure libertaire des kibboutzim quelque chose de très autoritaire. Je le voyais bien quand j'y vivais. Il existe une incroyable pression du groupe pour la conformité. Aucune force ne vous oblige à être conforme, mais la pression du groupe est très puissante. Les dynamiques de ce fonctionnement n'ont jamais été très claires à mes yeux mais on peut les voir en pratique: la peur de l'exclusion est très importante – pas l'exclusion dans le sens où vous n'êtes plus autorisé à entrer dans la salle à manger, mais simplement dans le sens où vous n'allez plus être dans le coup, d'une façon ou d'une autre. C'est comme être exclu d'une famille: si vous êtes un enfant et que votre famille vous exclut – par exemple, ils vous laissent vous asseoir à table mais ils ne vous adressent plus la parole – c'est accablant, vous ne pouvez pas y survivre. Ce qui se passe dans ces communautés a quelque chose de cela.

Je n'ai jamais entendu parler de quelqu'un qui l'ait étudié mais si vous regardez les enfants grandir, vous pouvez comprendre pourquoi ils rejoindront les commandos d'élite ou les formations de pilotes. Il y a une pression machiste extraordinaire dès le départ – vous n'êtes bon à rien à moins de pouvoir endurer l'entraînement du corps des Marines et devenir un vrai dur. Cela commence très tôt et les enfants peuvent être vraiment traumatisés s'ils n'y arrivent pas: psychologiquement, c'est très dur.

Les résultats sont surprenants. Par exemple, il existe un mouvement de résistance en Israël, des gens qui refusent de servir dans les Territoires occupés. On n'y trouve aucun enfant des kibboutzim: le mouvement n'existe tout simplement pas là-bas. Les enfants des kibboutzim ont aussi la réputation d'être ce qu'on appelle des «bons soldats» – autrement dit, des gens pas très gentils: ils font ce qu'ils ont à faire. Tout cela représente un autre aspect des kibboutzim, et l'ensemble de ce phénomène se produit pratiquement sans force ni autorité, simplement parce qu'il y règne une dynamique du conformisme particulièrement puissante.

Ainsi, le kibboutz dans lequel j'ai vécu était constitué de personnes relativement cultivées. C'étaient des réfugiés allemands et beaucoup d'entre eux possédaient des diplômes supérieurs. Pourtant, tout le monde dans le kibboutz lisait le même journal. L'idée même de lire un autre journal était inconcevable – aucune loi ne l'interdisait mais c'était simplement impossible: si vous étiez membre de cette branche-ci du mouvement des kibboutzim, c'était le journal que vous deviez lire.