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31 août 2006

Un producteur israélien travaillant pour la LBC?

L'Orient-Le Jour a l'art, lorsqu'il traite un sujet inévitable, de toujours n'en aborder que les aspects les moins intéressants. Puisque le documentaire sur Ron Arad, annoncé par la LBCI, fait beaucoup de bruit au Moyen-Orient, la quotidien francophone de la bourgeoisie chrétienne libanaise se fend d'une brève, dont voici le contenu intégral (le site ne conservant pas d'archives, je recopie tout):

Un documentaire sur Ron Arad, programmé par la LBCI, intrigue Israël et les milieux médiatiques

Le documentaire que promet de diffuser la LBCI sur le pilote israélien Ron Arad, disparu en 1986, continue d’intriguer plusieurs responsables politiques et médiatiques, à leur tête l’État hébreu qui a déjà demandé copie du film qui sera bientôt diffusé sur la chaîne privée.

Depuis le lancement, il y a quelques jours, de la promotion annonçant la projection de ce film sur le pilote israélien – dont on suppose qu’il a été fait prisonnier par le Hezbollah en 1986 lorsque son avion s’est écrasé au-dessus du Liban –, les médias et principaux concernés attendent impatiemment la projection de ce qui constituera un véritable scoop médiatique.

Interrogé hier par la CNN, le PDG de la LBCI, Pierre Daher, a estimé que la diffusion de ce documentaire, qui était prévue à l’origine début juin, a été reportée «pour des raisons de programmation». Selon le journal koweïtien as-Siassa, le programme sera diffusé «la semaine prochaine».

M. Daher, qui a indiqué avoir acheté ce documentaire au journaliste et directeur du service d’informations locales du nouveau quotidien al-Akhbar, Ibrahim el-Amine, a exprimé des doutes sur le fait que ce film puisse être utile pour retrouver l’aviateur porté disparu depuis.

M. Daher a toutefois indiqué que la chaîne «n’a pas de comptes à rendre ni à Israël ni au Hezbollah concernant la diffusion de ce documentaire», qu’il a acheté au seul journaliste ayant pu rencontrer l’aviateur, du fait de ses relations solides avec le Hezbollah.

La LBCI a en outre précisé que ce film apportera des informations extrêmement détaillées et documentées sur les négociations portant sur l’échange des prisonniers.
Il est heureux d'apprendre que la LBCI n'a pas de comptes à rendre à Israël. Quant à l'implication d'Ibrahim el-Amine, piste certes intéressante, elle permet aussi de «mouiller» le nouveau quotidien al-Akhbar, clairement orienté contre la politique américaine dans la région, et donc contre l'actuel gouvernement libanais.

Cependant, les médias israéliens fournissent une autre information.

Haaretz titre carrément: «Israeli who aided Lebanese TV: Ron Arad film sheds no new light»:
An Israeli television producer who participated in a Lebanese television channel's production of a documentary on Ron Arad said Tuesday that he believed that never-before-screened footage of the captured Israeli navigator was authentic, but that it cannot shed new light on his capture.
[...]
According to Naftali Glicksberg, an Israeli television producer involved in producing the program on Hezbollah for Lebanese television channel LBC, the footage of captured navigator Ron Arad is very old and was almost certainly taken before December 1989. Glicksberg also stated that the shooting location of the footage cannot be determined.
[...]
Glicksberg reported that another Israeli producer and a French production company were also involved in the production. He stated that he saw the footage of Arad a year ago in Paris, and that in it, Arad appears speaking Hebrew. He added that the Arad film is "very short," and appears credible.
Une dépêche du Jerusalem Post confirme:
Israeli TV producer Naftali Glicksberg, who participated in the production of a leading Lebanese TV station's film on Ron Arad, believes that the scenes of the missing Israeli navigator are authentic and that he is easily identifiable, according to an interview on Army Radio.
Un article d'Arutz Sheva ne dit rien d'autre:
The video clip was no surprise to Naftali Glicksberg, an Israeli television producer who was involved in producing the program which is to air on the Saudi-owned LBC Channel.
Même topo sur la BBC et sur le Daily Star. L'Orient-le Jour est le seul média à n'avoir pas entendu parler de cela (quant à téléphoner à un autre média libanais pour poser des questions, c'est beaucoup plus usant que de regarder CNN).

Nous avons donc Naftali Glicksberg, «un producteur de télévision israélien impliqué dans la production du programme consacré au Hezbollah pour la chaîne de télévision libanaise LBC». Ce dernier indique également qu'un autre producteur israélien et une maison de production française ont participé à la production. Un autre article de Haaretz est plus explicite:
Glicksberg said he and another Israeli producer, Osnat Trabelsi, were hired by a French production company affiliated with the Lebanese company. Glicksberg added that he had been working with the French company - not directly with the Lebanese one.
La version impliquant Naftali Glicksberg et celle prétendant que le documentaire a été acheté à Ibrahim el-Amine sont incompatibles.

La mention de Naftali Glicksberg est importante en ce qu'elle est la seule confirmation, pour l'instant, de la véracité des images montrant Ron Arad. L'occultation de cette information par L'Orient-Le Jour permet à la fois de pondre une dépêche totalement dépourvue de la moindre information intéressante, mais aussi de cacher à ses lecteurs la LBC ferait intervenir au moins des producteurs israéliens dans la réalisation d'un document qui, tenez-vous bien, tombe parfaitement à point: le Hezbollah détiendrait encore un autre soldat israélien, et cela depuis 20 ans.

Une grande chaîne de télévision libanaise avec des producteurs israéliens sur un sujet aussi sensible, voilà qui n'est tout de même pas commun.

La LBC est la grande chaîne chrétienne du Liban. À l'origine, c'est l'organe de propagande des Forces libanaises de Bashir Gemayel, milice d'extrême-droite chrétienne qui a pris le pouvoir grâce à l'invasion du Liban par ses alliés israéliens. Elle fut fondée et commença à émettre grâce au soutien technique et financier du Christian Broadcasting Network du téléévangéliste étatsunien Pat Robertson, puis avec le soutien des Français (désireux de contrer l'influence américaine sur la télévision des Forces libanaises pro-israéliennes, ce qui laisse rêveur). À ce sujet, on peut lire Satellite Realms: Transnational Television, Globalization and the Middle East, par Naomi Sakr, 2001. [Pat Robertson, faux-nez des services américains, et également fondateur de la radio de propagande de l'Armée du Liban-Sud (milice libanaise mercenaire des occupants israéliens), Voice of Hope.]

Disons que, depuis, elle s'est largement normalisée. Il reste à savoir si la LBC appartient bien à des actionnaires libanais, ou si elle est contrôlée par les Saoudiens.

Selon Juan Cole, Amerlocain qui voit des explications ethno-religieuses partout, la LBC est «Christian-owned». D'après Arutz Sheva, la LBC est «Saudi-owned». Ce qui semble contradictoire, à moins qu'il s'agisse de milliardaires saoudiens chrétiens.

En 1997, une étude donnait pour la LBC une répartition capitalistique clairement libanaise:
The survey said shareholders of the LBC include the Daher family 20 per cent, Suleiman Franjieh 10 per cent, Issam Fares 10 per cent, Iman Issa el Khoury 10 per cent, other 33 per cent, Rimon Arbaji 2 per cent, Michel Pharaon 3 per cent, Nabil Bustani 4 per cent, Salahedine Osseiran 4 per cent, investcom holding 4 per cent.
Cependant, selon Haaretz:
The channel was established by Christian forces in Lebanon, but is currently also owned by Saudi parties and the Al-Hayat newspaper, whose offices are located in London and Beirut. The channel is regarded as credible in relation to other Lebanese and Arab channels.
Le Hayat est un quotidien en langue arabe propriété des Saoudiens, dont on apprend notamment que:
En 2001, un décret royal a autorisé la distribution d'Al Hayat (propriété du prince Khaled bin Sultan, fils du ministre de la Défense) sans censure préalable, comme c'était le cas pour certains autres journaux saoudiens et le quotidien panarabe Asharq al-Awsat.
La loi libanaise limite les possibilités de contrôle étranger sur une télévision nationale. Comme Future TV (la télévision du clan Hariri), la LBC se doit donc de créer des montages complexes, de se «diversifier» sur le satellite pour contourner cette limitation.
Under Law 382/94, no individual or family was allowed to hold more than 10 per cent in a television company. Licences could only be granted to Lebanese joint stock companies, owned by Lebanese nationals, who were not permitted to hold stock in more than one broadcasting company. Stations applying for a licence had to commit themselves to covering the whole country and broadcasting for a minimum of 4000 hours per year, ensuring that 40 per cent of their programming was locally produced. Insofar as Lebanon's satellite channels could claim they had bases outside the country, it seems they were not subject to these regulations. For example, Prince Alwaleed bin Talal bin Abdel-Aziz, the Saudi prince with a 30 per cent shareholding in ART, told an advertising journal in an interview published in 1999 that ART, through its parent company Arab Media Corporation, had a 50 per cent share in LBC's satellite arm, LBC-Sat.
Répartis entre LBC et LBC-Sat, il semblerait y avoir (si quelqu'un trouve des documents plus factuels, je suis preneur) un actionnariat basé, essentiellement, sur Issam Fares, Suleiman Franjieh et le prince Al Walid ben Talal ben Abdel-Aziz (détenteur de la cinquième fortune du monde).

Pour résumer (parce que moi aussi je commence à m'y perdre...):
– il s'agit d'un document révélant, ça tombe drôlement bien, que le Hezbollah détiendrait un soldat israélien depuis 20 ans;
– ce document est diffusé sur une chaîne fondée par une milice pro-israélienne, dont l'un des propriétaires est l'influent et pro-américain prince souadien;
– le patron de cette chaîne déclare avoir acheté ce programme à Ibrahim el-Amine, fondateur avec Joseph Samaha d'un nouveau quotidien anti-américain de Beyrouth;
– tous les médias israéliens, eux, citent un producteur de télévision israélien qui aurait été associé à la production du documentaire de la LBC, et qui déclare avoir vu la vidéo de Ron Arad à Paris un an auparavant.

Conclusion? Non non, pas de conclusion. Mais quelqu'un ment. Et qui? Comme Angry Arab News Service, sur ce sujet, je vais me contenter de ricaner bêtement.

29 août 2006

La France, Israël et le marché de l'armement

Pendant que nos représentants se félicitent officiellement de la position «équilibrée» de la France, la collaboration avec Israël n'a jamais été aussi importante que ces deux dernières années. Alors qu'Ariel Sharon dénonçait (juillet 2004) une France antisémite, nos politiques, eux, organisaient le soutien sur le terrain à la politique expansionniste d'Israël.


Pour tourner autour du sujet: un tramway

Ainsi en est-il de la construction d'un tramway reliant Jérusalem à des colonies de Cisjordanie, contrat décroché par des industriels français grâce à l'implication de nos services diplomatiques. Un article de Françoise Germain-Robin dénonçait ce «tramway de la honte» dans L'Humanité (18 novembre 2005):

Deux sociétés françaises, Alstom et la Connex, ont signé en juillet dernier à Tel-Aviv, en présence de l’ambassadeur de France, un accord pour la construction d’un tramway reliant Jérusalem à plusieurs colonies israéliennes de Cisjordanie en traversant les territoires palestiniens annexés et occupés illégalement par Israël depuis 1967.
[...]
C’est que le mur comme le tramway, ces faits accomplis imposés au peuple palestinien en saccageant leur présent et leur avenir, sont parfaitement illégaux et inacceptables aux yeux du droit international et du simple droit humanitaire.
L'universitaire François Dubuisson exposait l'illégalité de la participation française à un tel projet en décembre 2005:
Le fait que le contrat ait été conclu par des sociétés privées ne signifie aucunement que l’État français soit déchargé de toute obligation concernant cette situation.
Il explique d'abord que l'aide diplomatique à l'obtention des contrats implique directement l'État français:
[...] il apparaît que les autorités françaises ont joué un rôle actif de promotion dans la passation du contrat. [...] Par cette attitude d’aide et d’encouragement à la réalisation par des sociétés françaises du projet de tramway, et ce en dépit de ses implications, la France a certainement manqué à son obligation de non-assistance et de non-reconnaissance de la politique d’annexion et de colonisation de Jérusalem-Est et de ses alentours.
Il explique surtout que la 4e Convention de Genève impose à la France de faire respecter les conventions par ses ressortissants; non seulement l'État doit-il respecter les conventions, il doit par ailleurs les faire respecter par ses citoyens:
Cette obligation prend sa source dans l’article 1er commun aux conventions de Genève, qui énonce que «les Hautes Parties contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances». Elle implique de prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que des ressortissants français n’apportent pas de contribution au renforcement de la présence d’implantations juives dans et autour de Jérusalem-Est, qui est contraire à l’article 49 de la 4e Convention de Genève.

La collaboration EADS-IAI sous contrat français

Venons-en au sujet qui fâche. Les contrats d'armement entre mon pays, la France, et le pays qui vient de détruire le Liban, de massacrer sa population, en commettant chaque jour des crimes de guerre.

Petit rappel historique: depuis 1967-1968, la France avait cessé (officiellement) toute collaboration militaire avec Israël. Voici le résumé que Wikipedia fait de ces événements:
La rupture de cet équilibre eu lieu au mois de juin 1967 avec l’attaque surprise de la chasse israélienne sur les aérodromes égyptiens. Fort de ses soupçons sur l’imminence d’un conflit, le 2 juin, le général De Gaulle vint à décréter un embargo préventif sur les ventes d'armes à destination du Proche-Orient. Pris entre les intérêts systémiques de son allié français et la perception d'une menace à ses frontières, Israël fit le choix de l'assaut.

La guerre des Six Jours allait dès lors marquer le début de la rupture entre Paris et Jérusalem, la fin graduelle d’une alliance jadis née à l’aube de Suez et mise à mal une décennie plus tard.

Le président français avait déjà tenté de dissuader ses alliés israéliens de passer à l’attaque, en envoyant un signal ferme par le biais d'un embargo sur les livraisons d’armes. Or, devant l’intransigeance de ses homologues, De Gaulle vint à rendre son verdict, le communiqué du conseil des ministres du 15 juin 1967 condamnait ainsi l’«agression israélienne» et réaffirmait le refus de la France de tenir pour acquis aucun fait accompli. Le chef de l’État avait aussi donné pour mission à son gouvernement de dénoncer l’attitude de l’État hébreu devant l’Assemblée nationale ainsi qu’à l’ONU. Dans cette optique, les nouvelles orientations gaullistes supposaient une rupture nette, en réalité, derrière les mots accusateurs se cachait une réalité plus nuancée. L’embargo sur les armes décrété à la veille du conflit, n’avait été ainsi que partiellement respecté. Des pièces détachées et du matériel, continuaient à être acheminés secrètement vers Israël.
[...]
Mais la rupture fut consommée entre les deux États en décembre 1968 avec une attaque israélienne au Liban. En riposte à un attentat anti-israélien sur l’aéroport d’Athènes, Tsahal avait lancé une opération de rétorsion sur l’aérodrome de Beyrouth. Opposé à la théorie des représailles, le président français proclama l’effectivité totale du boycott des armes à destination d’Israël. La France n’entendait plus épauler un allié qui refusait ses mises en garde et dont le statut de belligérance avec ses voisins, rendait impossible l'équilibre régional qu'elle avait envisagé jusqu'à la veille du conflit.
En juin 2004, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense annoncent avec fierté la conclusion de contrats militaires entre la France et Israël. La presse relate l'événement, rappelle vaguement le boycott depuis 1967, mais rigoureusement aucun débat démocratique n'intervient sur le sujet. Malgré l'importance de la décision, un lourd silence remplace toute forme de contestation. Le communiqué officiel est lui-même très vague, à la limite du mensonger:
Ce que Mme Alliot-Marie a annoncé hier, c’est la commande à EADS, associé notamment à DASSAULT et à THALES, d’un démonstrateur de drones, Moyenne Altitude Longue Endurance, pour un montant global de 300 millions d’euros pour lequel les industriels apporteront eux-mêmes 150 millions d’euros.
[...]
Ce qui est vrai, c’est que dans le passé, EADS a travaillé avec IAI sur certains aspects des drones. Il a, ainsi, dans le passé, acheté, des drones HUNTER, ceux-là mêmes qui ont réalisé la surveillance des cérémonies du 60ème anniversaire du Débarquement le 6 juin dernier. Il y a eu, au début des années 1990, l’acquisition auprès d’IAI de drones. L’armée de l’Air les a expérimentés et utilisés.
On découvre alors que, tout de même, la coopération remonte à 1993:
JFB : En ce qui concerne le volume de nos échanges en matière militaire, il s’agit aujourd’hui, pour l’essentiel, des suites du contrat Hunter de 1993, c’est-à-dire, de la maintenance et de la mise à jour technologique. Ce sont des opérations relativement légères. La moyenne annuelle de nos acquisitions entre 1993 et 2002 a été de 14MEuros, soit un montant très limité.
(Magie des gros sous: le «montant très limité» de 14 millions d'euros pendant dix ans, ça approche tout de même le milliard de francs.) Puis:
Question : Êtes-vous en mesure de démentir les informations provenant d’Israël selon lesquelles il y a des négociations avec la France et qu’un accord est sur le point d’être signé pour un montant de 200 millions de dollars sur les drones?

JFB : Je n’ai aucune information qui le confirme.
L'année suivante, en juin 2005, la collaboration entre les industriels français et Israel Aircraft Industries (IAI) est décrite avec plus de précision par «Armees.com».
Officiellement, ces engins sont français. Mais dans le vaste hangar de Malat, filiale d’Israel Aircraft Industries (IAI), spécialisée dans les drones (avions sans pilote), ce sont des techniciens israéliens qui s’affairent autour des trois Eagle One destinés à la France. Le ministère français de la Défense est en train d’acheter à l’Etat hébreu l’un de ses futurs systèmes de combat les plus pointus, un avion de reconnaissance sans pilote. Mais il évite soigneusement de le crier sur les toits du Salon du Bourget, préférant mettre en avant EADS, le partenaire d’IAI. Pas question pour la France de s’afficher trop ostensiblement aux côtés d’Israël, alors que les marchés arabes restent l’un des principaux débouchés de l’industrie d’armement.
[...]
«Transfert de technologie». Après l’achat des Hunter en 1995, le programme Eagle One n’est que le deuxième étage d’une coopération plus large en matière de drone entre la France et Israël. Un troisième est déjà en cours, avec le futur EuroMale d’EADS. Annoncé au mois de juin 2004 par la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, il s’agit d’un engin beaucoup plus puissant, volant à 45000 pieds, c’est-à-dire plus haut que les avions de ligne. Là encore, il ressemble à l’Eagle Two d’Israel Aircraft Industries. «Les autorités françaises souhaitent acquérir une autonomie complète. Pour l’EuroMale, un véritable transfert de technologie est en cours entre Israël et la France», explique-t-on chez EADS, où l’on veut croire que «l’EuroMale pourrait déboucher sur une coopération européenne».
En mars 2006, la «prestation» commerciale entre EADS et IAI a débouché, explicitement, sur la constitution d'une «équipe intégrée mixte»:
L’entreprise IAI, en tant que coopérant majeur d’EADS dans l’opération SIDM, est en terme de marchés publics considérée comme un sous traitant à paiement direct pour, au titre de la tranche ferme, un montant de 21 M€.

À ce titre, et en accord avec les accords stratégiques entre les deux sociétés, une équipe intégrée mixte, majoritairement localisée en Israël, a été constituée afin de répondre aux exigences de ce contrat.
Au même moment, la «Chambre de Commerce France Israël» révèle l'ampleur du marché: «IAI et EADS ont finalement développé, avec de grandes difficultés, un nouveau drone» (c'est un article court et dense, je vous suggère de le lire intégralement en ligne).
Israel Aircraft Industries (IAI) devient un coopérant en long terme et sérieux d’EADS dans l’opération Système intérimaire de drones MALE (SIDM).

Les israéliens construisent actuellement, et en pleine coopération avec les européens, un nouveau drone très différent de ce qui avait été prévu à l’origine.

C’est la Ministre Alliot-Marie, qui avait lancé la réalisation d’une coopération franco-israélienne dans le cadre d’une contribution qui devait être «assez légère». Le journaliste israélien expérimenté qui en avait parlé le premier lors du dernier Salon Eurosatory, avait été «rabroué sérieusement» par la censure militaire israélienne. Les Français avaient été choqués par la divulgation d’informations supposées confidentielles.
[...]
Le groupe IAI était en terme de marchés publics considéré comme un simple sous traitant. Ceci figurait à l’origine dans le contrat original franco-israélien signé.

Le contexte international en a décidé autrement. De simple sous traitant, IAI est devenu (avec mille difficultés), un véritable partenaire à long terme de EADS.

Ceci est très révélateur de la nouvelle coopération France-Israël. Le pragmatisme prédomine. Les Français travaillent de plus en plus avec les meilleurs sans mélanger obligatoirement affaires, technologies et politique.
«Sans mélanger affaires, technologies et politique», c'est vite dit. À condition que les médias propriété de Dassault occultent l'affaire et que les médias propriété de Lagardère n'en parlent pas. Le présent billet étant consacré au sujet: mélangeons, mélangeons!


Soutien économique et échange technologique

La première conséquence de cette collaboration est, a minima, le soutien économique français à l'effort de guerre israëlien. Les communicants français ont tenté de désamorcer les critiques en présentant l'accord comme étant à sens unique: les livraisons de technologies ne se feraient que d'Israël vers la France. Mais, même en admettant cela, c'est un accord commercial: il y a bel et bien un «transfert» de France vers l'industriel militaire israëlienne, «transfert» qui prend la forme de plusieurs centaines de millions de dollars. (C'est la base même de l'économie de marché: si vous achetez le produit d'une entreprise, vous financez de fait le fonctionnement et le développement de cette entreprise.) Un tel soutien économique n'est ni négligeable, ni innocent, politiquement et moralement.

La seconde conséquence, bien que niée par les déclarations officielles, c'est le transfert de technologies et compétences militaires de la France vers Israël. Le processus, tel qu'il apparaît, ne consiste pas à ce qu'IAI livre des drones, puis qu'EADS modifie ces drones sans qu'IAI sache ce qui a été réalisé. Ce serait la seule manière d'être certain que l'industrie militaire israélienne ne bénéficie pas des développements financés par les Français. (Une telle procédure, qui exclue officiellement le créateur initial du produit, n'est pas impossible; voir par exemple, dans le sens France vers Israël, la création de l'avion de combat Nesher par IAI.)

Ce dont il s'agit ici, c'est d'une collaboration concrétisée par la création d'une équipe mixte franco-israélienne, basée en Israël, et dirigée par IAI. Donc, tous les développements apportés, avec le concours d'ingénieurs d'EADS et sous financement français, bénéficient à la fois aux Français et au constructeur israélien IAI. Non seulement la France subventionne ainsi la recherche et développement d'IAI, mais la collaboration avec EADS apporte à IAI les compétences technologiques de ses ingénieurs. L'accord, fondant officiellement un transfert d'Israël vers la France, est donc aussi un transfert de technologie militaire d'EADS vers IAI. Là encore, les conséquences politiques et morales sont énormes. Il est étonnant qu'un tel transfert ne fasse l'objet d'aucun débat public.


Seek and destroy

La technologie concernée par cette collaboration, ce sont les drones, des avions sans pilotes. Leur importance est devenue primordiale dans la nouvelle forme de guerre adoptée par les Israëliens au Liban et à Gaza. Machines tellement importantes qu'en plein conflit, Israël prend encore le temps de bombarder spécifiquement la zone où un de ses engins s'est écrasé (Xinhua, «Israely military drone crashes in Lebanon», 29 juillet 2006).

Le drone Eagle 1 développé par EADS et IAI.

L'utilisation principale des drones est la surveillance et la reconnaissance du territoire. Les incursions de ces appareils au-dessus de Gaza sont quotidiennes. Les Palestiniens dénoncent le développement de «mini-drones pour surveiller Gaza» et rappellent:
Les forces israéliennes ont utilisé des drones d'une technologie moins avançée pendant les 5 années d'Intifada Aqsa.
Au Liban, leur passage est devenu un des éléments de la «terreur tombée du ciel»: après ces missions de reconnaissance, les habitants attendaient avec angoisse un prochain bombardement. Comme Robert Fisk, j'ai entendu ce genre de témoignage:
Avant que le missile n'explose, a-t-elle dit, un drone israélien, un avion de reconnaissance sans pilote qui envoie des images en direct à Tel Aviv, volait au-dessus du quartier de Chiah. «Um Kamel», comme les appellent les Libanais, a bourdonné ci et là pendant un moment [...]
L'utilisation des drones comme moyen d'imposer une terreur permanente ressort ainsi de déclarations israéliennes:
“Use of this drone should send shivers down the spines of terrorists planning further attacks,” said an Israeli official. “Israel is using it to serve as a deterrent for further attacks. It provides us with constant intelligence in real time from afar, and enables us to respond immediately and forcefully.”
[...]
“The drone shows we can still operate without being there,” said a security source.
L'autre utilisation de ces drones est offensive. Certains modèles sont équipés de charges et peuvent frapper des cibles au sol. Ainsi en est-il du massacre de Marjayoun dans lequel le convoi de la population évacuant la ville a été attaqué par un de ces engins. Robert Fisk raconte:
Il y a ceux qui fondent en larmes lorsqu'ils racontent le massacre de Joub Jannine - et il y a les Israéliens qui ont donné la permission aux réfugiés de quitter Marjayoun, spécifiant la route qu'ils pouvaient emprunter, et qui les ont ensuite attaqués avec des drones sans pilote tirant des missiles.
[...]
«La première bombe a frappé la deuxième voiture [du convoi]», a déclaré Karamallah Dagher, un journaliste de [l'agence] Reuter. «Je remontais la route, à mi-chemin, et mon ami Elie Salami se tenait là, me demandant si j'avais un peu d'essence en rab. C'est à ce moment-là que le second missile a frappé ; et, la tête et les épaules d'Elie furent arrachées. Sa fille Sally, qui a 16 ans, a sauté de la voiture et s'est mise à hurler : “Je veux mon papa ! Je veux mon papa !” Mais il n'était plus». Hier, alors qu'il parlait de ces tueries, Dagher a fondu en larmes. Il essayait de faire sortir sa mère arthritique de sa propre voiture, mais elle se plaignit qu'il lui faisait mal. Il l'a replaça donc sur le siège du passager et s'assit à côté d'elle, s'attendant à une mort violence qui, Dieu merci, n'est pas arrivée. Mais elle est arrivée pour Colette Makdissi al-Rashed, la femme du moukhtar, qui a été décapitée dans sa jeep Cherokee ; elle est aussi arrivée pour un soldat libanais et pour Mikhael Jbaili, le volontaire de 35 ans de la Croix-Rouge, de Zahle, qui a sauté en l'air lorsqu'une roquette a explosé derrière lui.
Le silence médiatique autour de la collaboration franco-israëlienne sur des technologies militaires utilisées ces derniers temps pour affamer et massacrer les Palestiniens et les Libanais est troublant. Depuis lundi, la rentrée médiatique permet aux «experts» de pérorer au sujet du Liban, d'Israël et du Hezbollah, de la participation française à «la paix» (FINUL), mais aucun n'évoque jamais cet enjeu, celui des gros sous et de l'engagement concret aux côtés de Tsahal.


Tentons quelques questions

1. Le fait d'être choisi par Israël pour collaborer sur des programmes militaires de plusieurs centaines de millions de dollars impose-t-il des concessions politiques? La question se pose également pour l'Allemagne et le marché des sous-marins militaires. Inversement: est-il imaginable d'avoir une collaboration en recherche militaire et des livraisons officielles d'armes lourdes, sans avoir par ailleurs des accords politiques? (L'annonce de l'accord a d'ailleurs été faite lors d'une conférence de presse conjointe des Affaires étrangères et de la Défense.)

2. Peut-on imaginer, en France, la constitution d'une commission d'enquête sur l'ampleur des transferts de technologie, sur la nature des accords franco-israëliens, et sur l'usage de ces technologies par les Israéliens? Peut-on savoir si des technologies françaises ont été utilisées contre les civils libanais et palestiniens, et si elles risquent de l'être dans le futur? Si elles risquent de l'être si Israël et les États-Unis déclenchent de nouvelles boucheries en Syrie ou en Iran?

Une telle enquête n'a rien d'impossible: les Américains viennent d'en ouvrir une sur l'usage des armes à sous-munitions par leur client israélien. C'est un article du New York Times qui le révèle («Inquiry Opened Into Israeli Use of U.S. Bombs», 25 août 2006; les archives du NY Times étant payantes, je fais le lien sur un autre site reproduisant intégralement l'article):
The State Department is investigating whether Israel’s use of American-made cluster bombs in southern Lebanon violated secret agreements with the United States that restrict when it can employ such weapons, two officials said.

The investigation by the department’s Office of Defense Trade Controls began this week, after reports that three types of American cluster munitions, anti-personnel weapons that spray bomblets over a wide area, have been found in many areas of southern Lebanon and were responsible for civilian casualties.
3. Nos responsables politiques envisagent-ils de réactiver le boycott sur les armes contre Israël, comme l'avait fait de Gaulle en 1967? Un débat parlementaire et médiatique va-t-il avoir lieu sur ce sujet? Quelle est la position de nos candidats à l'élection présidentielle sur ce sujet?

4. Nos médias vont-ils continuer à occulter ce sujet, malgré son importance morale et politique, et malgré le fait que les populations arabes savent, elles, avec quel «camp» la France collabore militairement? Ou bien vont-ils continuer à entretenir le mythe d'une politique «pro-arabe» de la France ou, du moins, «équilibrée»? Les grands médias français vont-ils nous exposer la nature des contrats qu'entretiennent leurs propriétaires avec l'expansionnisme israélien?

Continuer à parler de la France «contribuant à la paix au Moyen-Orient» en occultant systématiquement les contrats d'armement qu'elle a passés avec Israël, c'est un véritable talent. Talent que seuls les marchands de canons et les bétonneurs propriétaires des grands groupes de médias français semblent capables de reconnaître.

23 août 2006

Le Memri pour source d'information

Et voilà que, depuis quelques temps, de désintéressés lecteurs me font passer des «informations» destinées à mon édification personnelle, sous le forme d'articles intégralement reproduits, et généreusement traduits en français ou, au moins, en anglais.

Source de ces «traductions»: le Memri, «Middle East Media Research Institute». Ça fait toujours plaisir d'être pris pour une bille...

Les travaux de cet «institut», basé à Washington, consistent à combler une lacune des journalistes occidentaux: la méconnaissance absolue des langues orientales. De fait, les seules sources d'information au sujet du Moyen-Orient, accessibles, sont très orientées: les «grands» médias occidentaux internationaux et, essentiellement, les médias israéliens traduits en anglais. Pour le reste, on trouve L'Orient-Le Jour en français et Nahar en anglais, affreusement orientés, et ça ne va pas tellement plus loin. J'imagine que les envoyés spéciaux des médias français à Beyrouth dépendent également du bon vouloir de leurs accompagnateurs qui, quand ils rentrent le soir, lisent religieusement L'Orient-Le Jour à leur vieille tante d'Achrafieh. Ah si, vous pouvez toujours consulter l'agence de presse de la Républiqe arabe syrienne SANA, mais c'est évidemment assez partiel.

C'est là qu'intervient le Memri. Cette «ONG» offre gratuitement des traductions de sujets d'actualité, notamment traduits du farsi et de l'arabe. Pour le journaliste occidental, cet accès à de telles sources est une véritable bénédiction, puisque cela permet de réellement d'«accéder à la source».

L'activité de propagande de Memri a été dévoilée dès 2002 par un article du Guardian britannique. L'article de Brian Whitaker, «Selective Memri», est consultable en ligne. Une traduction en français de cet article est publiée sur Bellaciao.

Comme moi, Brian Whitaker a pu constater l'utilité de ces traductions gratuites:

Depuis quelque temps je reçois des petits cadeaux de la part d’un institut très généreux ayant son siège au USA. Les cadeaux prennent la forme d’une excellente traduction d’articles de journaux arabes, l’institut me les envoie par mail tous les quelques jours et ceci sans aucun frais pour moi. Ces mails parviennent aussi à de nombreux politiciens, universitaires, et journalistes. Les histoires qu’ils contiennent sont en général très intéressantes.
Le but officiel de Memri:
Selon son site web, le but de Memri serait de réduire le fossé linguistique entre l’Ouest – où peu de gens parlent l’arabe – et le Moyen-Orient et ceci grâce à des «traductions d’articles opportuns parus dans les médias arabes, farsi,ou hébreux».
En septembre 2005, le Monde diplomatique a publié un article exposant à son tour le fonctionnement du Memri: «Désinformation à l'israélienne», par Mohammed El Oifi.

Dans ces articles, nous apprenons que le Memri a été fondé en 1998 par le colonel Ygal Carmon, membre pendant 22 ans des services de renseignement israéliens avant de devenir conseiller pour le contre-terrorisme des Premiers ministres Shamir et Rabin. Selon le Guardian:
La consultation de l’une des pages d’archives web désormais supprimée nous livre la liste du personnel de Memri. Parmi les six personnes nommées, trois – en comptant Carmon – sont décrites comme ayant travaillé dans les services secrets israéliens.

Parmis les trois autres, l’un a servi dans le Commandement Nord du Corps d’artillerie de l’armée israélienne, l’un a une carrière universitaire, et le sixième est un ancien comédien intermittent.

La co-fondatrice de Memri avec le Colonel Carmon n’est autre que Meyrav Wurmser, qui dirige aussi le Centre pour la politique du Moyen-Orient (Center for Middle East Policy) au Hudson Institute [...].

L’omniprésent Richard Perle, président du conseil d’administration de la politique de défense du Pentagone, vient d’entrer au conseil d’administration du Hudson Institute.
L'activité principale de Memri est la sélection d'articles selon des critères bien précis. Selon le Guardian:
[...] soit elles donnaient un reflet négatif des Arabes, soit elles encourageaient l’agenda politique israelien. Je n’étais pas le seul à éprouver ce malaise.

Ibrahim Hooper [...] a souligné dans le Washington Times que «Memri n’avait d’autres fins que de trouver les pires propos qui soient dans le monde musulman et de les diffuser aussi largement que possible».
Pour le Monde diplomatique:
Il [Memri] a tendance à présenter comme majoritaires des courants d’idées très minoritaires dans la presse et les médias arabes. Ainsi, le lecteur non arabophone qui se contenterait de la lecture de ces traductions aurait l’impression que les médias arabes sont dominés par un groupe d’auteurs fanatiques, antioccidentaux, antiaméricains et violemment antisémites que combattraient quelques braves mais rares journalistes, que le Memri qualifie de «libéraux ou progressistes».
À ce stade, la dépendance d'un grand nombre de journalistes occidentaux aux traductions d'une émanation des services israéliens pour accéder aux écrits en arabe et en farsi est déjà problématique du seul fait de la sélection opérée.

Le second travers de l'activité «bénévole» du Memri est la traduction déformée des propos des auteurs. Un exemple donné par le Diplo:
Le professeur Halim Barakat, de l’université Georgetown (New York), aux États-Unis, a fait, lui aussi, les frais de ces méthodes. L’article qu’il a écrit dans le quotidien londonien Al-Hayat sous le titre «Ce monstre créé par le sionisme: l’autodestruction» a été reproduit par le Memri, explique son signataire, sous «un titre incitant à la haine: “Jews Have Lost Their Humanity” [Les juifs ont perdu leur humanité]. Ce que je n’ai pas dit... Chaque fois que j’écrivais “sionisme”, le Memri remplaçait par “juif” ou “judaïsme”. Ils [le Memri] veulent donner l’impression que je ne suis pas en train de critiquer la politique israélienne et que ce que je dis, c’est de l’antisémitisme». À peine cette traduction mise en ligne sur le site du Memri, l’auteur a reçu «des lettres de menaces» dont «certaines disent que je n’ai pas le droit d’enseigner dans les universités» – il a enseigné plus de trente ans –, «que je n’ai pas le droit d’être professeur et que je dois quitter les États-Unis...».
Le troisième axe de son activité consiste, purement et simplement, à lancer de grandes campagnes de manipulation au service des néoconservateurs et du gouvernement israélien. Résumé par le Monde diplomatique:
C’est lui qui a lancé, en 2001, une campagne de dénonciation des manuels scolaires palestiniens, largement infondée, pour faire croire que ceux-ci attisaient l’antisémitisme. En 2004, il réussit, avec notamment le relais du site Proche-Orient.info [...], à exploiter les «dérapages» de la télévision du Hezbollah, Al-Manar, pour faire interdire celle-ci en France, suscitant des protestations de l’association Reporters sans frontières. Il a activement participé à la campagne qui a abouti à la fermeture du centre Cheikh Zayed aux Émirats arabes unis.
On peut suspecter que, pour beaucoup de médias occidentaux, les «traductions» du Memri sont le principal, si ce n'est l'unique, accès à des auteurs arabes. Comme l'expliquent le Guardian et le Monde diplomatique, ça n'est pas sans conséquences.

Cela dit, je ne peux que reprendre la conclusion de Brian Whitaker, car il ne faudrait pas tomber dans la seule dénonciation de l'«activisme» israélien et américain en matière de propagande. Son indispensable complément, c'est la passivité des auteurs et intellectuels arabes à tout simplement essayer de se faire entendre ici.
Il n’est pas difficile de voir ce que les arabes pourraient faire pour contrer cela. Des groupes de médias arabes pourraient s’associer et publier eux-mêmes des traductions d'articles reflétant plus justement le contenu de leur journaux.

Cela ne serait pas au-dessus de leur moyens. Mais comme toujours ils préféreront peut-être ne rien faire et ronchonner contre les machinations des retraités des services secrets israéliens.
À mon petit niveau, je dois constater que, autant je rencontre des Libanais et des Palestiniens qui maîtrisent le français ou l'anglais, qui ont beaucoup de choses à dire sur leur région (et qui sont en plus particulièrement remontés...), autant suivre l'actualité du Liban via la blogosphère francophone ou anglophone démontre une incroyable vitalité des blogueurs pro-américains (pour simplifier...) et la quasi absence de positions opposées (disons: pro-Georges Corm ou pro-Alain Gresh!).

Je rappelle donc qu'il n'est pas nécessaire d'obtenir une autorisation du Mossad pour s'exprimer sur le Web.

Communiqué Anafé sur l'«accueil» des réfugiés libanais

Je viens de recevoir le communiqué de l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) du 22 août. Je le reproduis tel quel.

Accueil des réfugiés libanais :
Larmes de crocodile et tentatives de refoulement en catimini

Le 22 août 2006

Alors que le gouvernement français vante la mise en place de mesures exceptionnelles pour accueillir les Libanais sur le territoire, des familles entières arrivent aux frontières françaises et sont menacées d'être refoulées.

Le 8 août 2006, B.S. arrive à Roissy avec sa femme et son fils de 2 ans. Il a fui le Liban où il a tout perdu. Il dépose une demande d'entrée sur le territoire au titre de l'asile. Celle-ci est rejetée deux jours plus tard. Depuis, la famille est menacée d'un renvoi vers Damas d'où elle a pris l'avion. B.S., sa femme et son fils seront rejoints par plusieurs autres familles, parmi lesquelles se trouvent des enfants en bas âge.

Ils étaient hier 49 libanais, dont 13 mineurs de moins de 13 ans à être maintenus dans la zone d'attente de Roissy. Toutes ces familles ont vu leur demande d'accès au territoire rejetée. La grande majorité d'entre elles ont déjà subi plusieurs tentatives de refoulement alors même que la situation au Liban est loin d'être stabilisée.

Le week-end du 15 août, une vingtaine de ces ressortissants libanais maintenus entament une grève de la faim, qui durera 3 jours. Ils écrivent une lettre au président de la république, et au ministère de l'intérieur, s'interrogeant sur la réalité d'une démocratie qui les met, disent-ils, «dans la zone d'attente, à l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle, sans connaître notre l'avenir et quelle sera notre punition».

C'est pourtant bien ce même gouvernement qui, le 20 juillet, adressait aux préfets une circulaire les invitant à «délivrer aux ressortissants libanais présents en France qui ne disposeraient pas d'un droit de séjour (...) une autorisation de séjour d'un mois, renouvelable, jusqu'à ce que la situation se stabilise au Proche Orient».

C'est aussi ce même gouvernement, qui le 29 juillet, se flattait d'accueillir 60 enfants libanais amenés par un vol spécial, afin qu'ils «passent un été en paix». Le petit garçon de B.S. se contentera des couloirs de la zone d'attente.

Derrière les apitoiements médiatisés, se cache la routine quotidienne du dispositif de refoulement aux frontières françaises qui ne s'embarrasse guère des principes de protection des populations en danger.
Toutes les informations sur l'Anafé sont disponibles sur le site Web de l'association.

22 août 2006

Compléments

Je viens de compléter deux des précédents billets de ce blog. Il s'agit d'extraits du livre de Georges Corm, Le Liban contemporain, qui appuient et complètent les informations déjà publiées ici. Comme les billets sont vraiment longs, voici les quatre passages qui y ont été insérés. Évidemment, si vous n'aviez pas encore lu ces deux billets, n'hésitez pas à les consulter dans leur intégralité.

1. Dans le billet sur l'introduction de «L'Ethno-politique au Moyen-Orient», le passage suivant a été introduit vers la fin du texte.

Dans Le Liban contemporain (La Découverte, édition 2005) Georges Corm conclut ainsi un passage consacré à cette question:
Ainsi, la déstabilisation de la région du Proche et du Moyen-Orient sur des bases ethniques et religieuses à l'époque contemporaine trouve bien son origine dans les ambitions des puissances extérieures. Toutefois, il faut attendre la création de l'État d'Israël et l'éviction de la population palestinienne de son territoire en 1948 pour assister à la création du premier État à base confessionnelle exclusive. Toutes les autres avaient lamentablement échoué, y compris celle du XIXe siècle (qui dura quinze ans, de 1845 à 1860) de couper le Mont-Liban en deux cantons (caïmacamats), l'un druze et l'autre maronite, ou celle du XXe siècle de créer en Syrie un État druze et un État alaouite, ou la tentative anglaise en Égypte de couper la minorité copte du mouvement national incarné par le parti Wafd. C'est donc l'émergence de l'État juif qui a constitué le véritable précédent. Dans une région aussi sensible que le Moyen-Orient et aussi riche en communautés diverses, ce précédent devait, par la force des choses, relancer les germes d'une désintégration à base ethnique et religieuse de la région; désintégration sans laquelle la survie isolée d'un État, dont le critère exclusif d'existence et le fonctionnement reposent sur une identité religieuse, peut en effet être difficilement envisageable à long terme.
2. Pour le billet sur le «Coup d'État au Liban», j'ai trouvé les précisions suivantes au sujet de l'article sur la «Stratégie pour Israël dans les années 1980»:
La Revue d'études palestiniennes reproduit le texte à l'automne 1982 sous le titre «Stratégie pour Israël dans les années 1980» (j'ignore si c'est le titre d'origine dans Kivounim), et l'attribue à Odel Yinon, «journaliste et ancien fonctionnaire des Affaires étrangères».
3. Toujours au sujet du même texte, deux réactions israéliennes à la publication de la «Stragégie»:
Georges Corm, dans Le Liban contemporain (La Découverte, édition 2005), présente deux positions qui ont suivi la publication de ce document:
S'agit-il d'un «fantasme aberrant, irrationnel, analphabète, qui remplit la tête des dirigeants israéliens»? C'est ce que pense un bon connaisseur de la réalité israélienne [Ilan Halevi, dans une table ronde sur le Liban dont le texte est publié dans le revue Peuples méditerranéens, n°20, juillet-septembre 1982, p. 5 – numéro sur le thème: «Liban, remises en cause»], qui affirme par ailleurs: «Cet orientalisme israélien officiel, militaire, pense avoir découvert la réalité de la société moyen-orientale; un ordre de paix au Moyen-Orient doit être fondé sur la nature profonde de cette société et non pas sur des formes artificielles, importées de l'Occcident comme le sont les États-nations modernes à bases territoriale; l'idéal de ce nouvel ordre régional dans lequel l'État sioniste d'Israël s'intégrerait comme un poisson dans une colonie de poissons, c'est le démantèlement des États dans leurs frontières actuelles et leur remplacement dans une multitude de mini-États confessionnels.»

De son côté, Israël Shahak, président de la Ligue israélienne des droits de l'homme (non reconnue par le gouvernement israélien), commente le texte «Stratégie pour Israël dans les années 1980», cité ci-dessus, en ces termes [Revue d'études palestiniennes, n°5, automne 1982.]: «Il ne faudrait pas pour autant regarder ce projet comme dénué de toute portée pratique ou irréalisable, au moins à court terme. Le projet reproduit fidèlement les théories “géopolitiques” qui avaient cours en Allemagne dans les années 1890-1933, qui furent adoptées telles quelles par Hitler et le nazisme, et qui guidèrent leur politique en Europe de l'Est. Les objectifs fixés par ces théories, en particulier le démantèlement des États existants, reçurent un début de réalisation de 1939 à 1941, et seule une coalition à l'échelle mondiale en empêcha l'application à long terme.»
4. Toujours pour «Coup d'État au Liban», des avertissements bien avant 1982.
Des avertissements sur les risques d'éclatement des entités nationales au Moyen-Orient apparaissent alors. Georges Corm, dans Le Liban contemporain (La Découverte, édition 2005), le souligne:
Il faut ici rappeler les cris d'alarme de Raymond Eddé, chef du parti politique le Bloc national, qui n'a cessé de dénoncer un «complt américano-sioniste», dont Henry Kissinger serait l'inspirateur, qui aurait commencé avec l'invasion de Chypre par la Turquie en 1974 et la division de facto de l'île entre une zone grecque et une zone turque. Chyprianisation du Liban entre chrétiens et musulmans, balkanisation de l'ensemble de la région: c'est ce qu'a dénoncé avec la plus grande constance depuis 1974 cet homme politique resté au-dessus de la mêlée. «Je continue à soutenir, déclarait-il au journal Le Monde le 16 décembre 1975, que nous sommes en présence d'un plan américain visant à la partition du Liban, laquelle conduirait, à plus ou moins brève échéance, à l'éclatement de la Syrie. L'objectif est la création, aux côtés d'Israël, de plusieurs État à caractère confessionnel, des États tampons, qui contribueraient à la sécurité de l'État juif. Bref, le plan est de balkaniser la région.

De son côté, l'ex-président de la République libanaise durant les années de troubles 1975-1976, Soleiman Frangié, a affirmé dans plusieurs déclarations à la presse, après avoir quitté le pouvoir, que les États-Unis ont cherché à implanter les Palestiniens au Sud du Liban et à évacuer les chrétiens du Liban vers le Canada; puis, devant les obstacles s'opposant à ce dessein, ils ont cherché à créer un État chrétien au Liban à partir de 1978 [Voir, par exemple, ses déclarations à la revue Al Jamhour le 3 mai 1978, et au journal Al Anouar le 27 août 1979, tous deux paraissant à Beyrouth.]. Il n'a d'ailleurs pas été le seul à le dire dans la région. Ainsi, le prince Hassan, frère du roi Hussein de Jordanie, homme lui aussi de réflexion sereine, écrivait le 3 septembre 1982 dans le Times de Londres: «La perspective d'un éclatement de la Grande Syrie entre druzes, maronites et fondamentalismes chiites et sunnites coïncide avec le développement du Grand Israël. Tout cela implique une aggravation de la souffrance des Palestiniens dépossédés dont le respect des droits est inaliénable et crucial pour la paix durable.»

21 août 2006

La terreur en mignonette

Rions un peu avec nos amis américains: Kenneth R. Timmerman expose sur MSNBC que dans le (déjà peu crédible) complot terroriste récemment «déjoué» en Grande-Bretagne, il faut voir les «empreintes digitales» du Hezbollah (10 août).

Le site américain NewsMax, sur lequel il intervient régulièrement au sujet de la crise au Moyen-Orient, dévoile l'ampleur de cette implication. Grand moment de révélations:

NewsMax.com senior correspondent and Middle East expert Kenneth R. Timmerman said Hezbollah might be to blame for the terror plot thwarted by British security agencies Thursday.

Timmerman, appearing as a guest on MSNBC’s “Tucker with Tucker Carlson,” said the plot was reminiscent of one in 1986 that was foiled by French authorities.

“Hezbollah operatives had tried to bring in liquid explosives to launch terrorist attacks,” Timmerman said. “The French caught them and the explosives, which were brought in inside little liquor bottles. This is the kind of thing that has Hezbollah’s fingerprints all over it.”
Nous découvrons donc qu'en 1986, le Hezbollah avait tenté de faire entrer de l'explosif dans des «petites bouteilles de liqueur». Ce qu'on nomme habituellement des mignonettes. Attentat facile à déjouer puisque, comme chacun le sait, les islamistes ne boivent jamais d'alcool; si un barbu transporte des «petites bouteilles de liqueur», c'est évidemment qu'il s'agit d'autre chose que d'alcool. La lutte antiterroriste, ça n'est pas plus compliqué que cela. (Timmerman doit faire référence à des bouteilles d'Arak contenant du nitrate de méthyle.)

Mais ça n'est pas tout. En réalité, l'Iran est directement connecté à al-Qaida! Si.
Timmerman [...] said he also suspects Iran has strong ties to al-Qaida that makes the prospect of nuclear proliferation in that region all the more troubling for the United States and Israel.
Et la théorie politique de l'Iran, c'est d'atteindre le Nirvana (ou un truc semblable peuplé de vierges accueillantes) en faisait exploser la planète:
“He [Ahmadinejad] believes that by setting off a worldwide jihad and a worldwide nuclear cataclysm, that he can bring about the end of the world and that Muslims will be free and be safe.”
Conscient que n'importe quel lecteur ayant raté sa scéance de lobotomie commence à ricaner, Kenneth «arrr» Timmerman insiste:
“This is an ideology we need to take very seriously.”
Al-Qaida «fortement» lié à l'Iran (et non plus à l'Iraq) qui veut la bombe atomique dans l'unique but de déclencher l'Apocalypse nucléaire (stricto sensu: Dieu choisira les siens), et qui demande au Hezbollah de placer des mignonettes d'Arak piégé dans des avions britanniques, ça vous semble un peu tiré par les cheveux? Attendez, vous oubliez les Chinois.

Un docteur Abdullah Al Madani expose courageusement, dans le quotidien Gulf News (basé à Dubai), le lien entre la Chine et le conflit au Moyen-Orient («A Chinese link to Middle East conflict», 19 août):
The most important aspect of the alliance, however, is Tehran's access to the technology being developed by the Chinese People's Army, particularly in the area of cruise and ballistic missiles. This has long been an issue of great concern for the Americans. Washington has repeatedly expressed its dissatisfaction on the grounds that promoting the military capability of Iran's Islamic regime could raise tensions in the Gulf and threaten US interests in the region and the safe passage of oil tankers.
et de conclure très sérieusement:
China, therefore, is indirectly responsible for encouraging Hezbollah to act as a state within the state and drag Lebanon into war.
Vous lisez bien: la Chine est responsable d'avoir encouragé le Hezbollah à agir comme un État dans l'État et à plonger le Liban dans la guerre. «Indirectly», of course.

Mais n'était-ce pas, auparavant, la «faute» aux Russes?

Comme on dit au Liban: «Al hak a’telyen» (d'après le titre d'une ancienne pièce de théatre). C'est-à-dire: «En cas de doute, blâmons les Italiens».

Hezbollah: attaque au méchoui

On ne peut qu'admirer le sens de la pondération des communicants de la FINUL. Samedi, nous avions droit à un communiqué particulièrement équilibré. Par «équilibré», il faut comprendre que la responsabilité des événements n'est jamais attribuée à qui que ce soit: si vous dites du mal de l'un, vous dites du mal de l'autre.

Je ne l'invente pas, voici très exactement un paragraphe équilibré du communiqué de samedi:

On two instances yesterday morning, Israeli aircraft violated Lebanese airspace in the central sector. Also, violation of the Blue Line on the ground in Shebaa area has resumed. Yesterday, two Lebanese shepherds and approx. 100 sheep crossed the Blue Line towards Israel. Such incidents can endanger very fragile and tense situation.
Ainsi donc, côté israélien, violation de l'espace aérien libanais, incursion militaire à Shebaa; côté Hezbollah, 100 moutons arabes franchissent la «ligne bleue»! Si c'est pas une invasion massive... On comprend l'inquiétude de la FINUL: «De tels incidents peuvent compromettre une situation très fragile et tendue».

20 août 2006

Le mystérieux «service de renseignement étranger»

Hier, la presse française, c'est-à-dire une dépêche de l'AFP soigneusement recopiée, nous informait ainsi: «Tentative d'attentats en Allemagne: l'homme arrêté vient du Liban».

La dépêche de l'AFP, non «traitée», est disponible par exemple sur Cyberpresse. Un version légèrement réécrite est proposée par le Figaro. Dans les deux cas, la source de l'information est la même: un magazine allemand nommé Focus.

Entre la version AFP et la version Figaro, il y a cependant une information qui a disparu; la version Figaro a supprimé un court paragraphe présent dans la dépêche de l'AFP:

Selon Focus, il a été arrêté grâce à des «indices concrets émanant d'un service de renseignement étranger» non précisé.
Comme je suis un blogueur consciencieux et allemandophone, je suis allé vérifier sur le site de Focus. L'article sur lequel est basée la dépêche de l'AFP est le suivant: «Zugriff am Imbissstand» (pour le lecteur qui voudrait creuser le sujet: une échoppe à Imbiss, à Berlin, c'est exactement comme une sandwicherie à falafels à Beyrouth, mais avec des frites à la place du pain arabe, une saucisse à la place des falafels, et de la sauce au curry à la place du tarator). Le passage incriminé est:
Präzise Hinweise eines ausländischen Nachrichtendienstes führten zu seiner Identifizierung.
Comme le lecteur polyglotte peut le constater, la traduction de l'AFP est fidèle.

Le Figaro source son article «avec AFP» et se repose nommément sur le magazine allemand pour affirmer sans autre vérification:
il est vraisemblablement membre d'un réseau islamiste inconnu jusqu'ici des autorités, selon le magazine Focus.
Pourquoi alors cacher à ses lecteurs cette «information» pas du tout anodine, exposée dans le même article, au sujet de l'aide d'un «service de renseignement étranger»? Mystérieux service capable d'identifier un individu de type... hum... islamo-libanais sur le territoire allemand.

Je vous livre cette autre «piste»: voici un extrait d'un article du journaliste allemand Jürgen Elsässer, au sujet du «complot terroriste» en Grande-Bretagne (l'autre grand pays européen au gouvernement parfaitement atlantiste):
Mais les journaux à sensation du groupe Springer en Allemagne nous fournissent une autre version, qui fait intervenir le Mossad comme source supplémentaire. « Baalbek, début août : un commando israélien s’empare d’un hôpital. Le but initial est de débusquer des terroristes du Hezbollah mais - si l’on en croit des experts britanniques - lors de cette opération des agents des services secrets israéliens seraient tombés sur trois ordinateurs. Les disques durs contiennent des informations sur plus de 20 cellules terroristes en Angleterre. Tel Aviv, dimanche 6 août : au siège du Mossad tombe une information urgente envoyée depuis Islamabad : Al Qaïda vient de donner l’ordre à ses terroristes en Angleterre de se préparer à agir !… Peu de temps après le chef du Mossad informe son homologue des services secrets MI6… »

L’information qui sous-tend cet article est claire : l’agression sanglante et contraire au droit international menée par Israël contre son voisin a permis d’empêcher un terrible bain de sang en Europe.
Alors, c'est qui, ces «ausländischen Nachrichtendienstes» anonymes cités par Focus? Le Figaro juge-t-il Focus crédible pour dénoncer un «réseau islamiste inconnu», mais totalement farfelu, dans le même article, concernant un service de renseignement également inconnu? Selon quel critère s'est opérée cette sélection?

19 août 2006

Le nerf de la paix

Et maintenant, il va falloir reconstruire.

Les déplacés rentrent chez eux et découvrent des maisons détruites, des villages transformés en champs de ruine, des récoltes perdues et, partout au Liban, les infrastructures sont à rebâtir. Puisque ça n'est pas la première guerre au Liban, que ça n'est pas le premier cessez-le-feu, que ça n'est pas la première «reconstruction», et puisque c'est exactement le même gouvernement au pouvoir qui l'était lors de cette première «reconstruction», il est intéressant d'examiner le passé pour imaginer ce qui va se passer.

Tout d'abord, je vous invite à lire mon (très long) billet sur la nature du régime libanais: une mafia dont toute l'action est orientée à la prédation du peuple libanais. Ceci est évoqué sur le blog d'Alain Gresh:

Il est vrai que la tâche est facilitée par l’absence de l’État libanais : comme le fait remarquer un commentateur, le Hezbollah n’est pas un État dans l’État, mais un État dans le non-État.
La principale caractéristique de cette structure pseudo-étatique est le syphonage de l'argent de la reconstruction et de l'aide aux déplacés. Ainsi, comme l'indiquait Georges Corm:
Ainsi, à titre d'exemple, le CDR et la Banque centrale sont le cœur de l'empire du Premier ministre; le Conseil du Sud (pour la reconstruction de cette partie du pays), la Caisse de sécurité sociale et l'Intra Investment Co seront le domaine réservé exclusif du président de la Chambre des députés; la Caisse des réfugiés chargée de l'indemnisation des déplacés est du domaine de M. Joumblatt, le puissant chef druze [...].
L'argent destiné à la reconstruction du Sud a bien profité à Nabih Berri, chef du parti Amal. Quant à l'argent des déplacés, elle a financé le chateau de Walid Joumblatt à Moukhtara. Quant à la reconstruction, le Premier ministre Rafic Hariri était à la fois le passeur d'ordre (l'État) et le premier bétonneur-prestataire du pays.

Mon billet sur la mafiocratie au Liban présente les principaux axes de la prédation exercée depuis plusieurs décennies contre le Liban par sa propre oligarchie:
– la corruption généralisée, organisée par les plus hautes instances du pouvoir,
– l'idéologie de la reconstruction (plus qu'une reconstruction réelle) qui couvrit des malversations et des détournements d'ampleur pharaonique,
– la constitution d'une «dette odieuse» qui permet désormais de rémunérer, ad vitam eternam, les propriétaires de cette dette (ceux qui ont acheté les bons du trésor libanais),
– l'ensemble soutenu par une intense propagande néo-libérale agrémentée à la sauce confessionnelle.

L'idéologie de la reconstruction est le principal danger qui guette la nouvelle «reconstruction»: une orientation néolibérale au profit exclusif d'une bourgoisie affairiste, et le reste du pays (notamment les populations les plus démunies) abandonné sans réelles infrastructures financées par l'État. On ne voit pas bien ce qui aurait changé qui interdirait de refaire les mêmes «erreurs» (au contraire, les outils du détournement sont désormais bien en place et rodés). Je signalais ainsi que, dès la première semaine de bombardements, un banquier libanais, cité par le Telegraph, conseillait d'acheter des actions de Solidere, la structure de reconstruction du clan Hariri:
He [Dr Karam] also recommended buying shares in Solidere, the $1.65bn property empire famed for it's majestic cafes, shops and banks. Its share price tumbled 20pc on the outbreak of hostilities, before the bourse suspended trading. “Solidere is sitting on a treasure chest worth hundreds of millions of dollars,” Dr Karam said.
(«Solidere est assis sur un coffre au trésor valant des centaines de millions de dollars.») Un lecteur me signale que Charles Ayoub a récemment dénoncé dans un éditorial de son quotidien le Diyar (proche du PSNS) les premières évaluations totalement farfelues (c'est-à-dire surévaluées) de certaines reconstructions.

Déjà, on peut constater que l'aide européenne de 50 millions d'euros est attribuée par l'Agence humanitaire de la commission européenne (ECHO) à six ONG, et non à l'État libanais lui-même, pourtant légitime représentant et protecteur de son propre peuple. Doit-on y lire une marque de défiance ou simplement le constat, par les autorités européennes, de l'incompétence de l'État libanais démocratique à s'occuper correctement de son peuple?

Du côté de la dette, j'ai déjà insisté sur le rôle fondamental dans le système de prédation organisé par l'«État» libanais contre son peuple. Cet aspect aussi est évoqué, depuis, dans un article de l'ONG Comité pour l'annulation de la dette du Tiers Monde (CADTM):
La dette a donc permis d’imposer un renforcement des politiques néolibérales, tellement favorables aux riches Libanais, aux créanciers étrangers et à leurs grandes entreprises.
Cet article ne qualifie pas, comme je le fais, la dette actuelle du Liban d'«odieuse», mais dénonce celle à venir comme une «dette illégitime»:
Désormais, pour se reconstruire, le Liban va encore faire appel aux capitaux étrangers. Cela implique une nouvelle augmentation de la dette et de nouvelles mesures économiques d’ajustement structurel qui la conditionnent. De ce fait, le peuple libanais va devoir payer très cher, dans les années à venir, pour les conséquences de cette guerre infligée par Israël en violation des traités internationaux régissant les relations entre Etats.
et de proposer:
Pour le Liban, une solution possible réside en l’annulation immédiate de la dette et la création d’un fonds destiné à sa reconstruction, qui serait alimenté par des réparations versées par Israël. Une contribution des Etats-Unis, qui soutiennent et financent l’Etat israélien, doit s’y ajouter. C’est à ce moment seulement qu’il sera possible de dire que justice a été rendue au peuple libanais.
Évidemment, la résolution 1701 dénonçant unilatéralement le Hezbollah libanais comme responsable de la guerre, une telle solution est fort peu probable...

L'Europe a déjà annoncé de manière spectaculaire le déblocage d'une aide. 50 millions d'euros, là où les premières estimations des destructions au Liban avoisinent les 3 milliards de dollars. Même en dollars, l'aide européenne est comparable à l'envoi d'un paquet de cacahouètes Al Rifai pour reconstruire l'aéroport de Beyrouth. J'exagère?

Par le passé, le Liban a reçu l'aide européenne sous la forme des plans MEDA. Les chiffres concernant le Liban sont disponibles en ligne. Mises bout à bout, les sommes peuvent sembler importantes mais, en réalité, ne dépassent pas quelques centaines de millions d'euros en plus de dix ans, alors que le pays, lui, s'endettait de 40 milliards de dollars. La lecture des détails fait doucement rigoler. Au hasard... en 2003, «programme Tempus visant à réformer et à moderniser le système d'enseignement supérieur en développant la coopération inter-universitaire entre les pays de l'UE et les pays bénéficiaires»: 1,5 million d'euros! Voilà l'Université libanaise bien dotée...

Dans toutes les sommes consacrées au Liban, le jargon ne permet jamais de savoir si ce sont des prêts qui creusent la dette du pays, ou de subventions. Ainsi:
Le programme MEDA est principalement composé des subventions, mais comprend également le financement des capitaux à risques et des bonifications d'intérêts relatifs aux prêts fournis par la Banque européenne d'investissement (BEI). Le volume de prêt de la BEI au Liban au cours de la période 1995-2002 s'est élevé à €375 millions, prévu notamment pour l'eau et la fourniture d'énergie, les équipements de système d'égouts, et le port de Tripoli.
Dans les tableaux qui précèdent cette annonce, on peut lire que, sur la même période, les «engagements au Liban» représentent 237 millions d'euros. Je ne vais pas entrer dans les détails comptables, ce dont je serais bien incapable, mais il me semble comprendre ici qu'on prête plus d'argent via la BEI (donc: dette; je suppose qu'il s'agit de ce qu'on appelle la FEMIP) que de subventions directes. (Le tout représentant, sur sept ans, des sommes franchement peu élevées par rapport aux besoins.)

En cas de doute sur l'intention des eurocrates, qu'on se rassure, l'argent même chichement distribué ne sera tout de même pas gaspillé. «MEDA» signifie, selon la Documentation française: «Mesures d'ajustement». C'est donc un outil néolibéral d'ouverture des marchés. J'ai déjà expliqué ici longuement quelle est l'ampleur de la prédation néolibérale au Liban, il est donc heureux que l'Europe fasse tout pour soutenir le mouvement.

Le «Document de Stratégie 2000-2006» (fichier PDF) décrit la logique: sécurité (dans une logique de lutte contre le terrorisme islamiste, n'est-ce pas; personne ne pense ici aux dangers du militarisme agressif d'Israël) et néolibéralisme:
  • La création d’une zone de paix et de stabilité basée sur des principes fondamentaux, incluant le respect des droits de l’homme et la démocratie.
  • La création d’une zone de prospérité commune grâce à un développement durable et équilibré et, plus particulièrement, par l’établissement progressif du libre-échange entre l’UE et ses partenaires méditerranéens, et entre les partenaires eux-mêmes, en vue de la création d’une zone euro-méditerranéenne de libre-échange plus large d’ici 2010.
  • L’amélioration de la compréhension mutuelle entre les peuples de la région et le développement d’une société civile active.
Oui, «libre-échange» est écrit deux fois dans la même phrase.

Il faudrait certainement examiner l'aide américaine. Sachant que la dernière aide américaine au Moyen-Orient fut la livraison d'armes à l'armée israélienne qui ont permis la destruction de fleuron de l'économie libanaise qu'était la boutique Al Rifai de l'aéroport de Beyrouth, l'aide américaine au Liban doit être également assez chiche.

Le total des aides européennes en dix ans semblent donc ne même pas couvrir les dépenses de la construction du seul aéroport Rafic Hariri de Beyrouth. Disons que, sans aide européenne, la dette libanaise aurait plongé de 40 milliards à... 40,5 milliards.

Entre des aides occidentales symboliques destinées à faciliter la prédation néo-libérale et une «reconstruction» syphonée par l'appareil politico-mafieux du pays, toute la place est libre pour les initiatives du Hezbollah. Ce point est central dans la légitimité du parti dans de larges couches de la population.

Sur CNN, pendant les bombardements, un documentaire prétendait présenter la face réelle du Hezbollah. Pour montrer comment le parti contrôlait les parents et endoctrinait les enfants, une famille fut ainsi interviewée. Porte-parole: une petite fille d'une douzaine d'années, scolarisée dans une école du Hezbollah. Le commentaire insistait lourdement sur le contrôle que cela donnait au parti sur cette pauvre famille; mais, à l'écran, on voyait une gamine parlant très bien anglais. Loin de l'image d'une école coranique façon Afghanistan, c'était celle d'une école de qualité, accueillant des filles (quelle horreur!) et leur apprenant la langue du Grand Satan.

Les Israéliens, par la suite, montrèrent des images de leur intervention dans un hôpital de la Bekaa. Nous découvrions alors un hôpital moderne, géré par le Hezbollah et financé par le pétrole iranien.

Avec beaucoup de conviction, les commentaires de ces images tentaient de faire croire que, pour profiter de ces écoles, hôpitaux, orphelinants, systèmes d'assurance, etc., il fallait faire allégeance au parti. Pourtant, quelle «compromission» faut-il faire pour apprécier un parti qui vous procure gratuitement des écoles et des hôpitaux alors qu'on ne profite pas des «bienfaits» d'un État corrompu qui ne fait rien pour des franges entières de la population? Nous avons donc vu une brave femme expliquant qu'elle était reconnaissante du fait que sa gamine était scolarisée et (contrairement à elle) maîtrisait l'anglais; le commentaire complétait: «elle parle sous le contrôle d'un membre du parti».

Cette facette de la vie libanaise n'est jamais interrogée ici: comment prétendre à l'illégitimité du Hezbollah et à l'affreuse ingérence iranienne si, dans la vie quotidienne de centaines de milliers de personnes, leur activité se traduit par des constructions d'écoles et d'hôpitaux?

Ted Rall, avec beaucoup d'humour, suggère que les États-Unis auraient bien besoin de tels «terroristes» pour reconstruire la Nouvelle-Orléans et venir en aide à sa population...
“Hezbollah's strength,” says Amal Saad-Ghorayeb, a professor at the Lebanese American University in Beirut and an expert on the organization, in large part derives from “the gross vacuum left by the state.”

Sound familiar? It does to the people of Ladysmith, Wisconsin. The rural town, destroyed by a tornado in 2002, has been abandoned by the government to whom its people paid taxes all their lives.

Maybe we can commission Hezbollah to rebuild the World Trade Center.
Fort heureusement, pour faire basculer le Liban du bon côté du «choc des civilisations», c'est la France et l'Europe qui y subventionnent abondamment la culture. On pourra ainsi découvrir le très beau projet de réhabilitation de la Bibliothèque nationale du Liban. Beau et important projet: le Liban tire une fierté légitime de sa culture du livre, de l'écrit et de l'imprimerie, sa tradition étant très ancienne et sa production d'une qualité exceptionnelle. Si la page d'accueil affiche le logo de l'Union européenne, ce que le site Web ne précise pas, c'est que le financement lourd du projet est assuré par... l'émirat du Quatar (25 millions de dollars).

Quant à la Maison de la culture, elle est financée par le sultanat d'Oman.

Plus sérieusement, l'un des éléments présentés comme un élément fort de la stabilisation du Liban est la force de l'ONU connue sous le nom de FINUL. Observons cette force sous l'angle très bassement pécunier, celui du nerf de la paix. Rapport du Secrétaire général de l'ONU de juillet 2000:
Je me vois une nouvelle fois contraint d’appeler l’attention sur la grave insuffisance des ressources financières mises à la disposition de la Force. Les contributions non acquittées s’élèvent à ce jour à 117,8 millions de dollars. Cette somme est l’équivalent de ce qui est dû aux États Membres qui fournissent le contingents dont la Force est constituée.
Juillet 2001: ce «trou de la sécu» au Sud du Liban s'élève à 163,1 millions.
Juillet 2004: 71 millions.
Juillet 2005: 54,4 millions.
Juillet 2006, rapport publié le 18, pendant l'agression: malgré l'évidente importance de la force de l'ONU, le «trou» des financements s'est à nouveau creusé: 71 millions de dollars.

L'autre «point chaud» au Liban, ce sont les camps de réfugiés palestiniens. Il s'agit de longue date d'un élément d'instabilité dans le pays et de tensions avec Israël. Les budgets de l'UNHCR sont notoirement en difficulté depuis des années. Dans son rapport de 2005, l'UNHCR conclut sobrement par un paragraphe sur le «Financement»:
Les opérations de l’UNHCR au Moyen-Orient ont été contrariées par des problèmes de financement, le pays le plus pénalisé à cet égard étant le Yémen. Le nombre sans précédent de demandeurs d’asile arrivant en Jordanie, en Syrie et au Liban a mis à mal des ressources déjà trop limitées.
La politique libanaise à l'encontre des camps palestiniens est très dure et quasiment uniquement orientée sur ses aspects répressifs. L'affaiblissement du financement de l'UNHCR dans les camps se paie, évidemment, en termes politique (montée des groupes islamistes) et sécuritaires.

Là encore, on se demande comment on peut prétendre «amener la démocratie» tout en négligeant les budgets qui sont, presque explicitement, destinés à assurer la stabilité de la région. Une critique de l'orientation récente des financements internationaux est, justement, le fait qu'ils sont désormais entièrement consacrés à des questions sécuritaires et à la lutte contre le terrorisme (il s'agirait donc de répondre à des besoins occidentaux, et non de centrer les analyses «humanitaires» sur les besoins des populations concernées); mais même avec cette préoccupation, on aura finalement plus investi dans les bombes qui ont détruit le pays (plusieurs milliards de dollars pour la campagne israélienne) que dans le développement et la stabilisation du Liban.

Concluons cyniquement. L'Occident a envoyé des bombes; l'Iran a envoyé des bombes et des hôpitaux.

Ingérence pour ingérence

Cette semaine, la grande affaire politique au Liban est la dénonciation de l'ingérence (forcément inacceptable) de Bachar Assad, le président syrien, dans les affaires du pays.

L'agence de presse syrienne SANA expose en français une partie de son discours du 15 août:

Le président al-Assad a fait la comparaison entre les faits actuels et la situation avant l'invasion de 1982 qui a engendré l'accord de 17 mai 1983. «Aujourd'hui ce sont les mêmes faits qui se présentent, des groupes libanais qui échouent d'accomplir des plans dans l'intérêt d'Israël, incitent celui-ci à intervenir militairement pour les tirer de l'impasse et pour frapper la résistance, et dans les deux cas il y avait une couverture arabe», a- t-il indiqué.
[...]
«C'est Israël qui porte la responsabilité, ainsi que ceux qui l'ont encouragé à venir au Liban, le groupe du 17 mai qui porte la responsabilité de la destruction, des massacres et d'emblée de la guerre», a-t-il insisté.
Le passage complet, plus explicite, est présent dans la traduction anglaise (semble-t-il intégrale) du discours:
The May 17 Group is responsible for the destruction, massacres and the war from A to Z. Hence come resolution 1701 as a political lift for this group, aiming of course at granting Israel political gains that it failed to achieve by military means. The resolution came also as an international political lift, but why international? Because there isn’t anymore a national lift that can lift these people, and thus they were forced to find an international one. They will use this lift to start attacking the resistance, and we have already seen that. Before the blood of the victims dried, before anything else, and even before the displaced headed back to their villages, the May 17 Group members started to talk about disarming the Resistance Movement. This means that one of their future tasks after the war failed is saving the current Israeli government and Israel’s domestic front either through making a sedition in Lebanon, and consequently transferring the political fight from inside Israel to inside Lebanon, or through the possibility of disarming the resistance. But I tell those people that they have failed and that their fall is looming.
Une remarque: contrairement aux traductions que l'on en trouve dans les médias occidentaux, le gouvernement dit «du 14 Mars» n'est pas directement nommé dans les accusations. Bachar Assad utilise l'image du «17 Mai 1983» tout au long de son discours; le lien étant introduit formellement dans une unique phrase:
Similarly, and no matter what name we give to those groups whether we call them February or March forces, I would stress here that their product is that of May the 17th and this is an Israeli product.
Depuis, le groupe du 14 Mars dénonce cette «ingérence» syrienne. C'est bien le moins. Pour Libération, «la guerre des mots a repris entre la majorité parlementaire libanaise et le régime syrien». On y apprend par exemple que:
Tandis qu'un autre grand quotidien national, Al-Mostaqbal, qualifiait les propos du chef d'Etat syrien d' «appel au meurtre».
(Le lecteur français ne sera pas informé, au passage, que le Mostaqbal est la propriété de la famille Hariri.) Saad Hariri dénonce l'ingérence:
Lebanese parliamentarian Saad Hariri condemned Assad for inciting against Lebanon and called on the Lebanese people to rally behind their government. "The speech was an incitement for sedition in Lebanon. The Syrian president has hurt his position, Syria's and Lebanon's," he told supporters.
Le Parti national libéral de Dory Chamoun dénonce aussi (extrait de L'Orient-Le Jour, 19 août):
Le parti de M. Chamoun a ensuite vivement critiqué les propos tenus par le président Assad au sujet des forces du 14 Mars, estimant cependant que le président syrien a «rendu un immense service à ce groupe en donnant les preuves de ses exactions au Liban et de ses intentions à l’égard du pays et des États arabes».
Quelques jours auparavant, c'était Walid Joumblatt (PSP) qui dénonçait sur la LBC (télévision fondée par les Forces libanaises). D'après L'Orient-Le Jour (le seul quotidien capable d'écrire sans rire que «Walid Joumblatt a adressé hier un discours pondéré, cohérent et particulièrement poignant sur la situation tragique qui prévaut depuis une semaine.»): «Assad a réussi à semer le chaos au Liban, je l’en félicite». L'article de L'Orient-Le Jour est reproduit sur Kabylie News.

Hier, Samir Geagea (Forces libanaises) était lui aussi sur la LBC, je n'ai pas encore trouvé de retranscription, mais je ne doute pas que l'analyse etait très similaire.

Pour résumer, toutes les composantes du groupe dit du «14 Mars» se sont exprimées pour condamner l'intolérable ingérence dans les affaires libanaises que représente le discours de Bachar Assad.

Rien de plus normal.

Ce qui est plus étonnant (ou pas du tout), c'est que rigoureusement personne n'évoque le discours de Georges Bush, le jour précédent (le 14 août et, par la magie de la précision chirurgicale américaine, on sait que le discours a commencé à 15h40 EDT et s'est terminé à 16h08). Les États-Unis étant, à l'instar de la Syrie, un grand pays doté de moyens modernes, l'intégralité de l'intervention est disponible en ligne.

Rappelons, pour les lecteurs ayant raté un épisode, que les États-Unis ont soutenu Israël durant toute son agression contre le Liban, lui livrant d'urgence des armes supplémentaires en plein conflit et retardant l'adoption d'un appel au cessez-le-feu. Agression préparée conjointement depuis plusieurs mois par les planificateurs israéliens et présentée sur les bases militaires américaines. Il ne s'agit donc pas d'un commentaire totalement neutre, mais bien de l'expression officielle d'un des pays ayant partie prenante dans la destruction militaire du Liban.

Le passage suivant est particulièrement explicite.
America recognizes that civilians in Lebanon and Israel have suffered from the current violence, and we recognize that responsibility for this suffering lies with Hezbollah. It was an unprovoked attack by Hezbollah on Israel that started this conflict. Hezbollah terrorists targeted Israeli civilians with daily rocket attacks. Hezbollah terrorists used Lebanese civilians as human shields, sacrificing the innocent in an effort to protect themselves from Israeli response.

Responsibility for the suffering of the Lebanese people also lies with Hezbollah's state sponsors, Iran and Syria. The regime in Iran provides Hezbollah with financial support, weapons, and training. Iran has made clear that it seeks the destruction of Israel. We can only imagine how much more dangerous this conflict would be if Iran had the nuclear weapon it seeks.

Syria is another state sponsor of Hezbollah. Syria allows Iranian weapons to pass through its territory into Lebanon. Syria permits Hezbollah's leaders to operate out of Damascus and gives political support to Hezbollah's cause. Syria supports Hezbollah because it wants to undermine Lebanon's democratic government and regain its position of dominance in the country. That would be a great tragedy for the Lebanese people and for the cause of peace in the Middle East.
Curieusement (ou de façon très prévisible), il suffit de remplacer l'expression «Hezbollah» dans le discours du président Bush par «Groupe du 14 Mars» pour obtenir, très exactement, le discours du président Assad.

Mais évidemment, personne n'irait qualifier le discours de Georges Bush d'«ingérence insupportable» dans la politique du Liban, ni prétendre qu'il s'agit d'un «appel au meutre», alors même ce pays vient de sponsoriser récemment le massacre de la population libanaise.

18 août 2006

L'affaire du Watan qui se désarme tout seul

Si le spectacle du cirque médiatique autour de la question du désarmement du Hezbollah fait la Une des médias libanais comme internationaux (sauf les médias français, qui sont en vacances), la question est pourtant déjà largement résolue au Liban...

Le scandale qui enfle au Liban est celui de la «trahison» supposée du général Adnane Daoud, responsable d'une force conjointe de l'armée et de la gendarmerie pour la zone du Sud. Il faut se souvenir que la crainte de la «trahison» est omniprésente au Liban, les interventions israéliennes ayant toujours été accompagnées par des collaborateurs locaux; à Beyrouth, la collaboration des Forces libanaises a mené aux massacres de Sabra et Chatila; dans le Sud, la collaboration de l'Armée du Liban Sud a atteint les tréfonds de l'horreur dans le camp de torture de Khiam. Il y a quelques semaines, juste avant le déclenchement des hostilités, la sécurité libanaise a démantelé un réseau terroriste au service du Mossad. Et il y a eu, pendant l'actuelle agression israélienne, des arrestations de présumés collaborateurs menées par le Hezbollah. Bref, la «collaboration» avec l'ennemi israélien est l'accusation la plus grave qu'on puisse imaginer au Liban et cette «paranoïa» n'est pas infondée; chacun en est conscient et, dans le Sud, la méfiance est extrême. Il n'y a pas, en période de guerre au Liban, de question plus sensible.

C'est dans ce contexte qu'on découvre l'«affaire Adnane Daouad». Selon l'AFP:

Le ministre de l'Intérieur par intérim a décidé mercredi de «convoquer et d'arrêter immédiatement» le général Adnane Daoud, qui était chargé de la caserne de Marjayoun, au Liban sud, lors de son occupation, le 10 août, par l'armée israélienne.

La décision du ministre Ahmad Fatfat a été prise après la diffusion par deux chaînes privées libanaises d'un film pris ce jour-là par la télévision israélienne, précise un communiqué du ministère de l'Intérieur.

Le film montre notamment le général Adnane Daoud, buvant le thé dans son bureau, détendu, recevant des militaires israéliens.

Le général Daoud commande une unité mixte de 1.500 soldats et gendarmes libanais, chargée de la sécurité au Liban sud depuis le retrait israélien en mai 2000 et qui relève du ministère de l'Intérieur.

L'armée israélienne est entrée le 10 août dans la caserne et la force mixte a été évacuée le lendemain par l'intermédiaire de la Force intérimaire des Nations unies (Finul).

M. Fatfat a chargé l'inspection centrale des Forces de sécurité intérieures (FSI) d'enquêter sur cette affaire et demandé que les copies diffusées par les deux stations lui soient remises le plus tôt possible, précise le ministère.
L'Orient Le Jour tente d'expliquer que certains lui trouvent des «circonstances atténuantes»:
Considéré comme une affaire de « trahison » par certains, le comportement du commandant Adnane Daoud, qui dirigeait la force mixte armée-FSI à Marjeyoun, tombe sous le coup des circonstances atténuantes aux yeux d’autres qui considèrent que l’officier supérieur n’a fait que «sauver» la force mixte de 350 militaires et gendarmes libanais.

«Il avait deux choix devant lui : fuir avec ses hommes et risquer les bombes qui se seraient inéluctablement abattues sur eux, ou bien laisser passer l’ouragan», commente un habitant.

Selon une source militaire qui a requis l’anonymat, «le général Daoud a été la victime d’une machination politique qui illustre la complexité des enjeux à une période critique de la guerre».

Le commandant des forces mixtes de Marjeyoun a été arrêté mercredi soir sur demande du ministère de l’Intérieur, après la diffusion d’un film vidéo par la télévision al-Manar et la chaîne New TV. Le film, pris de la télévision israélienne, montre le général Adnane Daoud buvant le thé dans son bureau de la caserne de Marjeyoun, détendu, recevant des militaires israéliens, alors que les forces israéliennes venaient d’occuper la caserne (le 10 août).
Une remarque ici: la «source» de cette information, amplement médiatisée au Liban par al-Manar (la chaîne du Hezbollah) et New TV (chaîne soutenant la Résistance libanaise), est une cassette diffusée à l'origine sur la télévision israélienne; il serait intéressant de savoir qui l'a filmée (les combats au Liban Sud étaient très violents; les Israéliens étaient-ils accompagnés de journalistes «embedded», ce dont je doute, ou les images sont-elles dues aux services militaires israéliens eux-mêmes). Et qui a autorisé la diffusion de cette image prise sur le terrain des opérations (donc soumise à censure préalable de l'armée)?

L'épisode de Marjeyoun a donné lieu à une immense vague de rumeurs dans la presse arabe. Chacun d'évoquer des négociations plus ou moins «bizarres» suite à la «capture» de 350 militaires libanais encerclés par un nombre inférieur de soldats israéliens (eux-mêmes, dans certaines versions de la rumeur, encerclés par les soldats du Hezbollah). La lecture du rapport qu'en faisait L'Orient Le Jour est elle-même assez étonnante:
À 10 km de Khiam, une colonne israélienne a pris le matin, durant quelques heures, le contrôle de la ville de Marjeyoun. Les véhicules israéliens ont circulé dans les rues tortueuses de la localité sans rencontrer de résistance. Les soldats israéliens ont effectué une perquisition durant deux heures dans l’armurerie de la caserne de l’armée à la recherche de roquettes, mais n’ont rien trouvé.

En fin d’après-midi, une unité israélienne est revenue à la caserne, dont elle a occupé l’un des bâtiments. «Les forces armées israéliennes sont entrées dans la caserne. Elles occupent un bâtiment et nous sommes dans un autre», a indiqué une source militaire libanaise. On sait qu’une force mixte de 350 hommes de l’armée et des FSI, commandée par le général Adnane Daoud, est déployée à Marjeyoun.
Selon une source de sécurité libanaise, l’unité israélienne compte 200 fantassins et deux chars.

Le ministre de l’Intérieur, M. Ahmad Fatfat, a considéré que les militaires libanais sont «séquestrés» par les Israéliens.
Une version de l'histoire, par l'Associated Press (Sam Ghattas, 10 août, «Lebanon: 350 Soldiers, Police Detained»), est encore plus étonnante:
Lebanon's Interior Minister Ahmed Fatfat told The Associated Press that Israeli troops entered the garrison in Marjayoun Thursday afternoon “and asked to share it with Lebanese troops there.”

“The troops refused and said they would leave, but the Israeli did not let them,” he said.

Fatfat said the head of the joint army-police force, Brig. Adnan Daoud, was among those detained. “We consider them to be captives,” he added.

Il y a quelques jours, le général Daoud était le dernier à annoncer que l'armée libanaise désarmerait le Hezbollah, selon le Washington PostLebanese Army Shifts From Spectator to Peacekeeper in South Lebanon», 17 août):
“The defense minister said we have to seize Hezbollah's weapons, if that is our mandate. That means there could be some problems between the Lebanese army and Hezbollah,” said Gen. Adnan Daoud, the commander at the Marjayoun base, unaware that the Hezbollah weapons issue was off the table.
Plus explicite:
“We're Lebanese and we belong to the Interior Ministry, but Hezbollah is illegal,” Daoud said flatly.
L'article de Lauren Frayer rappelle l'accueil réservé à la «visite» israélienne dans la garnison de Merjayoun:
Speaking about an Israeli commander who entered his base last week, Daoud said: “I told him he was the enemy, but he was very polite with us. I ended up taking him on a tour of our base for four hours.”
Si vous avez une vague idée de l'état d'esprit dans le Sud victime des bombardements et des crimes de guerre israéliens, vous imaginez bien que le seul fait de décrire un commandant israélien comme «poli» est déjà extrêmement critiquable. Boire le thé avec les responsables pendant qu'ils «fouillent» la caserne est un scandale énorme.

Pendant que d'autres font mine de s'interroger sur le soutien de la population locale pour l'armée libanaise (Reuters, «Le Sud-Liban salue l'armée, mais remercie le Hezbollah»), l'affaire Daoud clôt le débat. La question s'est (dangereusement) déplacée: la question n'est plus de savoir si un Hezbollah armé est légitime ou illégitime; elle est désormais, pour une large partie de la population, de savoir à quel point l'armée libanaise elle-même est légitime ou illégitime.

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PS. Concernant le titre de ce billet: «Watan» signifie «la nation». C'est aussi le surnom affectueux et honorifique duquel les Libanais saluent les militaires de l'armée régulière aux check-points. «Salut, Watan», et le bidasse chargé de contrôler les voitures est content... Ici, j'utilise évidemment ce double sens.